SOURCE Q - JYHEL
Préface
L’épreuve sanitaire mondiale que nous avons surmontée grâce au courage des personnels soignants et à l’abnégation de ceux qui ont maintenu la société les pieds hors de l’eau, n’aura pas été sans laisser de profondes cicatrices. Je pense tout d’abord à ceux qui nous ont quittés et à ceux qui restent dans le malheur.
Pour les autres, elle nous aura permis de prendre du recul sur les sens des choses, comme la finalité de l’existence, la fuite en avant de la mondialisation économique qui ne sert qu’à appauvrir les plus démunis et engraisser les « gros » riches, la parole politique, l’honnêteté intellectuelle, mais surtout les vraies valeurs, tels que l’amitié, l’amour, la famille, mais aussi la culture, l’accomplissement, le dépassement de soi...etc.
La crise économique que nous connaissons était déjà pro- mise par notre système en château de cartes. Le virus n’en est donc pas responsable, il n’a juste fait que souffler un peu sur l’édifice brinquebalant.
Enfin, certains pensent à une punition divine. Chacun a toute la liberté d’envisager la cause de son choix. Quoi qu’il en soit, c’est aux conséquences qu’il convient de faire face et pour ce faire, il nous faut donc renaître tel un phénix de ses cendres. La nature ne nous laisse pas le choix.
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Ce faisant, le meilleur moyen est de reprendre son activi- té dans son domaine de compétence. Si l’informatique oc- cupe mes journées, celles d’Elsa sont toujours consacrées aux énigmes du passé qui viennent conditionner parfois notre quotidien.
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Une soirée de décembre 2020
La convivialité était déjà un de mes traits de caractère, il n’y a aucune raison pour qu’il ne le soit pas toujours. Elsa et moi avons donc décidé d’organiser les retrouvailles avec nos amis les plus proches. Le confinement total est désormais de l’his- toire ancienne, les gestes barrières, pour reprendre la termi- nologie consacrée, restent toujours d’actualité et la prudence de mise. La bête covid 19 et ses variants sont encore parmi nous et rebondissent de temps à autre. Si la deuxième vague n’est qu’une modeste réplique de la première, restons quand même vigilants, on ne sait jamais !
Bref, puisque le couvre-feu et autre confinement partiel semblent levés pour cette fin d’année qui approche, nous avons invité les Pons et Richard. Stéphane Pons, collègue de longue date, fait depuis longtemps partie du cercle de mes amis. Son épouse Brigitte, qui ne donne pas sa part au chien en terme de discussion, fait plus que suivre le mouvement. Quant à Richard Vanderhagen, c’est un copain d’école, un ami pour la vie en d’autres termes.
C’est donc la première fois que nous entrons en contact phy- sique depuis le début de la crise du covid. Non pas qu’il fût impossible de se voir durant l’été mais chacun vaquait à ses occupations.
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Et puis les outils de communication d’aujourd’hui : télé- phone, courriels, et autres mms, sms, sans oublier Skype et ses petits frères facilitent grandement les rapports, entretiennent l’amitié. Maintenant, sans faire claquer les bises, quelques les bourrades amicales et complices traduisent notre joie parta- gée. Et puis, la bonne bouffe en perspective et les verres qui s’entrechoquent, symbolisent le bonheur. Quoi de plus réel !
- Il est bien petit cet appart pour recevoir, Alex !
- Je sais, je sais, mais il est proche de mon boulot et au plein cœur de la capitale, ma chérie. On ne peut pas tout avoir !
- La prochaine fois, il faudra les inviter à la campagne !
- À Saillourse, chez tes parents ?
- Tiens ! Évidemment ! Je n’ai pas de château en province
que je sache !
- En été, alors ! Bon, où en es-tu ?
- Ben, le frigo est plein à craquer, les entrées, la salade, le
fromage, la tarte, le gigot est sur le balcon avec un torchon dessus. J’attends l’apéro pour le mettre au four !
- Quand on commencera l’entrée ?
- C’est ça !
- C’n’est pas un peu juste ?
