UN PAPILLON SUR L'AUTOROUTE - PIERRE-WILLIAM ALBERT
18,00 €
Une femme reste seule sur une aire d'autoroute pendant des semaines. Que va-t-elle devenir ?
REF. 2025-063 - ISBN 9782380690262
Un accroc dans la trame de sa vie, et Miette cale le moteur de son existence sur une aire
d’autoroute.
Des jours et des semaines à tourner sur cette aire de repos, tout élan perdu, sans manifester le
désir de repartir.
Ce refus d’avancer est-il délibéré ? Pense-t-elle seulement à reprendre le cours de sa vie ?
Va-t-elle se perdre ? Se retrouver et renaître ?
Pierre-William Albert
Conteur, artiste-peintre et auteur
Parcours professionnel sinueux et hétéroclite.
Un peu de bourlingue routière et océanique…
pierrewilli.eklablog.com
Premières pages
Miette
1
L’après-midi s’effilochait doucement, sans relief ni surprise. Le vent était modéré, l’autoroute linéaire et l’asphalte régulier, la voiture ronronnait. Miette se diluait dans une torpeur émolliente que berçait le coulis verbeux parfois s'éraillant de l'autoradio. D’où un commentaire s’incrusta en semence improbable dans son esprit : certains mots vous pénètrent et germent à votre insu se nourrissant d’un terreau caché ; une paille ignorée peut rompre le meilleur inox. Une brève chassant l’autre, Miette n’identifia l’origine de sa lézarde souterraine que bien plus loin dans ce récit. Le silence la réveilla.
Miette constata l'arrêt de la voiture sur une aire de repos.
Bob et le chien se retenaient et se tiraient l'un l'autre sur le parking par l'intermédiaire d'une laisse rétractable. Le menaçant d’étranglement, Bob avait dissuadé son labrador d'aller compisser quelques pneus chauds sous contrôle visuel de leurs propriétaires. Le chien l’avait remorqué vers une plaque d’herbe en alopécie, avant d’hésiter entre deux troncs malingres. Bob surveillait son chien d’un air neutre.
Miette tout engourdie effleura le macadam d’un mocassin prudent, mâchonnant l’amertume désagréable d’une chique de sommeil qui se décomposait lentement. Elle évacua son état léthargique dans les toilettes de la station-service. Et d’un peu d’eau fraîche se tapota les pommettes au-dessus du lavabo, face à son double-miroir. Un visage banal lui renvoyait son regard sans curiosité ni surprise sur un fond de trois portes de WC.
C’était une petite station qui offrait en services annexes, dans un premier aperçu : boissons en boîtes, cafés automatiques et succédanés de repas, un présentoir de magazines jetables. N’ayant aucune raison de s’y attarder, Miette ressortit. La douceur de l’après-midi n’était plus qu’une illusion que berçait la lumière étiolée d’un astre solaire lorgnant déjà vers d’autres continents.
L'emplacement où auraient dû l’attendre Bob, le labrador et la Peugeot était vide.
*
Perplexe et incrédule, l’angoisse palpitant au seuil de l’entendement, Miette contemplait l’espace vacant sans croire ce que ses yeux voyaient (ou ne voyaient pas). Elle secoua la tête comme pour décoincer ses neurones. Et maintenant, Miette riait de sa distraction. Quelle étourdie ! Ce n'était pas ici que son mari avait garé la voiture.
Miette interrogea le parcage : trois camions en pause, un ensemble caravanier, une automobile qui s'élançait dans l'étrangloir de sortie, quatre autres sagement garées sur les espaces autorisés. Absence visuelle de la Peugeot familière, de Bob et du labrador.
Le cœur de Miette se cabra. Ses intestins vrillèrent. Elle réussit à contenir l’un, à dénouer les autres. Sa vue lui jouait des tours ! Ou son imagination ! Elle visionna la scène en plan large.
Cette aire de repos n’était pas une pièce majeure dans la litanie autoroutière, juste une halte de confort ou de soutien logistique si détresse de jauge. De taille modeste et laconiquement plate, elle ne possédait aucun recoin, faux détour ou circonvolution paysagère qui eût visuellement escamoté son chéri. Impossible de se cacher derrière les deux arbrisseaux maigrelets, le bouquet de bouleaux maladifs, de se dissimuler dans l’herbe courte ou de sauter par-dessus le grillage périphérique.
Pas de Bob ni de labrador, voiture non visible.
