LES JARDINS D'ALLAH - Monique LE DANTEC
PREMIÈRES PAGES
PROLOGUE
« Tu fais pénétrer la nuit dans le jour et tu fais pénétrer le jour dans la nuit. Tu fais sortir le vi- vant du mort et tu fais sortir le mort du vivant. »
Le Coran – Sourate III – Verset 27
C’est l’heure encore ardente de la fin du jour. L’astre d’or se pose avec une infinie lenteur sur la mouvance océane des palmes vert-turquoise. Puis, dans un ultime embrasement, il sombre derrière les toits de Marrakech. Puis il n’est plus.
Mes yeux embués de pleurs le cherchent encore. À la limite de l’aveuglement, ils se fer- ment. Une larme coule de mes paupières main- tenant closes, sillonne ma joue.
Je reste là, immobile, face à la ville aux lueurs rouges et flamboyantes. Figée dans l’obscurité de l’instant présent.
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Mes doigts encore crispés sur l’arme ne m’obéissent plus. Ils lâchent l’objet de mort qui tombe au sol dans un bruit sourd. Je ne le ramasse pas.
Feutrée, la rumeur de la cité monte jusqu’à moi.
Oublier...
Mes pensées se noient dans une nuée rouge. Une torpeur morbide me paralyse. Fondre dans le néant. Tout de suite. Sans attendre.
Silence...
Soudain, la triste réalité me frappe de plein fouet. Au fond de moi, la douleur s’installe, insidieuse. Puis intense, insupportable.
Le rejoindre. Oui, c’est cela. Le rejoindre...
Je me penche sur le rebord de la balustrade. Le vide m’attire. Jusqu’à vomir. Il n’y a bien- tôt plus que le vide qui m’attire. Mais, dans un recul instinctif de survie, je m’arrache à son attraction.
D’un pas chancelant, je franchis la fenêtre de la terrasse. Lentement, en silence, je pénètre dans la pièce. Mes yeux regardent sans voir cet endroit. Ils le voient pour la première fois. Peut-être est-ce pour la première fois? Puis ils reconnaissent cet endroit.
Sur le tapis berbère aux couleurs chamarrées, où il y a quelques heures à peine nous faisions
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encore l’amour, gît l’homme.
Les secondes deviennent éternité.
Je m’agenouille auprès de lui. Doucement, je
saisis sa main dont la paume ouverte semble réclamer l’aumône.
Je me prosterne, balbutie. Des mots, sans suite, qui ne veulent rien dire. Je me retiens de hurler comme si je craignais de le réveiller. Puis je me lâche. Je crie, en silence.
Un sourire fige son visage. Ce visage dont mes doigts ont tant de fois caressé les contours. Que mes lèvres ont inlassablement parcouru !
Je le regarde. Mes yeux brûlent de trop le re- garder.
Il dort, paupières ouvertes. Je veux qu’il dorme. Je lui dis qu’il faut qu’il dorme. Il ne répond pas. Il dort. Son sommeil est éternel.
Ses pupilles me fixent, me transpercent, me pétrifient. Une mèche brune frissonne sur son front. Un brusque courant d’air fait claquer une porte. J’ai cru le voir tressaillir. Mais c’est moi qui lui ai transmis mon soubresaut.
Je pose mes lèvres sur les siennes, douces et amères. Je veux y boire encore un souffle de vie. J’embrasse ses cheveux. Ses mains. Ses yeux, que je ferme avec mes lèvres.
Je sais bien qu’il est trop tard. Au-delà de sa croyance, son âme a déjà rejoint les jardins
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d’Allah. À moins qu’elle ne se consume dans les feux de la géhenne. Alors, je l’y retrouverai, quand l’heure aura sonné.
Juste avant de mourir, il a dit mon nom. J’en- tends mon nom qui résonne dans la pièce. Je plaque mes mains sur mes oreilles. J’entends toujours mon nom.
La douleur est là, dans moi, brûlante. Tapie comme un fauve.
Je m’allonge contre lui. Le voilage de la porte- fenêtre flotte dans l’air et me frôle le visage.
Tout doucement, le ciel s’assombrit dans un camaïeu de bleu et de pourpre. Dans le reflet du miroir, j’aperçois les hirondelles. Elles tour- noient au-dessus des toitures ocre et des pal- miers frissonnants. Leurs cris stridents glori- fient la venue prochaine de la nuit.