- On dit douze minutes par 500 grammes ! Il fait 1,3 kg. En
une demi-heure dans un four chaud, c’est plié ! Surtout si l’on veut qu’il soit encore saignant à l’intérieur !
- Si tu le dis !
- Et toi le vin ?
- Tout baigne ! Le blanc est sur le bord de la fenêtre de cui-
sine et le rouge chambre ! - Et l’apéro ?
- Je maîtrise ! Ding-dong !
- Quelle heure est-il ?
- Sept heures, ma chérie ! Je vais ouvrir.
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- Salut Richard ! Toujours ponctuel !
- Tu vois ! Tiens, un petit bordeaux de derrière les fagots et une petite fleur pour Madame !
- Fallait pas ! Pour la fleur, je te laisse l’offrir à Elsa.
Richard est le célibataire du groupe d’amis rapprochés, c’est- à-dire Elsa et moi puis Stéphane et Brigitte. Peut-être est-ce son job de thérapeute qui l’a dissuadé de se faire passer la bague au doigt ?
Quand on parle du loup ! Re ding-dong ! Je me précipite vers la porte tandis que Richard en est encore à biser la cuisinière et maîtresse de maison par la même occasion.
- Salut les amis !
- Bonjour mon Alex !
Revient le cérémonial des fleurs et de la sempiternelle bou-
teille de vin.
- Tiens, Toutou est venu aussi ! Comment s’appelle-t-il déjà ? - Tu ne le connais pas, nous venons de l’adopter à la SPA
la semaine dernière ! Son prédécesseur, Ribambelle, a rendu l’âme.
- Je confonds avec lui, comme ce sont tous les deux des boxers ! Mais il a bien un nom tout de même ?
- Il répond au doux diminutif de Jean-Mi car sur sa fiche il était inscrit Jean-Mimi !
- Tu as raison, Jean-Mi est plus élégant et ça fait moins foo- teux !
- En plus, avec ses rondeurs, la connotation sportive était mal venue !
- En effet, il mange à la cantine l’animal !
- Enfin, il mangeait... depuis une semaine nous lui faisons suivre le « comme j’aime » pour chien !
- Ça existe ça ?
- Ben oui ! Qu’est ce que tu crois !
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- Et alors ?
- Eh ben on va voir !
Depuis la cuisine....
- Alex, tu prends les manteaux et tu les installes, s’il te plaît !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Pour ne pas perdre de temps, j’en- chaîne sur l’apéro. En effet, Jean-Mi fait régime. L’arrivée des canapés sur la table basse provoque chez la bête, lui qui bavait déjà naturellement, une abondante sécrétion de salive à en- coller la moquette ou à bomber le parquet, plus précisément. Brigitte s’en rend compte et prend les choses en main.
- Toi, le pépère, tu vas aller prendre l’air avant qu’une catas- trophe arrive et tu feras ton petit pipi par la même occasion.
Elle ouvre donc la porte-fenêtre et envoie Jean-Mi sur le balcon, ce qui sécurise par-là même les amuse-gueules. Je re- viens avec les bulles et, tout en remplissant les coupettes, je convie Elsa à venir nous rejoindre. Mon épouse cuisinière est tellement organisée puisqu’elle arrive à concilier aisément sa participation à la conversation, le service et la confection des mets.
Nous levons donc nos verres au déconfinement, à la fin du couvre-feu et à la prochaine immunité générale, mutants compris, pour la pérennité de nos retrouvailles. Dès lors, sous forme de tour de table, chacun y va de son couplet sur les incidences de cette crise sanitaire sur son activité. Si nous le savions déjà par nos communications antérieures, le fait de se l’entendre dire de vive voix n’a pas la même résonance. Il est vrai que la proximité réchauffe le cœur même si les faits relatés ne sont pas particulièrement euphorisants. Concernant Stéphane et moi, l’informatique en télétravail ou au bureau
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n’a pour différence que la présence physique avec les collè- gues. Brigitte, en tant que directrice commerciale, est devenue la reine de la visioconférence. Il semblerait qu’elle s’en soit bien accommodée. En revanche, pour Richard, l’exercice de la psychothérapie demande un contact quasiment physique. Consulter son thérapeute par Skype ou Facebook n’est vrai- ment pas l’idéal. Par conséquent, cette pause, à l’allure de congé sabbatique, s’est suivie d’une activité à demi-vitesse et en pointillés pendant plusieurs mois. Désormais, si le virus court toujours, une vie quasi-normale a repris son cours, nous explique-t-il. Avec la distanciation sociale et le port du masque, il est possible, même par intermittence, d’exercer son activité professionnelle et ce, pour son plus grand bonheur et celui de ses patients. Reste la claque économique à gérer. Par chance, il avait de quoi voir venir. Maintenant pour la balance économique nationale, c’est l’affaire des politiques, conclut-il !
