LES GOÉLANDS DU LACYDON - Alain Seyfried
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PROLOGUE
Eh oui. Parfaitement. Je m’appelle Épitellias et je suis un goéland.
Vous trouvez ça bizarre, n’est-ce pas, qu’un volatile comme moi puisse s’adresser à vous ?
C’est que, comme prétentieux, vous vous posez un peu là, les humains ! À vous entendre, vous ne seriez rien de moins que les rois de la Création, vous seuls seriez doués de pensée, de langage, de pouvoir d’abstraction, vous seuls seriez dotés d’une âme, et, pourquoi se gêner, Dieu vous aurait carrément conçus à son image !
C’est un point de vue, bien sûr, mais laissez-moi tout de même vous donner le mien. Car nous, les oiseaux, avons sur vous quelques supériorités manifestes dont vous êtes loin de vous douter et qui vous rabattront très vite le caquet, je vous assure.
D’abord, nous sommes capables de voler de nos propres ailes, et ce n’est pas rien. D’emblée, nous percevons un autre paysage, un autre relief. En résumé, nous prenons de la hau- teur, ce qui n’est pas, sur vous, le moindre des avantages.
Lorsque le jour se lève et que, planant au-dessus du ri- vage, je vous aperçois sortant un à un de vos grandes boîtes
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de ciment pour entrer dans vos petites boîtes métalliques, je vous jure que c’est un drôle de spectacle ! Vous vous répandez dans les rues comme des fourmis, mais sans leur organisation, ou comme des abeilles, mais sans leur intelligence collective, et je vous vois errer, chacun pour soi, dans un long murmure confus qui monte de l’asphalte puant de vos places et de vos avenues. J’aime bien, alors, venir me poser sur le bord d’une corniche, en haut d’un arbre ou au sommet d’un de vos réver- bères pour vous observer plus longuement. Le vent léger du large fait frémir mon plumage, je rentre le cou et cale bien mes pattes sur leur appui, un petit frisson d’impatience me parcourt le corps, et la séance commence. Une séance entiè- rement gratuite. Et si, de temps à autre, vous pensez que mes cris ressemblent à des esclaffements, vous aurez bien raison, en effet : je ris!
Une autre de nos supériorités vous paraîtra moins évi- dente, mais je vais tâcher, autant que faire se peut, de vous la faire comprendre.
Avez-vous remarqué que, à peine sortis du nid, nous sommes déjà opérationnels? Un apprentissage minimum de la part de nos parents, deux ou trois essais et hop, nous voilà capables de voler, de nous nourrir, de nous reproduire, que sais-je encore? Miraculeux, non? En tout cas, belle perfor- mance si l’on en juge par le nombre d’années qu’il vous faut, à vous, les rois du monde, pour apprendre ne serait-ce qu’à marcher, à avaler de la nourriture ou à communiquer entre vous ; et je ne parle pas de lire, écrire, compter, ni de tout cet arsenal de pratiques étranges, pour moi inutiles, qui feront de vous des adultes. Cela ne vous pose pas un problème ? Il faut croire que oui, car j’ai entendu un jour, perché sur le rebord de la fenêtre d’une classe d’école primaire, que vous balayiez d’un revers de patte cette faiblesse congénitale en vous attribuant l’intelligence, quand les animaux, eux, ne seraient doués que
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d’instinct. Pensez donc ce que vous voulez, encore une fois, mais je vais tout de même vous dire la vérité.
La vérité, c’est qu’au lieu, comme vous, de recommen- cer toujours tout de zéro en naissant, nous gardons, par un des mystères de la génétique que vous n’avez pas encore élucidé, tous les acquis de nos ancêtres. Autant il vous faut étudier des monceaux de documents, de livres, d’enregistrements, pour vous approprier le savoir de vos prédécesseurs, autant l’expé- rience accumulée par nos aïeux nous est miraculeusement servie toute fraîche dans nos cervelles sans que nous n’ayons rien à faire. Il nous suffit alors, pour vivre, de puiser dans ce précieux réservoir.
Tenez, par exemple, j’ai su que je m’appelais Épitellias sans que personne n’ait eu à me le souffler.