La ville étrange palpite, clignote de ses obs- cures lumières.
C’est l’heure de la prière. Les muezzins, im- muables, lancent leurs appels gutturaux du haut des minarets. Ils prennent vie dans une clameur sourde. Longuement, ils s’interpellent les uns les autres. La voix dominante du plus proche gronde ses exhortations divines.
L’homme à terre va se lever, tourner sa face vers la Cité de Dieu, se joindre aux autres.
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Je pose une paume sur lui, pour le contrecar- rer. Mais son immobilité, plus que le filet de sang qui maintenant coule sur sa poitrine, me fait prendre la mesure de sa mort. Je retire ma main. Je n’empêcherai plus rien. Jamais plus rien.
Haletante d’horreur. La douleur déchire mes entrailles.
Je détourne les yeux, regarde ailleurs. Mais ail- leurs, désormais, c’est nulle part.
Pourtant, au plus profond de mon subcons- cient, hors de la volonté, sourde une lueur. Pas d’espoir, non. Du devoir accompli.
La mort était écrite. Elle a frappé. Comme une lance projetée des cieux. Au nom des cer- titudes. Pourquoi me suis-je arrogée le droit de l’abattre? Au détriment de ma vie. Mon existence, je l’aurai échangée avec la sienne. Si j’avais pu imposer ma détermination.
Les ténèbres étendent à présent leurs voiles noirs. Les voix de minarets se sont tues pour quelques heures. Maintenant, elles attendent la fin de la nuit pour retentir de nouveau et libérer leurs chants.
Oh, temps absurde !
Blottie contre celui qui n’est plus, corps en sursis contre corps vaincu, cœur palpitant contre cœur inerte, souffle tiède contre lèvres
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glacées. Mais âmes unies dans les lois qui les asservissaient.
Recroquevillée, je reste ainsi des heures du- rant, retenant ma respiration, avec l’illusion de l’avoir rejoint.
Une lueur grise, sournoise, s’infiltre dans la pièce. Elle annonce l’aube. Ses doigts à présent raides, de marbre, crispés dans les miens, me rivent à lui. Cette main qui m’a tant de fois ca- ressée, tant de fois fait connaître la jouissance.
Pourtant, impitoyable, cette main condam- nait et exécutait.
Toujours diffuse, la clameur sourde de la ville investit l’atmosphère. Elle se mêle maintenant aux vociférations matinales des minarets.
Marrakech s’éveille. Oasis étrange entre neige et désert, aux terres contrastées. Ignorante des passions et des combats qui déchirent les hommes, Marrakech l’inéluctable a été le théâtre de notre destin.
Sans en avoir conscience, peu à peu, mon es- prit s’évade vers un passé si proche encore. Vers le soleil, l’espace, la vie...
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1ère partie
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« Dans la création des cieux et de la terre, dans la succession de la nuit et du jour, dans le navire qui vogue sur la mer... dans l’eau que Dieu fait descendre du ciel... dans les variations des vents... il y a vraiment des Signes pour un peuple qui com- prend. » Sourate II – verset 164
La place Djemaa el Fna fourmille d’une foule bigarrée et cosmopolite. Hommes en djellaba ou en veston, femmes en caftan, certaines voi- lées, ou habillées à l’européenne. Quelques touristes aussi, aux incontournables appareils photo en bandoulière.
Je suis arrivée hier soir à Marrakech. Je n’ai eu que le temps de défaire mes bagages, m’ins- taller dans la chambre. Et jeter un coup d’oeil curieux dehors. Le balcon surplombe les jar- dins de l’hôtel et la piscine. Une multitude de rosiers dessine des arabesques chatoyantes sur les pelouses.
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Un peu désorientée, je me suis endormie d’un sommeil de plomb. Ce matin, après avoir pris une tasse de café, j’ai demandé à la réception quelques renseignements sur la ville.
Munie d’un plan et d’une brochure, me voici en route vers l’aventure, sans autre intention que de faire du tourisme.
Et oublier pour un temps mes élèves de termi- nale dont les vacances de printemps viennent de commencer. Échapper, surtout, à une liaison sans réelle importance, qui n’en finissait pas de se terminer.