Elsa, par politesse, s’exprime la dernière. Pour elle, la crise sanitaire est quasiment passée inaperçue. En effet, ayant pra- tiquement les mêmes avantages que les informaticiens, elle a fait du salon son bureau et a remis ses quelques déplacements à des dates ultérieures. Mais comme nous n’avons fait que parler de ce maudit virus pendant des mois et des mois, Elsa nous fait part de son désir le plus cher : oublier le mot covid tout le reste de la soirée.
- Alors, dis-nous, Elsa ! Quel est ton sujet d’études en ce moment ? questionne Brigitte.
- La source Q !
- Pardon ? dit Stéphane avec un sourire plutôt coquin.
- Ce n’est pas ce que tu crois, imbécile ! calmé-je en venant
au secours de ma moitié.
Puis, avec le regard noir de Brigitte à son mari, la grivoiserie
baisse pavillon. Ceci permet à Elsa de développer.
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- Les évangiles racontent la vie, l’histoire et l’enseignement de Jésus Christ. Il y a ceux reconnus par l’église : les évan- giles canoniques. Ils sont au nombre de quatre. Dans l’ordre viennent Matthieu, Marc, Luc et Jean. Les trois premiers sont dits synoptiques. Nombre de phrases et d’idées y sont com- munes et le descriptif suit la même démarche. Celui de Jean est plus, disons, théologique. Et puis, il y a les évangiles apo- cryphes qui ne sont pas reconnus par l’église, pour lesquels l’authenticité n’est pas établie. Je fais court...
- Et la source Q dans tout ça ?
- Je fais court mais je n’ai pas fini. Il y a aussi la tradition orale, comme dans d’autres religions, qui a alimenté probablement les écrits des évangiles synoptiques, entre autres. Toutefois, dans ces écrits, certaines similitudes sont telles, je veux dire du mot pour mot, qu’il y a tout lieu de penser que Matthieu et Luc, y compris Thomas pour la version apocryphe, ont ré- digé leurs textes à partir d’un document source et antérieur à leurs ouvrages respectifs. Cette source a été nommée Q (pour Quelle en allemand qui signifie Source).
- Tu es entrain de nous dire que la vie de Jésus aurait fait l’objet d’une rédaction antérieure aux textes bibliques ? s’in- terroge Richard.
- Selon toute vraisemblance, c’est le cas, enfin pour faire simple, une fois avoir éliminé toutes les hypothèses annexes et après s’être assuré de la chronologique exacte.
- En effet, ce n’est pas simple ! Et c’est quoi ta quête, préci- sément ?
- Mon objectif est, au mieux, de mettre la main sur des élé- ments de cette source Q ou, dans une moindre mesure, de pouvoir reconstituer la vie du Christ de façon historique, au- tant que faire se peut !
- C’est-à-dire ? participe Stéphane.
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- Imagine une seconde que le texte de départ ne soit pas im- prégné de religion et qu’il donne des éléments factuels sur qui était et que faisait Jésus.
- Dis donc, t’as pas l’impression que la pente est savonneuse? commente Brigitte.
- Savonneuse ?
- Ben oui, après 2 000 ans, un révisionnisme agnostique n’est peut-être pas la meilleure idée dans ce siècle de retour en force des religions. Pour dire les choses autrement, imagine que Jé- sus ne soit plus reconnaissable dans la chrétienté !