Emballement cardiaque, l’air n’arrivait plus aux poumons, début de panique. Miette ouvrait grand la bouche, maîtrisant à grand-peine une barque qui menaçait de chavirer. Elle se força à respirer profondément. Et remit de l’ordre dans le ressac tempétueux qui l’avait submergée. Fermons la porte à l’irrationnel : aux sanitaires, elle n’était pas la seule à attendre que l’un des trois box se libère (les descentes de car génèrent des engorgements en ces lieux). Cet épanchement de temps avait contrarié son pauvre mari, prompt à l’inquiétude et peu doué de patience. Il était allé à sa rencontre, lui épargnant une traversée inutile de cet espace moche sans intérêt… Elle retrouverait bien évidemment Bob, le labrador et la Peugeot, du côté des pompes à essence. Rêveuse, elle n'avait pas remarqué la voiture quand elle était sortie de la station, et Bob ne l’avait pas vue s’éloigner. Voilà, pas de quoi s’affoler. Ce début de panique révélait une grosse fatigue et une grande lassitude, décompression de fin de semaine.
Miette retourna sur ses pas, présageant la mauvaise humeur de Bob qui devait piétiner d’impatience. Elle contourna le cube de la station par le côté occidental. Sous le piège à vent de la station, un automobiliste se ravitaillait en carburant, un camping-car cachait en partie un emplacement libre, d’autres véhicules s’alignaient face à la verrière.
Ni Bob, ni chien, ni voiture.
Miette ne put empêcher son cœur devenu fou de cogner violemment les barreaux de sa cage. Longue minute pour évincer la marée noire. Deuxième appel à la raison…
Était-il objectivement recevable de supposer que Bob s’en fût allé seul, l’ayant oubliée ou délibérément abandonnée ? Comment envisager une hypothèse aussi aberrante ? S’ouvrir à une aussi folle supposition ? Quelle sottise ! Le temps qu'elle revienne du côté des pompes, Bob faisait le tour de la station par le côté oriental. Ils pouvaient se poursuivre indéfiniment autour de la station ! Qui devait se figer et guetter la fin de la circonvolution de l’autre ? La réponse par téléphone : vite appeler Bob avant qu’il ne commence à bouillir ! Miette fouilla d’autant plus rapidement sa besace que celle-ci était presque vide… Elle entrevit l’absurde et affreuse confusion : ne sachant lequel choisir, elle avait emporté trois sacs à main, étourdiment mélangés dans un jeu de bonneteau involontaire, Bob enfouissant dans le coffre le sac contenant son précieux portable. Miette ne se connectait jamais en voiture, par respect pour Bob qui ne supportait pas qu’elle « s’absente » à ses côtés les rares moments où ils partageaient autre chose que le canapé-télé du soir.
Grand désarroi. Sans connectophone, crier par-dessus le toit de la station ? Bob, Bob ! Je suis là ! Où es-tu ?… Elle n’osa pas… Un nœud anxieux remonta au long des artères, cette course-poursuite n’était pas du genre comique. Miette détourna son irritation sur son portable, accusé de s’être fait oublier au fond d’une besace subsidiaire… Elle temporisa en étalonnant son sablier intérieur sur le remplissage du réservoir de deux clients, guettant la réapparition de Bob.
Ah ! mais s’il avait eu la même idée ? Encombré de sa voiture, son homme avait serré les freins là où il s'était garé initialement, rongeant son exaspération.
Bob se morfondait vérifiant sur sa montre l’accumulation inexorable des secondes et minutes, contrarié puis irrité, furieux. Ses postillons seraient piquants d’oursins. Ce stupide jeu de cache-cache autour de la station, que de temps gaspillé ! Homme prévoyant et méticuleux, Bob subissait l’obsession du chronomètre, soucieux de respecter à la minute son tableau de marche. Vivait douloureusement le moindre contretemps comme une offense à son sens de l’organisation. Un huissier perfide lui infligeait des pénalités de retard, grevant un compte ouvert à une banque d’épargne temporelle chèrement payée.
Adorable Bob… tant qu’il ondoyait dans un bain d’huile qui très vite faisait carence. À sec de lubrifiant psychique, il avait très mal. Homme doux et attentionné, il déprimait au moindre accroc dans la plaine lissée de sa vie. Fragile et volatile, sa belle humeur se blessait d’échardes et il en distribuait autant qu’il en mangeait.
Miette décida de contourner une nouvelle fois le cube de béton peint au rouge criard du pétrolier. Un coup de klaxon la fit bondir. Bob ? Un van noir aux vitres teintées circulait beaucoup trop vite, sans égard pour les piétons distraits. Miette insulta mentalement le conducteur du van. Un excès d’adrénaline à dissiper l’immobilisa sur un faux trottoir, le temps que son muscle cardiaque, trop sollicité ces dernières minutes, reprenne un rythme posé et se fasse oublier. En profita pour surveiller les pistes, donnant le loisir à Bob de revenir s’y garer. Mais non, il devait cantonner derrière la station. Elle reprit cette marche lassante combien pénible car absurde, se méfiant des usagers insoucieux des piétons. S’arrêtait et se retournait tous les deux pas… S’arrêtait et se retournait tous les trois pas… Puis longea un morne mur sans ouverture ni fioriture, qui lui cachait les deux parties de l’aire de repos.
