LES BRAQUEURS NORMANDS - JACQUES ROCHE
Chapitre 1
1. Les falaises, la mer, les vagues, etc...
Assis face aux falaises blanches et abruptes de la côte normande, Franck dégustait tranquillement la crêpe qu’il venait d’acheter au centre-ville d’Étretat. Cet endroit était vraiment une ressource indispensable pour lui : cela lui permettait de se retirer pour mieux réattaquer ce qu’il vivait au fil de ses enquêtes. Depuis qu’il avait hérité de cette petite maison à deux km de la plage et des falaises, le 1000 GSX-R rouge et noir faisait régulièrement la route Saint-Ouen/ Étretat. De par sa fonction de commissaire de police, les radars étaient un peu transparents pour lui, et la Suzuki flambant neuve ne subissait ainsi pas trop de frustration.
Cela faisait deux jours qu’il était venu se ressourcer à plus de 200 km de notre belle capitale, plus particulièrement de son stress et de la malfaisance qu’il combattait à présent depuis 21 ans de bons et loyaux services au sein de la police. Les pinceaux, rouleaux, éponges, clous et marteaux avaient remplacé la cogitation enquêtrice. Cela s’alternait aussi par des virées et des dépôts de gomme de pneus sur le long de cette magnifique côte d’albâtre. Son ex-collègue du 36 quai des Orfèvres, Pascal Le Bihan, dit le Breizh, était venu le défier la veille avec son Triumph Speed-triple et les motards avaient tapé du genou dans plus d’un virage...
Après avoir échangé quelques souvenirs autour de bols de cidre sur des malfrats qui transgressaient toutes les lois possibles, ils se quittèrent et Le Bihan prit la route en direction de Paimpol pour
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ressourcer le Celte qui était en lui, lui qui officiait toute l’année dans cette grande maison du 36 quai des Orfèvres.
Franck avait évité de prendre Valérie, du commissariat, au téléphone. Il n’était pas encore prêt pour se lancer dans une aventure sentimentale, encore moins avec une femme qu’il côtoierait quotidiennement au QG... Mais ! Et si elle l’appelait pour le boulot ? Il était en mode off : en effet, son boss du 19e, Slimane, lui avait dit d’aller prendre un peu l’air hors de Paris. Franck respirait donc l’odeur du réchauffement de ses pneus et celui de la peinture, car il en profitait pour remettre à neuf sa petite maison héritée de son grand-père, Louis Moral.
De nouveau, appel de Valérie ! Bon, Franck ! Tu peux pas te débiner ad vitam æternam... Il allait décrocher pour faire face à l’insistance qu’il avait ressentie à plusieurs reprises, mais que jusque-là il avait toujours évitée, lorsque des cris le dévièrent de son téléphone...
C’était des cris de femme, à quelques dizaines de mètres, entourée de quelques personnes attirées par le bruit intempestif qui pouvaient gêner le calme estival, mais qui n’osaient pas intervenir ! C’est toujours très surprenant ce genre de situation où l’action malfaisante l’emporte sur l’intervention des spectateurs... Ce genre de situation, d’agression ouverte aux yeux de tous, souvent rencontrée dans le métro parisien, s’exportait de plus en plus et se déroulait là, à présent, sur les bords de mer d’Étretat en plein mois d’août !
Franck était déjà intervenu dans ce genre de situation. Il traversa donc la foule de lâches qui regardaient le spectacle et d’un geste très vif de la main retourna l’individu qui s’apprêtait, ou était-ce déjà fait, à frapper une jeune femme d’environ vingt cinq ans... Les insultes étaient aussi de la partie, ce qui fît monter Franck encore plus dans les tours :
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- Oh là, tu calmes ta joie, le hooligan ! Tu vas réveiller Arsène Lupin, qui dort sur le rocher d’à côté !
- T’es qui, toi ? lui répondit l’agresseur d’un air de « je fais ce que je veux avec qui je veux et quand je veux ».
En guise de réponse, Franck sortit sa carte aux bandes tricolores qui généralement calme les esprits. En effet, elle stoppa instantanément l’attitude du macho, qui commença un peu à se justifier. Franck avait souvent remarqué que ce genre d’individu pensait que justifier ses actes pouvait les effacer. Il lui demanda ses papiers afin de connaître son identité, puis les lui redonna aussitôt.
- Bon ! Samuel Beaufort, tu rentres chez maman maintenant ! J’ai pas envie de voir ta tronche dans le coin ces prochains jours.
Le Vin Diesel des bacs à sable encaissa l’humiliation collective, ce qui n’était qu’un juste retour des choses, et démarra en trombe son coupé Volkswagen noir sans demander son reste.
Franck s’approcha de la jeune femme qui avait gardé ses lunettes noires, cherchant certainement à dissimuler des traces de coups, mais ne lui demanda pas de les ôter. Il ne voulait pas qu’elle se sente encore plus mal à l’aise devant le public qui avait à présent retrouvé son courage et se rapprochait d’eux.
- Ça va aller, mademoiselle ? s’enquit le commissaire Moral.
- Oui, merci... Je suis désolée du spectacle...
- Pas de problème ! Un proche, votre conjoint, votre mari ?
- C’est le père de mon fils. On ne vit plus ensemble et il venait m’annoncer qu’il stoppait le versement de la pension...