- Je n’ai aucune intention de martyriser telle ou telle croyance. Ce qui m’intéresse, c’est l’histoire ! Jésus a fait parler de lui ou peut-être a-t-on fait parler de lui ! Si des faits historiquement vérifiables ont été consignés quelque part, cela m’intéresse et mérite d’être disponible pour ceux qui le souhaitent. Ma dé- marche n’a pas la prétention d’aller au-delà.
- Bon, si on continuait la discussion à table ? coupé-je. - Bonne idée ! Alex, va chercher le gigot !
Et c’est là que les Athéniens s’atteignirent. Sur le balcon, à part une marre de pisse autour du bac Riviera, tout est nickel. Le torchon a disparu, le plat en terre est totalement vide, à vingt centimètres, l’os du gigot lui tient compagnie et enfin, Jean-Mi, repu, a entamé une petite sieste postprandiale.
- Nom de Dieu ! Le gigot !
Ma spontanéité ne nous a pas, à Elsa et moi, permis de recti- fier le tir discrètement. Cela étant, aller du balcon à la cuisine, c’est-à-dire en passant devant tout le monde, avec un plat vide et un gros os bien rongé, sans attirer l’attention, appartenait au domaine de l’impossible. Chacun d’entre nous a mainte- nant bien compris que Jean-Mi vient de se taper l’intégralité de la viande qui nous était promise. Les réactions des uns et
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des autres sont bien différentes. Les Pons sont catastrophés. Personnellement, j’en reste baba. Elsa, dont la promptitude légendaire n’est plus à démontrer, nous explique qu’il n’y a pas mort d’homme et qu’un bon gros poulet remplacera avanta- geusement cette cuisse de mouton. Du coup, l’atmosphère se détend, Richard laisse échapper sa crise de rire qui couvait depuis le début de l’incident et moi, pragmatique, je m’affaire à sortir le poulet du congélateur et à lui faire visiter le four à micro-ondes pour quelques minutes.
Pendant ce temps, les convives aident à débarrasser l’apé- ro et, une fois fait, sur invitation d’Elsa, ils passent à table. Brigitte, pensant que Jean-Mi risquerait de prendre froid, dé- cide d’installer le chien sous la table. L’animal repu, l’abdomen sur-gonflé, se traîne jusqu’aux pieds de ses maîtres et reprend sa sieste dans une discrétion absolue. Je rejoins mes amis en apportant le vin blanc et Elsa m’imite avec les entrées.
- Je suis sincèrement désolé ! s’excuse Brigitte.
- Oui, tu nous diras le prix de la viande, qu’on te rem- bourse ! renchérit Stéphane.
- Rien du tout ! coupe Elsa.
- Si quand même !
- Non, je vous en prie ! Il y a bien plus grave ! Reprenons
notre conversation.
Aussitôt Richard prend la balle au bond.
- Il y a tout de même quelque chose qui m’intrigue. Quand tu dis qu’un texte de départ, ayant servi de référence aux trois évangélistes, pourrait ne pas être imprégné de religion, j’ai du mal à suivre. Jésus lui-même, de par ses actions et son ensei- gnement, était la religion incarnée.
- Es-tu bien sûr ? Il est important de remettre les choses dans leur contexte. Qui était Jésus ?
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- Un thaumaturge1, si l’on veut respecter la chronologie et ne pas le bombarder immédiatement fils de Dieu ! rebondit Stéphane.
- Toute la question est : « Qui se disait-il être ? », tranche Elsa.
- Le messie, pardi ! dit Brigitte.
- Si l’on s’en tient aux évangiles, certes ! Mais si l’on se réfère à un mode de pensée historique, on notera qu’il était plutôt un rabbi fondamentaliste face au pouvoir religieux judaïque local et un pacifiste réactif face à la barbarie de l’occupation romaine. Cela ressemble étrangement à une joute politique, non pas sous forme de confrontation directe, quoique, mais à une quête du pouvoir ou a minima à un challenge de l’autorité quelle qu’elle soit. C’est la raison pour laquelle, il gênait les institutions religieuses comme l’occupant et qu’il a été éliminé de la scène publique. Ce qui s’en est suivi, des siècles durant, n’était certainement pas prévu. Pour te répondre de façon plus complète, Richard, les récits d’époque, comme celui de Flavius Josèphe notamment, ne possèdent aucuns éléments destinés à promouvoir la chrétienté naissante comme le font les évangiles. Tu saisis ?