Se réinscrivirent dans son champ oculaire les trois camions et l’attelage caravanier. Les quatre automobiles n’étaient plus que deux. Une autre, de couleur imprécise, disparaissait sur la voie d’accélération en sortie d’aire.
Plus de Bob, plus de chien, plus de voiture.
La panique appuya plus fort sur les pédales, à dérailler. Pendant quelques secondes la salle de contrôle ne contrôla plus rien. Une fusion d'émotions contradictoires tournoyait frénétiquement dans son ventre, vidant le cerveau de toute pensée.
Sous les soubresauts volcaniques de ses cellules affolées, Miette toujours incrédule balaya du regard l’aire de repos. Ce rapide arpentage angoissé en confirma les dimensions modestes : un demi-ovale d’environ deux cents mètres de longueur, cinq cents si l’on ajoute les voies de décélération et d’accélération en entrée et sortie, cent mètres dans son renflement. La station-service mangeait un quart de cette surface… Où elle avait réussi à égarer un mari, un chien, une voiture.
Refusant d’accepter l’évidence, Miette traversa l'aire de repos sur toute sa longueur à pas lents et mesurés. Comme pour laisser le temps à Bob, au chien et à la voiture de se rematérialiser sur l’aire, de reprendre leur taille terrestre après avoir été réduits à leur plus simple expression atomique. Elle avançait donc très doucement pour être bien certaine de ne pas les manquer ou ne pas marcher dessus. Tête baissée, elle posait un pied devant l’autre, prudemment, précautionneusement, comme on recherche une boucle d’oreille émancipée, espérant et redoutant que Bob se regonflât brusquement, furibond. Ce retard incommensurable qu’elle lui infligeait ! Irrattrapable !... Et s’il s’agissait d’un trou noir ? Un précipice sidéral à l’emplacement où Bob avait garé la voiture, qui aurait englouti Bob, le chien, la Peugeot… Les trous noirs jamais ne restituent ce qu’ils ont avalé… Miette évitait de lever la tête, fuyant la perspective peu engageante de l’aire de repos, refusant de se projeter dans un avenir improbable. Niant farouchement l’affreuse vérité, cette ombre qui la considérait de ses yeux tristes, reculant au fur et à mesure que Miette avançait.
Le corps de Miette savait déjà ce que l’esprit refusait. Toutes les trois secondes, ses viscères envoyaient des petits messages pliés en quatre que le cerveau jetait aussitôt sans les lire. Las de s’abîmer les ailes contre les parois, son cœur circonspect ne bondissait plus qu'à petites secousses douloureusement contenues.
L’ombre l’embrassa, et ce fut une glaciation interne du bout des pieds à la racine des cheveux. Réflexe de survie, Miette repoussa violemment la vérité glaçante, mais le fleuve des chimères mène toujours aux algues gluantes de la mer des Sargasses.
Une vilaine plaisanterie, méchante blague ! Bob allait revenir, klaxonnant, hilare, très content de lui, tout fier du bon coup qu’il venait de lui jouer. Bob, le facétieux ? Quelle étrange et soudaine métamorphose ! Bob, subitement affligé d’un sens de l’humour extravagant. Était-ce crédible ?… En compagnie choisie, à défaut de jouer le clown de service, Bob se montrait bon public, partageait volontiers le rire sans en être l’initiateur. Gaîté de façade… Sa météo personnelle était souvent maussade, chagrine. Mais le coup de l’autoroute, pardon, inénarrable ! Irrésistible ! Désopilant !
Dans un flottement nébuleux, Miette marcha à dépasser l’entonnoir de sortie, au sud de l'aire de repos. Ici finit la parenthèse. Une spirale horizontale étourdissante draine l'objet mécanique jusqu'au point de fuite. Miette, figée, regardait les automobiles fuir et s'évanouir dans des vapeurs bleutées. La vitesse rejette l’instant comme déchet dans l’espace perdu de son sillage. Le temps rendu à l’état de consommable, et Bob a bien raison de l’épargner au maximum, lui qui est tout sauf un contemplatif. Pressé de repartir, il aurait oublié sa femme ?
Un camion qui prenait son élan lui jeta au visage une gifle de vent chaud doublée d’un ricanement sourd et féroce. Miette flotta dans les remous du sillage comme elle flottait dans le vide de l’incertitude.
Revint sur ses pas. Ses pensées se diluaient au-dessus d’un abîme, sur lequel se balançait une fine passerelle de corde, la passerelle précaire du déni. Un au-delà fantasmagorique, d’où surgiraient Bob et la Peugeot, voilait en brume le gouffre.
Sous l’auvent de la station…