TE RETROUVER - Célestine ADIL
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CHAPITRE 1
La patronne organisa un défilé de mode en l’honneur de la richissime Camille De Maune, fille du très célèbre Édouard De Maune, dont les bijouteries De Maune ne représentent qu’une infime partie de son patrimoine.
Les mannequins se succédaient sur le podium. Stéphanie, magnifique dans une somptueuse robe de soirée, éclipsait toutes les autres. Tous les regards étaient braqués sur elle, mais en avait-elle seulement conscience ? La patronne savait qu’elle tenait là la perle rare et ne cessait de se répéter qu’elle ferait tout pour la garder à ses côtés. Son instinct ne l’avait pas trom- pée le jour où elle l’avait croisée dans la rue. Dès qu’elle l’en- trevit, elle fut certaine d’avoir déniché sa nouvelle égérie. Elle se demandait souvent, depuis ce jour, si sa protégée n’était pas née avec le don de réussir tout ce qu’elle entreprenait. Sinon, comment expliquer le degré de perfection qu’elle avait atteint en si peu de temps ?
C’est au moment de virevolter que le pied de Stéphanie se prit dans sa robe. Incapable de reprendre son équilibre, elle se retrouva quelques marches plus bas, au pied de Michel. Celui- ci se leva aussitôt pour la secourir.
— Tout va bien ?
— Oui je crois...
En voulant se relever, son pied se déroba. Elle se serait à nou-
veau retrouvée au sol si Michel ne l’avait pas soutenue.
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— Montrez-moi votre cheville. N’ayez pas peur, je suis mé- decin.
Relevant la tête et remarquant les regards inquiets braqués sur eux, un sentiment de honte s’empara de Stéphanie. Son visage fut pris d’une rougeur subite. Comment faire bonne impression dans cette situation gênante? La patronne, le vi- sage impassible, s’approcha pour la réconforter. Aux quelques mots qui lui furent chuchotés à l’oreille, Stéphanie acquiesça d’un hochement de tête et la suivit, heureuse de se mettre à l’abri de tous ces visages inquiets.
— Je suis désolée pour la robe. J’espère ne pas avoir causé de dégâts irréparables. Comment ai-je pu être aussi maladroite !
— Ce sont des choses qui arrivent malheureusement. Dom- mage... tu ne vas pas pouvoir continuer aujourd’hui...
— Et pourquoi cela ?
— Mais enfin, regarde ton pied. Comment veux-tu faire ? Certes, sa cheville lui faisait mal, mais Stéphanie n’était pas
du genre à renoncer dès les premières complications.
— Je crois que ça pourra aller, dit-elle malgré un rictus de
douleur qu’elle ne parvint à retenir.
— Mais tu n’y penses pas !
— Bien sûr que si. Allez, ne perdons pas de temps.
Elle attendait les consignes lorsque Michel se présenta.
— Comment va cette cheville ?
— Je ne sais pas trop...
— Faites voir.
— Non, surtout pas! Je dois finir le défilé. Ce n’est pas le
moment de s’en préoccuper.
— Ne dites pas de sottises ! Voyons Alice, comment veux-tu
que cette pauvre fille poursuive ? Tu as vu dans quel état est sa cheville.
Son regard surpris alla de sa patronne à cet homme... Qui était-il pour lui parler si familièrement ?
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— Stéphanie, je te présente mon mari, Michel. Comme dans ton cas, le professionnel c’est lui. Je vais l’écouter et me passer de toi.
— Voilà une sage décision. À présent, montrez-moi votre cheville.
En voyant l’air réticent de Stéphanie, Alice éclata de rire.
— Ne t’inquiète pas. En plus d’être médecin généraliste, il consulte également en tant qu’ostéopathe.
— Installez-vous dans ce fauteuil, dit Michel.
Stéphanie eut alors un mal fou à franchir les quelques pas qui la séparaient du fauteuil. Effectivement, il était hors de question de finir le défilé. Si elle était incapable de marcher pieds nus, comment ferait-elle avec des talons hauts ? Décou- ragée, elle se résigna à suivre les conseils de sa patronne et de son mari.
— Alice, donne-moi quelque chose pour caler sa jambe, murmura Michel.
D’abord hésitants, ses doigts prirent l’assurance qui leur était coutumière, jusqu’à remettre en place ce qu’ils avaient si habilement décelé. Elle sentit plus qu’elle n’entendit un petit « crac ».
— Vous voyez, c’est plus qu’une simple entorse. Un strap- ping est nécessaire, mais pour cela il faut me suivre au cabinet. Alice, tu peux faire une croix sur cette jeune fille, pendant une voire deux semaines.