- Très bien, c’est plus clair !
- Ça sent bizarre ! interromps-je, toujours avec spontanéité. - Le brûlé ? suggère Brigitte.
- Non, enfin...
- Mais quelles sont les sources historiques pures dont on dis-
pose concernant la vie de Jésus ? reprend Richard.
- C’est toute la question et à vrai dire, c’est assez pauvre. Il y a bien sûr, comme je l’ai dit, Flavius Josèphe, et encore c’est sujet à caution, quelques propos relatés par certains auteurs dont les sources sont à vérifier, la tradition orale, hélas diluée
par une vingtaine de siècles, et peut-être la source Q.
1. Quelqu’un qui fait des miracles ou qui prétend en faire.
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- Tu m’avais l’air beaucoup plus sûre tout à l’heure concer- nant la source Q, Elsa ?
- Je le suis toujours mais il faut bien comprendre que cette source peut s’appréhender à deux niveaux...
- Mais encore ? coupe Stéphane.
- Eh bien, le premier niveau présenterait Jésus juste comme un thaumaturge, une sorte de philosophe populaire, sans perspective messianique, voire sans message eschatologique.
- Tu peux traduire « eschatologique », ma chérie ! s’aventure Brigitte.
- C’est tout ce qui est relatif à la fin de la vie d’un point de vue théologique comme la résurrection ou le jugement dernier.
Cette fois, c’est Richard qui intervient.
- Je ne voudrais pas être désobligeant, Alex, mais j’ai une transition scatologique.
- Pardon ?
- Tes latrines sont bouchées ou quoi ?
- C’est vrai que l’atmosphère devient pesante du côté re-
mugle ! renchéris-je.
- C’est même franchement glauque ! ajoute notre ami psy.
- Les toilettes sont tout à fait fonctionnelles, j’en viens ! as-
sure Brigitte.
Tandis qu’Elsa fait le tour de toutes les pièces pour trouver
l’origine de la pestilence...
- Je crains que ça vienne d’ici !
- Richard en remet une couche si l’on peut dire...
- Non, ce serait plutôt un relent d’excrément aillé, si je puis
me permettre !
- Ton humour trivial, tu te le gardes, mon bonhomme !
s’énerve Brigitte !
- Ce n’est pas de l’humour ma chère, je confirme, ça sent le
caca au gigot et à l’ail !
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Dès lors, tout le monde s’interroge, se dévisage puis, de concert, regarde sous la table en direction de Jean-Mi. En ef- fet, la pauvre bête est sujette à une série de flatulences dont les vagues sont hors de contrôle, si tant est qu’un animal, même bien éduqué, entende maîtriser ses sphincters en bonne socié- té. Bref, à chaque déferlante, Jean-Mi ouvre des yeux comme des soucoupes. Par conséquent, Brigitte décide de mettre un terme à la séance station d’épuration et emmène Jean-Mi prendre l’air. Ce faisant, avec un petit courant d’air rafraîchis- sant entre la fenêtre de cuisine et la porte-fenêtre donnant sur le balcon, nous picorons encore dans les entrées tandis qu’Elsa entame la découpe du poulet.
Brigitte revient pratiquement en même temps que le poulet prend place sur la table.
- On peut fermer les fenêtres ? réclame Richard. Ça caille ! - Pas de problème, l’atmosphère est purifiée !
- Où est Jean-Mi ? s’inquiète son maître.
- Je l’ai laissé dans la voiture ! Visiblement son aérophagie ne
passe pas. Je lui ai mis le plaid sur le dos, il ne devrait pas avoir froid. J’irais voir tout à l’heure.
- Bon allez, bon appétit !