Un peu le vague à l’âme, une folle envie de prendre le large, c’était bien suffisant pour s’ins- crire dans le premier vol au départ d’Orly. Ce pouvait être aussi bien Oslo ou Istanbul. J’ai laissé faire l’imprévu.
Hasard qui me conduit donc ce matin sur cette place que j’avais repérée hier soir en arri- vant dans le taxi. Elle n’est pas très éloignée de l’hôtel.
J’en fais d’abord le tour, étourdie par la caco- phonie ambiante. Les automobiles se frayent un passage entre les calèches, les vélos et les piétons, à grands coups impatients de klaxon. Des appels de marchands de dattes, d’oranges, de thé, jaillissent de toute part, assourdissants.
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Des touristes s’agglutinent autour d’un char- meur de serpents. Une toute jeune fille jette quelques pièces au sol, de loin, avec un mou- vement de recul.
Un gamin me suit depuis l’hôtel. Il propose de me convoyer. Après plusieurs refus de ma part, de moins en moins énergiques qui ne le découragent pas, j’accepte son aide.
Un peu pour le contenter. Un peu parce que sa compagnie me fait plaisir. Il a une bouille sympathique. Très fier d’avoir eu gain de cause, il m’annonce qu’il s’appelle Ali, qu’il habite tout près d’ici, qu’il m’emmènera dans les souks, qu’il n’y a que lui qui les connaît par cœur, qu’on ira aussi visiter la Koutoubia, que c’est le minaret le plus haut de Marrakech, que le palais...
Je stoppe son bavardage, en riant.
— Tu auras tout le temps de me montrer ce que tu veux. Pour l’instant, dis-moi qui est cet homme, là-bas.
Un individu au costume rouge clinquant, la tête surmontée d’un grand chapeau à pompons s’approche de nous en agitant une clochette. Un sourire s’élargit sur une bouche édentée.
Ali précise à mon intention :
— C’est un porteur d’eau. Il est gentil, tu verras. Prends-le en photo si t’as envie, il sera
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content. Mais il vaut mieux lui donner une petite pièce.
Qu’il est en train de compter, car je lui ai confié mon porte-monnaie !
Des gamins nous suivent en grappe gesticu- lante depuis tout à l’heure.
— Ali, sois sympa. Distribue un peu de sous à tes camarades.
Celui-ci ne veut rien savoir. Il les chasse à grands moulinets de bras en hurlant. Puis il replonge le nez dans la bourse de cuir :
— Mais tu n’as pas de dirhams ? dit-il horrifié.
— Justement, j’ai besoin de toi maintenant. Je n’ai que de l’argent français. Conduis-moi à une banque.
Déjà, le soleil s’acharne à incendier la place qu’il éclabousse de lumière. Nous naviguons parmi badauds et marchands ambulants. Il nous faut contourner les tapis couverts de pa- nières d’où débordent épices colorées et entê- tantes, oignons, légumes verts, menthe fraîche. Puis éviter un conteur accroupi qui rit tout seul de ses histoires.
En jouant des coudes, nous quittons les lieux. Nous nous dirigeons vers des calèches qui sta- tionnent un peu plus loin. Mon guide, très sérieux, parlemente avec un cocher. La négo- ciation sur le prix semble bien délicate ! Enfin,
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au bout d’un moment, on m’invite à monter dedans.
Ali, d’un ton docte, commente :
— Nous allons dans le quartier européen, c’est là-bas qu’il y a le plus de banques.
— D’accord, mais dès que nous aurons fini, nous repasserons dans ce coin. J’aimerais visiter les souks.
Mes formalités accomplies dans un secteur qui n’offre pas grand intérêt, nous revenons sur la place.
Ici, guidés par la foule, aspirés au fil d’un cou- rant invisible, nous pénétrons dans le fondouk. Ali se veut rassurant et me prend la main.
Il faut d’abord s’adapter à l’obscurité qui y règne.
Finalement, je me repère assez vite dans le dédale des divers quartiers. La vannerie où les paniers d’osier pendent par centaine. La fer- ronnerie tintinnabulante. La maroquinerie aux mille et un articles. La poterie exposée à même le sol...
Plus loin, c’est le marché aux épices. Les cou- leurs ruissellent de partout. Un miraculeux mélange de parfums flotte dans l’air.