— Une semaine? Vous n’y pensez pas! Je suis certaine que dans un jour ou deux, je pourrais travailler.
— Stéphanie, il faut que cette cheville soit soignée correcte- ment. Je n’ai pas envie que tu aies une démarche chancelante, suite à une reprise anticipée. Si le temps nécessaire à ta guéri- son est d’une semaine, je l’accepte !
C’est à cet instant que Camille De Maune se présenta. Les yeux rivés sur Stéphanie, elle s’exclama, l’air contrarié :
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— Je suis désolée pour vous ma chère. J’espère que ce n’est pas trop grave.
— Justement, je m’apprêtais à la conduire au cabinet pour lui faire un strapping. Je doute qu’elle soit opérationnelle avant deux semaines.
— Quel dommage ! J’aurais tant aimé voir certains modèles sur vous.
— Je suis vraiment désolée, Madame...
— Je vous en prie, appelez-moi Camille.
Le regard de Stéphanie alla de Camille à Alice. Visiblement,
cette dernière semblait surprise par la familiarité de Camille. Celle-ci, à qui rien n’échappait, s’exclama :
— Au dernier défilé, cette jeune femme a attiré mon regard comme un aimant. Je dois avouer que c’est une grande profes- sionnelle, malgré son jeune âge. Il n’y a aucun doute là-dessus, elle ira loin, très loin ! Pour en finir, bien entendu, il me faut la robe de soirée et quelques autres modèles. Mon assistant vous dira lesquels. Stéphanie, voici ma carte, n’hésitez pas à vous en servir. Je serais ravie de vous recevoir !
Elle disparut très vite, laissant Alice perplexe. Une certitude envahit alors son esprit. Camille avait repéré ce don qu’avait Stéphanie !
— Je me demande où elle veut en venir. Ce n’est pas son genre de se déplacer pour rien et surtout d’être si aimable...
— Peut-être que le beau minois de Stéphanie a fait fondre la glace qui entourait son cœur ? interrogea Michel.
— Non non, je suis certaine qu’il y a autre chose, insista Alice. Mon instinct me dit qu’elle veut lancer une maison de haute couture et qu’il lui faut les plus beaux modèles...
— Allons ne cherche pas si compliqué, voulut conclure Mi- chel. Puis se retournant vers le jeune modèle :
— Stéphanie pouvez-vous marcher jusqu’à la voiture ? — Je vais essayer.
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— Tu la ramènes chez elle ensuite. Stéphanie, je t’appelle dans la semaine et pas d’imprudence !
Pendant le trajet, les yeux rivés sur la route, Stéphanie songea à sa famille. Elle aimerait tellement l’avoir à ses côtés.
Son frère travaillait dur pour nourrir la famille. Pas facile pour lui de concilier travail et études de droit, tout en étant toujours en tête. Quant à sa sœur jumelle, elle mettait un point d’honneur à atteindre le but qu’elles deux s’étaient fixé le jour où leur grand-mère leur apprit la vérité. Stéphanie en voulait un petit peu à cette grand-mère, qui par une belle jour- née de juillet, avait brisé le rêve de deux petites filles.
Leur Papa était parti lorsque leur Maman s’était retrouvée enceinte. Sachant que sa femme attendait des jumelles, il n’avait rien trouvé de mieux que d’abandonner sa famille. En apprenant cela, les deux petites filles se sentirent responsables de l’état de leur Maman.
Depuis l’accouchement, celle-ci n’arrivait pas à sortir de cette déprime, qui régulièrement l’accaparait. Si pendant quelques jours, elle arrivait à vivre normalement, le reste du temps, elle s’enfonçait dans le néant d’où rien ni personne ne semblait pouvoir la sortir. C’est ce jour-là qu’elles décidèrent d’être médecins, pour pouvoir guérir leur Maman. Celle-ci aurait pu être soignée correctement s’ils en avaient eu les moyens, malheureusement ce n’était pas le cas.
C’est pour cette raison que Stéphanie était partie tenter sa chance à Paris. Par une étrange coïncidence, elle se heurta à Alice en sortant du restaurant où elle venait de postuler pour un emploi de serveuse. Une vie de rêve s’ouvrit à partir de cet instant. Cela faisait maintenant trois mois. Tout ce qu’elle avait gagné était sur un compte destiné à sa Maman. Bientôt elle aurait la somme nécessaire à son hospitalisation.