Les assiettes sont remplies. Anticipant la première gorgée de rouge, les verres tintent encore pour fêter ces retrouvailles et surtout tirer un trait sur l’épisode du gigot.
Alors que les cliquetis et les mâchouillis se complaisent à remplir l’espace sonore, Richard s’impatiente.
- Et le niveau deux ?
- Oui, donc le niveau un est connu comme la christologie dite « basse ». Dans le niveau deux, on peut imaginer qu’il existe une source Q avec des éléments eschatologiques et apocalyptiques comme l’imminence du règne de Dieu ou le retour du messie pour orchestrer le jugement dernier.
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- Bref, du lourd !
- Ensuite, dans la chronologie des informations accessibles au sujet de Jésus, viennent les évangiles. Dès lors, nous pou- vons parler de christologie « haute ».
- En tout état de cause, la source Q reste quelque chose d’hy- pothétique alors que les évangiles existent noir sur blanc.
- C’est vrai mais ce n’est pas parce que quelque chose n’est pas visible à un instant « T » qu’il n’existe pas ou n’a pas existé. C’est un peu comme le big bang en astronomie. On n’en a au- cune preuve visuelle immédiate mais l’univers en expansion en atteste. Dans le cas des évangiles, la similitude termino- logique des écrits synoptiques est telle, alors que Matthieu, Marc et Luc ne se sont pas connus, qu’elle démontre l’exis- tence d’une source commune et formalisée.
- Tout à l’heure, tu parlais de tradition orale ! entonne Sté- phane. Elle pourrait très bien être la source commune. Même si la parole humaine se transforme à l’instar du téléphone arabe, ou du « chinese whisper2 » pour les Anglais, les contes ou les ritournelles, dans l’espace populaire, restent intactes mot pour mot pendant des lustres. Alors ?
- C’est une éventualité !
- Et si Jésus lui-même avait pris la plume pour une autobio- graphie ?
- Voilà une hypothèse déjà dans les tuyaux, mais pas dans les miens !
- Et pourquoi, cela ?
- On n’est jamais sûr de rien Richard, seulement cela ne cor- respondait pas au personnage !
- Comment peux-tu dire cela puisque le personnage a été tellement remodelé depuis ?
- Justement, j’essaye d’imaginer un philosophe, peut-être thaumaturge, arpentant la terre de Palestine dans le but pre-
2. Le chuchotement chinois.
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mier de challenger les autorités juives et romaines, de les dés- tabiliser voire de leur prendre le pouvoir. L’heure n’était cer- tainement pas à la formalisation.
- En fait, tout est là ! reprend Richard. Est-ce que Jésus voya- geait par monts et par vaux pour dispenser la bonne parole et adoucir la misère des pauvres gens ou bien faisait-il ce périple dans une optique populiste ? La démocratie étant un souve- nir grec, à l’époque, on pesait contre les autorités en ayant le peuple avec soi.
- Il est sûr que c’est l’un ou l’autre ! commente Brigitte.
- Voire l’un pour l’autre ! rectifie Stéphane. Je dirais même que sur l’échelle de l’honnêteté, il y a tout le gradient.
- Précise, Darling !
- Eh bien, Jésus était peut-être sincère en philosophant sur l’amour, la paix, l’altruisme, la non-violence avec quelques mi- racles pour agrémenter le tout. Cela ne l’empêchait pas d’ima- giner une finalité à tout cela.
- Oui, enfin si tu es sincère, tu fais cela gratuitement sans l’arrière-pensée d’un quelconque intérêt !
- Pas forcément ! Il pouvait très bien avoir des perspectives sociétales avec une ambition louable, Brigitte.
- On s’éloigne mes amis ! m’immiscé-je.
- Pas si sûr ! insiste Stéphane. S’il avait une ambition légitime et des perspectives, formaliser sa doctrine aurait eu du sens. Beaucoup l’ont fait.
- Tu penses au manifeste de Karl Marx ou bien au petit livre rouge de Mao ou encore à Mein Kampf d’un certain Adolf ?
- Par exemple !