Là, ce sont les marchands de tapis dans de grandes salles voûtées. Les berbères rugueux,
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aux motifs géométriques, les touaregs aux des- sins secrets, ceux en laine, en soie, en poil de chameau... L’histoire du désert se déroule ici, sous nos pieds.
Plus loin, les joailliers se regroupent autour d’une place. Certains fabriquent leurs bijoux sous le regard curieux des passants. Je m’arrête, en grande admiration, devant les poignards en argent ciselé. J’ai toujours eu un attrait particu- lier pour les couteaux.
Mon choix se porte sur l’un d’entre eux, courbe, incrusté de pierres bleues, très joli. Le marchand m’affirme qu’il est unique. Il n’y a pas de prix indiqué. J’en propose un qui me semble raisonnable. Après maintes hésitations, l’homme me tend l’objet.
Je vois bien mon gamin qui sourit, mais n’y prête garde.
Plus loin, je retrouve la copie conforme de mon poignard. Par curiosité, je négocie à nou- veau. Là, je l’aurais eu pour moitié prix. J’en ris, mais...
Une jeune fille berbère, au foulard noir bordé de pastilles bariolées, me cède un ensemble de bracelets, puis un petit chameau en cuir, puis une paire de babouches. Objets parfaitement inutiles qui finiront dans un placard.
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Aucun nom, aucune enseigne, aucune vitrine. Tout ce qui est à vendre est exposé, dans une multitude de formes disparates, de teintes mul- tiples, d’odeurs enivrantes, sous des clairs-obs- curs envoûtants.
Ali grignote une poignée de dattes qu’il a ex- traites de sa poche. Il m’en offre quelques-unes. Un des innombrables commerçants m’attire vers son étalage de poterie. Je regarde surtout les plats à tajine, intéressée par leurs motifs orientaux et leurs couleurs vives. J’en voudrais un plus petit que ceux présentés, pour le rap- porter dans l’avion.
Je l’explique au marchand. Dans un français exécrable, il m’invite à pénétrer dans l’arrière- boutique, masquée par un rideau. Je comprends qu’il en a d’autres à me proposer. J’ai mal sai- si, car immédiatement la portière franchie, l’homme me prend par le bras et m’attire contre lui, très fort. L’instant de surprise passé, j’essaie de me dégager. Il insiste. Moi aussi.
Il me tient serrée contre lui. Son haleine chaude et fétide inonde mon visage. Petit, adi- peux, la quarantaine. Déterminé. Je me sens devenir proie. Tout mon être se révolte.
Nos regards se croisent. Faisant fi de ma résis- tance, il continue sans vergogne à me caresser
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avec des paroles vides de sens, rauques et gut- turales. Avec harcèlement, ses mains courent partout. Englobant mes seins, me tirant les cheveux pour maintenir ma nuque en arrière, passant sous ma juge où mes cuisses se ferment désespérément. Ses lèvres brûlantes écrasent ma bouche, m’empêchent de hurler.
Nos regards se croisent encore, flamboyants pour lui de désir, pour moi maintenant de peur. Je me dégage avec violence, le gifle de toutes mes forces. Je bute dans les poteries entassées dans un coin. Elles explosent en mille mor- ceaux. Je n’ai pas eu le réflexe de sortir le poi-
gnard de mon sac. Mais une prochaine fois... Je franchis la portière comme une folle et m’enfuis de son échoppe, renversant tout sur mon passage, ignorant les vociférations inju-
rieuses qui fusent derrière moi.
Le cœur battant, la colère au ventre, je décide
de rentrer à l’hôtel. Ali, tout penaud, a ramassé par terre mes emplettes que j’avais complète- ment oubliées. Il m’accompagne jusqu’à la ré- ception, me tenant par la main, en silence.
Je remercie le garçon, lui fixe un rendez-vous pour un autre jour.
Il me regarde en souriant, comme s’il voulait s’excuser. Puis il sort de sa poche une petite
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figurine en paille tressée qu’il me tend.
— C’est une gazelle. Je te la donne. Elle te
portera bonheur.
Touchée par sa gentillesse, je la glisse dans
mon portefeuille.
— Je la garderai toujours. À bientôt, Ali.
Je monte dans la chambre, me coule un bain très chaud. Plongeant dans la mousse odorante, je recouvre mes esprits.