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Quant à leur père, elles l’avaient appris plus tard par leur frère. Il avait abandonné leur mère au profit d’une femme bien plus âgée, se désintéressant complètement de leurs cas, jusqu’à en oublier leurs existences. Les jumelles s’étaient promis qu’un jour elles le retrouveraient et ce jour-là, il aurait des comptes à rendre.
Marie était en cinquième année de médecine et c’était l’un des meilleurs éléments, de cela aucune surprise, puisqu’elles avaient toujours été considérées comme des surdouées. Elles avaient même réussi leur bac scientifique à quatorze ans, avec mention « très bien ». Son coeur se serra en songeant à sa jumelle qui lui manquait terriblement, elles étaient si complé- mentaires. Un jour, elles s’étaient jurées que rien ni personne ne les séparerait, comme quoi, dans la vie rien n’est jamais gagné d’avance...
— Voilà ! nous sommes arrivés, lança Michel.
Brusquement sortie de ses pensées, elle sursauta puis jeta un regard affolé autour d’elle avant de reprendre ses esprits.
Une secrétaire les accueillit avec gentillesse. Stéphanie s’ins- talla. Michel s’éclipsa quelques minutes puis consulta ses ren- dez-vous. Aussitôt son planning consulté, il s’approcha.
— Bien, voyons voir.
Ses mains se posèrent en douceur sur la cheville douloureuse puis l’examinèrent minutieusement.
— Je vous fais mal ? demanda Michel.
— Non.
— Parfait..., ah! je n’ai plus de bande adhésive élastoplast.
Vous ne bougez pas de là, je reviens dans deux minutes. Michel avait à peine tourné le dos qu’un couinement se fit entendre. Stéphanie se redressa et chercha à localiser ce bruit... rien, le silence total. Elle s’apprêtait à abandonner, quand le couinement se fit à nouveau entendre. Elle se leva et mit une éternité, lui sembla-t-il, à franchir la distance qui la séparait
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d’une porte entrouverte, dissimulée derrière la bibliothèque. Sans hésitation, elle poussa la porte et là surprise ! Un labora- toire miniaturisé s’étalait sous ses yeux...
L’ordinateur attira son attention, c’était le message qu’il livrait qui déclenchait cette alarme. Sans doute pour avertir son maître. Elle s’approcha. Deux mots défilaient sur l’écran : « test positif ». Posé juste devant l’ordinateur, un carnet rouge semblait la défier. Sans plus réfléchir, elle l’ouvrit. En pre- mière page était inscrit d’une écriture raffinée : « formule D.M.D.M ». Curieuse, elle le feuilleta. Sa passion pour la chimie lui fit comprendre l’importance de la découverte. La personne qui avait écrit cela avait mis au point une combinai- son chimique aux effets toxiques tenaces capables de s’étendre dans un rayon d’action gigantesque. À ce degré-là de toxicité, il ne pouvait s’agir que d’une arme chimique ayant pour objet, et probablement pour effet, d’atteindre et d’anéantir insensi- blement la faune, la flore, mais surtout des populations hu- maines tout entières.
Rien de plus efficace, pour un esprit retors, que de conta- miner l’air que l’on respire. La contamination s’effectuait en quatre phases. Aussi incroyable que cela puisse paraître, d’après les lignes qu’elle venait de lire, cela paraissait tout à fait plausible. Forcément il y avait un but à cela, mais un élé- ment manquait. Il y avait nécessairement un antidote. Elle se demanda si c’était le terme adéquat à cette affaire. D’une main fébrile, elle chercha celui-ci en feuilletant les pages suivantes du carnet. C’est à cet instant qu’elle se rendit compte qu’elle n’était plus seule dans la pièce.
Elle se retourna brusquement, ce qui lui arracha un gémis- sement tant sa cheville n’était pas en état de suivre le mouve- ment. Son regard se posa enfin, sur un Michel livide. Ses yeux, s’ils l’avaient pu, l’auraient fusillée sur-le-champ. Stéphanie
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comprit à cette seconde qu’elle venait de commettre l’erreur de sa vie et cherchait déjà comment se sortir de ce guêpier.
— J’ai entendu du bruit, ne vous voyant pas revenir je pen- sais vous trouver ici.
C’est à cet instant que le carnet lui échappa des mains. Le regard de Michel ne quitta pas celui-ci. La colère déforma son beau visage, mais c’est avec un sourire machiavélique qu’il répondit :
— Et naturellement vous n’avez rien trouvé de mieux à faire que de bouquiner pendant mon absence, me direz-vous.
— Mais je viens juste d’entrer ! se défendit Stéphanie.
— Eh bien, sortez immédiatement! lança Michel d’un ton autoritaire.