- Enfin entre écrire une doctrine et écrire son autobiogra- phie, on n’est plus sur la même planète.
- Sauf si l’autobiographie est parabolique ! glissé-je.
Devant le délire général, Elsa entend remettre de l’ordre.
- Mes amis, dans toute démarche scientifique, une hypothèse
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doit s’imaginer au premier degré. Autrement dit, à partir d’élé- ments factuels, on s’autorise des suppositions et on envisage les manipulations ou les démonstrations qui permettront de les vérifier ou de les infirmer une par une, c’est-à-dire effectuer un pas en avant ou bien éliminer une possibilité. Échafauder hypothèses sur hypothèses, c’est la méthode du château de cartes. On sait ce que ça donne. Notre discussion open bar est bien sympathique mais pour nous ramener les pieds sur terre, nous n’en sommes qu’au stade d’analyser les éléments concordants des évangiles synoptiques pour savoir si untel s’est inspiré d’untel ou bien si ces éléments ont une autre pro- venance. Et pour le moment, nous en sommes là ! Alors Jésus écrivain essayiste, ce n’est pas pour tout de suite, voyez-vous !
- Tu casses l’ambiance, Elsa !
- Absolument pas, Richard ! J’aime juste que la discussion reste sensée !
- Bien sûr, je plaisantais ! Cela étant, on s’y croyait !
- Où ça ?
- À Jérusalem, en Galilée, en Judée, sur les bords du lac Ti-
bériade, de la mer Morte, sur le mont des oliviers avec les lépreux, les aveugles, les paralytiques, les indigents....
- Qui prend du fromage avec sa salade ? coupé-je.
- Amène les deux ! ordonne gentiment Elsa. Mes amis, vous vous en doutez, je ne suis pas la première à me pencher sur le sujet. Jésus fascine depuis l’écriture des évangiles, c’est-à-dire quelques décennies après sa disparition, jusqu’à nos jours. Il y a donc eu pléthore de curieux, d’écrivains, de chercheurs qui ont ratissé les données disponibles.
- Eh bien alors, ta quête est vaine, c’est peine perdue !
- Pas forcément, regarde les rouleaux de la mer Morte ! Ils ont bien été retrouvés au XXe siècle !
- Si tu comptes sur un miracle pour en savoir plus sur Jésus... ironise le thérapeute.
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- C’est un axe de recherche mais il y a un autre !
- Ah oui, lequel ?
- Jésus a une image, peut-être peaufinée au long des siècles
mais elle reste la même, celle du fils de Dieu. Voilà deux mille ans que ça dure. C’est donc totalement immuable.
- Évidemment !
- Alors, je continue mon raisonnement. Si, au cours de ces vingt siècles, des écrits agnostiques avaient été retrouvés nous en disant plus sur Jésus mais risquant de modifier de façon drastique son image,...
- Ils auraient été détruits !
- Le crois-tu vraiment ?
- Tu es en train de nous dire qu’il existerait des textes décri-
vant Jésus comme étant un autre homme ?
- Des textes, je ne sais pas ! Quoique les évangiles apocryphes
sont bien venus marbrer l’histoire : au IIe siècle avec celui de Judas, puis de Barnabé vers le XVe, comme en 1945 avec la découverte, à Nag Hammadi3 en haute Égypte, de ceux de Marie, Thomas, Philippe entre autres. Seulement le pro- blème avec les évangiles est qu’ils vénèrent Jésus, ce qui ne fait pas vraiment avancer le schmilblick, même s’il y a quelques distensions. Mais quand tu y réfléchis cinq minutes, comment est-il possible que, dans le monde du Proche-Orient, il n’ait pas existé des informations différentes sur le personnage.
- Et s’il n’était qu’un simple original dont la légende aurait été montée en mayonnaise après coup ?
- Après coup ? Ça m’étonne Stéphane ! Les phrases mot pour mot des évangiles synoptiques montrent qu’une source do- cumentée contemporaine de l’existence de Jésus a relaté ses propos et ses actes. Cela ne veut pas dire que la mayonnaise, comme tu dis, n’a pas été montée à ce moment-là. Autrement
3. Nag Hammadi est une ville de haute Egypte où, en 1945, des bergers ont retrouvé une jarre contenant 13 codex en langue copte datant du 4e siècle et contenant entre autres des evangiles apocryphes.