Petit à petit, je me calme, mais ces quelques minutes de violence me font prendre conscience d’un certain danger auquel je n’ai jamais été confrontée.
Je décide d’oublier cette séquence. Dispa- raissant au plus profond de ma baignoire, je m’assoupis légèrement. Je dois rester une éter- nité ainsi, car c’est la fraîcheur de l’eau qui me réveille.
Dégoulinant de mousse, je m’enveloppe d’un peignoir de bain et m’allonge sur le lit. L’hôtel est silencieux. De la fenêtre entrouverte, une chanson arabe résonne dans le lointain.
Maintenant rasséréné, mon regard erre sur le décor et le mobilier de la chambre. Sur le plafond surtout, en stuc, aux innombrables alvéoles. Je m’endors ainsi, jusqu’au soir.
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Je décide de prendre mon dîner ici, l’incident de tout à l’heure a calmé pour aujourd’hui mon esprit de découverte.
Le réceptionniste m’interpelle gentiment :
— Mademoiselle, s’il vous plaît, j’ai quelque chose à vous proposer.
Je m’approche du comptoir.
— Seriez-vous intéressée par un circuit dans le sud en Land Rover? Il y a encore une place libre. C’est un très beau parcours, vous devriez en profiter.
Je réfléchis quelques instants à son offre.
— Pourquoi pas, à condition de retrouver la chambre en rentrant ?
— Sans problème. Il ne dure que quelques jours.
Nous nous mettons d’accord sur les modali- tés du voyage. Départ demain matin à l’aube. Puis je pars m’installer au bord de la piscine en attendant l’heure du dîner.
L’ombre odorante des citronniers chargés de fruits s’allonge sur les pelouses. Mon esprit vagabonde au-delà des espaces, imaginant le grand sud marocain, région dont j’ignore tout et qui m’intrigue un peu.
Derrière le mur de l’hôtel, un minaret sur- plombe les jardins. Tout à coup, il prend vie. C’est l’heure de la prière.
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Pendant d’interminables minutes, les exhor- tations du muezzin font vibrer l’air.
Le serveur m’apporte un thé à la menthe, que je bois à petites gorgées, car il est brûlant.
Soudain, surgissant par une petite porte voû- tée au fond de la closerie, un homme arrive dans notre direction. Le gobelet à mi-chemin entre la soucoupe et mes lèvres, je m’immobi- lise, subjuguée.
Grand, la démarche souple, vêtu d’une djel- laba blanche, le front entouré d’un turban indigo, les traits basanés, il capte mon atten- tion. Pas seulement la mienne. Tous les regards convergent vers lui.
Le visage impénétrable, l’oeil lointain, il émane de lui quelque chose d’étrange, de ma- gnétique.
Par politesse, je m’interdis de l’observer de manière trop ostensible. Je détourne les yeux, cherche une accroche. En vain. Comme aiman- té, mon regard revient vers lui. Ma respiration s’accélère.
À ce moment précis, j’ai conscience qu’il vient de se passer quelque chose d’important dans ma vie. Je ne peux l’expliquer. Je sais seulement que c’est crucial.
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Il entre dans l’hôtel, indifférent de l’intérêt général qu’il suscite. Il salue d’un geste amical les serveurs. Il semble bien les connaître.
Je rentre à l’intérieur, traverse le hall.
L’homme est en train de discuter avec le concierge. Je pénètre dans la salle à manger. Un regard circulaire. Je m’installe pas très loin de la réception, face à la porte. Il y a déjà un peu de monde. Un brouhaha feutré remplit l’espace.
D’une manière distraite, je lis le menu et passe ma commande en fonction de ce qui est pro- posé sur les premières lignes. Le garçon sourit, me demande confirmation. Je crois bien que je n’ai pris que des hors-d’oeuvre.
Je guette avec candeur — en est-ce bien ?–— l’entrée de l’homme dans la salle à manger.
Les plats me sont servis en suivant sans que je le voie revenir. Je grignote un peu de tout, machinalement. Pour gagner du temps, je com- mande à nouveau une tarte à l’orange, puis un café, puis encore un autre café...
J’attends...
La pièce est comble maintenant. Les discus- sions s’animent. Des clients installés à la table voisine tentent, en vain, d’engager la conversa- tion. Je réponds d’une manière tellement éva- sive qu’ils n’insistent plus.