Stéphanie ne se le fit pas dire deux fois et quitta la pièce aussi vite que sa cheville le lui permit. Elle attrapa son sac et se dirigea vers la sortie, mais constata avec stupeur que la porte était bloquée.
Cherchant comment sortir de la pièce, elle avisa une fenêtre ouverte. Malheureusement, elle était au troisième étage, im- possible de sauter. Résignée, elle s’installa sur une chaise et devint blême, en comprenant que Michel l’avait piégée avant de se montrer. Il était inutile de nier ce qu’elle avait vu... En songeant à sa famille et surtout à sa Maman, une idée, une folle idée, germa dans son esprit.
Michel s’approcha en la dévisageant. Ce qu’il venait de voir sur la vidéosurveillance installée dans le laboratoire confirmait ce qu’il redoutait. Stéphanie venait de découvrir son secret. Il avait un gros problème et il n’y avait qu’une solution pour le régler !
— Installez-vous là, dit Michel.
Il agissait comme si rien ne s’était passé. À quoi jouait-il? Un effroi soudain et incontrôlable la gagna. Tremblante, elle s’approcha et lui confia sa cheville.
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— Dites-moi si je vous fais mal.
— J’ai jeté un œil sur l’ordinateur, se risqua Stéphanie.
— Oui je sais.
— J’ai aussi feuilleté le carnet.
— Je sais. Voilà c’est fini. Il faudra garder le bandage huit
jours.
Mais enfin que voulait-il ? Elle suivit son idée.
— Deux millions, balbutia-t-elle.
— Pardon ?
— Vous me donnez deux millions, et j’oublie tout ce que j’ai
vu dans ce laboratoire.
— Mais vous êtes folle! Où voulez-vous que je trouve une
somme pareille ?
— Je suis sûre que cela ne doit pas être un problème pour
vous. Une chose cependant m’échappe. Quel est le but de cette opération ?
— La puissance ma chère. Imaginez, ne serait-ce qu’un ins- tant, d’être le maître absolu du monde entier !
Son regard fou et son rire démoniaque la paralysèrent. Pour la troisième fois, en très peu de temps, elle fut terrorisée.
— À présent, passons aux choses sérieuses. Je ne sais pas quand cet argent sera disponible.
— Je le veux dans deux jours et ne me dites pas que c’est impossible, parvint à répondre Stéphanie malgré la panique qui la saisissait.
— Dites-moi juste une chose. Vous avez des connaissances dans ce domaine n’est-ce pas ?
— J’espère bien décrocher le master recherche cette année.
— Vous devez être exceptionnellement douée dans cette ma- tière pour avoir tout identifié en si peu de temps !?
— Si vous n’êtes pas entendu, mettrez-vous réellement la menace à exécution ?
— Je n’ai pas monté ce projet pour rien. Je serais le grand
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gagnant, quoi qu’il arrive. Comme vous avez pu le constater, j’ai tous les éléments en main pour réussir.
De cela elle n’en douta pas un instant. Un esprit retors comme le sien n’hésiterait pas une seconde à sacrifier des milliers de vies. Une chose l’interpelait : sa femme était-elle au courant de la folie de son mari ? Après réflexion, elle se convainquit qu’il n’en était rien.
— Je vous retrouve chez vous après-demain soir. Donnez- moi votre adresse, ordonna Michel.
Il appela un taxi qui la déposa chez elle vingt minutes plus tard. Stéphanie avait encore du mal à croire à l’aventure qu’elle venait de vivre ou plutôt au cauchemar dont elle venait de s’extraire temporairement. Sans le vouloir, elle venait d’activer l’engrenage, et le piège ne tarderait pas à se refermer sur elle.
Son instinct lui souffla qu’elle ne sortirait pas indemne de cette affaire. En y réfléchissant, le marché qu’elle avait imposé à cet homme était de la pure folie. Comment laisser se perpé- trer une telle atrocité ? Le plus sage était d’aller tout dire à la police ! Néanmoins, les deux millions qui serviraient à soigner sa Maman et à mettre enfin à l’abri toute la famille apparais- saient bien tentants.
Avant de la libérer, il lui avait signalé qu’elle aurait des pa- piers à signer, lesquels stipuleraient qu’elle avait été d’une aide précieuse pour son projet. Une manière comme une autre de s’approprier son silence.
Avec le recul, elle songea qu’aussitôt l’argent encaissé, la po- lice serait mise au courant. Elle assumerait son rôle dans cette affaire, quitte à passer quelques années en prison. Il était hors de question de laisser ce fou en liberté. Forte de cette décision et pour se rassurer, elle appela sa famille.