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dit, il peut y avoir eu interprétation. C’est même fort probable. - L’interprétation est peut-être le fait des évangélistes ?
- Entre autres ! On en revient à la case départ, Richard ! La
source Q appartient-elle à la christologie basse ou haute ? Et si elle appartient à la christologie basse, elle doit être particu- lièrement intéressante, pour ne pas dire gênante pour la chré- tienté. C’est ce qui fait qu’elle a une chance d’exister.
- Très bien Elsa, prenons cela pour axiome. Comment comptes-tu procéder pour lever un secret qui doit dater de plusieurs siècles et qui doit être protégé encore mieux que dans le coffre d’une banque suisse ?
- Cher Richard, tu penses bien que si j’ai aujourd’hui une piste, je ne vais pas aller la crier sur tous les toits. Ce serait le meilleur moyen pour que la coquille se referme à tout jamais. En d’autres termes, j’ai répondu à vos questions. Vous savez ce que je cherche et nous allons nous arrêter là. Sans ran- cune ?
- Tu nous as mis l’eau à la bouche, tu comprends !
- Eh bien, bois un peu de vin ! Allez, avec le dessert, encore quelques bulles !
En effet, la discussion, enfin le sujet de discussion est rangé pour la soirée et on parle de choses et d’autres en savourant un bavarois de bon aloi accompagné de quelques gouttes de champagne.
- Y aura-t-il des cafés ?
- T’as du déca ?
- Oui, bien sûr !
- Je vais quand même aller voir où en est Jean-Mi !
- Tu me ramènes mes clopes, s’il te plaît ? Elles sont dans la
boîte à gants.
Quelques minutes passent puis Brigitte revient. Alors que
dans l’atmosphère ouatée de notre soirée conviviale se mé- langent traits d’humour, éclats de rire, clins d’œil, bref une
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complicité joviale, la blancheur du visage de Brigitte nous fait craindre le pire.
- Elsa...
- Oui, Brigitte !
- Je peux t’emprunter un saut et une serpillière ?
- Bien entendu ! Comment va Jean-Mi ?
- Lui, ça va ! Il semble soulagé mais je crois bien que la ba-
gnole est morte.
- C’est-à-dire ? s’enquiert Richard en pinçant son sourire.
- Jamais on arrivera à la récupérer ! C’est une puanteur !
- Et mes clopes ?
- Laisse tomber tes cigarettes, Stéphane ! Bois ton café !
- J’ai une solution !
- Vas-y Richard ! Je ne sais pas si elle nous conviendra mais
au point où on en est....
- Voilà, comme je suis venu en métro, je vous raccompagne
avec la voiture d’Alex.
- Et Jean-Mi ?
- On le met dans le coffre !
- Même dans le coffre tu sais...
- Tu le nettoies avec le seau d’eau et la serpillière et tu l’enve-
loppes dans un sac-poubelle.
- Bien ! Et que fait-on de notre voiture ?
- On triture la serrure avec un tournevis ou on casse une
vitre et demain matin tu vas déclarer le vol à ton commissa- riat de quartier. Quand les flics la retrouveront, ils penseront qu’un clochard est venu y faire escale. Entre-temps, il risque de passer de l’eau sous les ponts et, après trente jours, ton as- surance te remboursera le véhicule.
- C’est dommage quand même ! s’inquiète Stéphane.
- Quand tu vas voir les dégâts, tu n’auras pas le même avis. Je retiens ta proposition Richard, à condition qu’Alex veuille bien nous prêter sa voiture !
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- Ai-je le choix ?
- Alex ! s’outre Elsa. Un petit coup de déo dans le coffre et on en parlera plus !
C’est ainsi que se terminera cette soirée. Richard rapportera notre voiture le lendemain avec le seau dans le coffre et sans la moindre odeur rémanente des excentricités gastriques de Jean-Mi.