Pourquoi ce nom grec, me direz-vous? Tout simple- ment parce que j’appartiens à la plus vieille lignée de goélands de Marseille. Mon ancêtre le plus lointain, en ligne directe, est arrivé sur les rivages du Lacydon — le « Vieux-Port », comme on dit maintenant — avec les Phocéens, voilà plus de deux mille six cents ans, dans un de leurs pentécontères, ces bateaux sveltes et rapides à cinquante rameurs.
Et pourquoi précisément Épitellias ? Parce que, en grec ancien, « Épitellias » signifie quelque chose comme « au-des- sus de Tellias », lequel Tellias était un célèbre devin, créateur de la famille des Telliades, dont les membres étaient extrêmement prisés, en particulier par les armées auxquelles ils conféraient ruses de guerre décisives et précieuses prévisions sur l’issue des combats.
Voulait-on suggérer par ce patronyme que mon aïeul fai- sait de meilleures prédictions que Tellias lui-même? Ou que, tout simplement, en tant que volatile, il évoluait forcément
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au-dessus de lui ? Toujours est-il que le goéland Épitellias 1er, mon ancêtre et le fondateur de la dynastie, fut embarqué dans le pentécontère de Prôtis, le chef de l’expédition phocéenne, et arriva en l’an six cent avant Jésus-Christ sur les rives du Lacydon après avoir traversé la Méditerranée de part en part.
C’est dire, par parenthèse, le nombre de périls que sa science divinatoire a dû permettre d’éviter !
Je m’appelle, quant à moi, Épitellias LXXXVIII (ou 88, pour faire plus simple) et je vis dans ces mêmes lieux au- jourd’hui, vingt-six siècles plus tard. Entre nous deux, c’est- à-dire entre le numéro 1 et le numéro 88 de la lignée, des dizaines de devins à plumes se sont succédé. Ils se sont tous illustrés par des prédictions aussi spectaculaires que perti- nentes. Quand les Marseillais en ont tenu compte, tout s’est bien passé. Mais quand ils ont ignoré leurs mises en garde, la cité a connu des malheurs de toutes sortes qui survenaient soudainement, comme des orages, dans le ciel d’azur de sa prospérité. D’où mon angoisse, à mon tour, moi, le 88e du nom, devant mon écrasante responsabilité.
Me laissera-t-on prêcher dans le désert en ne faisant aucun cas de mes avertissements ou ferai-je partie des devins écoutés? La seconde possibilité serait préférable. Vraiment. Car, lorsque, perché sur la tour du fort Saint-Jean, je tourne alternativement la tête vers la ville et vers le large, une vision effrayante s’impose à moi. En fermant les yeux, je vois un évé- nement précis, certain, singulier, une menace terrible se pré- parer à surgir de la mer. C’est d’ailleurs presque toujours par la Méditerranée que le destin de Marseille s’est manifesté. Je ne peux pas préciser exactement de quoi il s’agit ni quelle forme exacte il revêtira. Tout ce que je sais pour l’instant c’est que, si rien n’est fait, il sera cauchemardesque. Et que ce sera un 31 juillet.
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Alors je passe et repasse mille fois dans ma mémoire le récit des réussites et des échecs de mes ancêtres afin de com- prendre ce qu’il faut faire et, surtout, ce qu’il ne faut pas faire, pour avoir une chance d’être entendu.
Hélas, à notre époque où les bobards de toutes sortes sont distillés quotidiennement avec un savoir-faire sans cesse plus sournois, les humains ont perdu toute lucidité. Les signes prémonitoires, ils ne les perçoivent plus. Les visionnaires comme moi, forts de leur expérience multiséculaire, ils ne les écoutent pas. Pour eux, je ne suis qu’un vulgaire volatile qui se nourrit dans leurs poubelles, qui fiente sur les toiles de tente de leurs terrasses, qui les réveille dès les premiers rayons du soleil, bref, qui les énerve et qu’ils méprisent. Et pourtant, s’ils savaient ce que je sais ! S’ils savaient !
Surveillez la mer tous les 31 juillet, bon sang ! La mer !