- Je vois... Si vous avez besoin d’aller voir mes collègues du coin concernant l’incident, je les appelle ou vous accompagne...
- Non, ça va aller. Je pense que c’était sa façon de dire adieu. Le reste, je verrais avec le juge, et encore merci.
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Franck voyait bien qu’elle ne se sentait pas à l’aise, de plus que la foule, qui l’avait regardée sans la secourir, se rapprochait, curieuse.
- Je vous laisse ma carte au cas où il y ait récidive. Je suis dans le coin encore jusqu’à demain, n’hésitez surtout pas à m’appeler.
Puis il partit dans le sens inverse pour ne pas la gêner plus, car il la sentait encore sous le choc et ne souhaitait pas attirer plus l’attention. Il fixa tout de même les quelques spectateurs présents et jeta un : « Il vous faut quoi pour intervenir, un viol en public ? » avant de rejoindre sa fidèle monture japonaise rouge et noire.
Sous son casque, il repensait à ce nom : Beaufort. Il ne savait pas à quoi ce nom lui faisait penser, mais cela titillait sa mémoire de flic...
Alors qu’il roulait jusqu’à sa résidence secondaire normande située à quelques km, il entendit le vibreur de son portable lui indiquant qu’un message s’y était déposé. Une fois chez lui, face à un thé vert, dont il était de plus en plus adepte, il prendrait le temps d’appeler ses collègues d’Étretat, ainsi que Valérie, qui semblait insister, pour voir si ce nom était connecté à une de ses enquêtes passées... C’était une bonne raison de la rappeler, après tout...
Finalement, sur la route, il décida d’aller directement au commissariat de Fécamp ; cela dégourdira les chevaux du GEX et sur place, il pourrait poser toutes les questions qu’il souhaiterait.
Quinze minutes plus tard, il se garait devant le commissariat sous le regard émerveillé du vigile de service tombé sous le charme du 1000 GSX-R flambant neuf. Ils se saluèrent mutuellement pendant que Franck sortait sa carte aux bandes tricolores pour faire comprendre qu’il faisait partie de la maison.
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Une fois dans l’enceinte, ayant salué les autres membres de la grande famille, il se retrouva dans le bureau de son homologue normand, le commissaire Blanc. Ce dernier, à l’allure un peu flegmatique, ne fut pas des plus accueillants malgré l’attitude très avenante de Franck. Il devait peut-être considérer que le commissaire parisien n’avait pas à faire intrusion sur son territoire, alors qu’il, pour l’instant, avait juste dit bonjour et s’était présenté.
Franck lui expliqua la scène dont il avait été témoin une trentaine de minutes auparavant et lui demanda si le nom de Samuel Beaufort évoquait quelque chose pour lui. « Bien-sûr », répondit l’homme d’un air condescendant. « La famille Beaufort, c’est le gang des Normands, comme on les avait surnommés dans les années 91-92. Vous n’en avez pas entendu parler à Paris ? » ajouta-t-il comme pour se moquer du parigot.
Voilà, cela venait enfin de se connecter : les Beaufort, deux frères et leur cousin, qui avaient braqué plusieurs banques normandes en quelque mois. Ils étaient même descendus jusqu’à Mantes-la-Jolie avant que cela ne se termine mal : deux y restèrent, abattus dans la fusillade dès la sortie de la banque. Un des frères survécut et en prit pour vingt ans ; si toute la logique était respectée, il devait être libre depuis un ou deux ans, à moins qu’il n’ait fini sa vie en prison.
C’est peut-être cela que le commissaire Blanc n’appréciait pas dans l’intrusion de Franck dans son commissariat. Cela ramenait à sa mémoire cette vieille histoire où la police normande échoua à arrêter le gang alors qu’il fut stoppé dès leur premier larcin en région parisienne par la brigade des Yvelines... Ils avaient tout de même à leur actif huit cambriolages avant que leur tentative en Île-de-France ne leur fût fatale.
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- Ça me revient à présent, commissaire Blanc, répondit Franck d’un air pour que celui-ci comprenne qu’il n’était venu ni en ennemi ni pour donner la leçon. Il n’était jamais rentré dans cette « guerre des polices ». Ils avaient un but commun et se diviser ou se tirer dans les pattes profitait plus à leur ennemi qu’à eux-mêmes.
Face à cette attitude, Blanc descendit un peu de son trône tout en gardant une certaine hauteur.
- Donc, le Samuel que vous avez interpellé tout à l’heure est le fils de Pierre Beaufort qui est resté sur le carreau dans le casse de Mantes-la- Jolie avec son cousin Alain Vidal. Son oncle, Victor Beaufort, est sorti de prison il y a environ cinq ans et finit son temps ici à Fécamp, mais il est devenu tout sage. Je doute qu’il ait volé quoi que ce soit depuis son retour à la vie civile, à part peut-être des Petits Écoliers à ses petits enfants...
- Et ce Samuel, il fait partie de vos fichiers ? Il a suivi la vocation familiale ?
- Pas que je sache. Je ne le connais pas personnellement, mais je pense que c’est plus une grande gueule qu’autre chose. Maintenant, qu’il ait la coutume de taper sur le sexe faible, il y en a plus d’un en liberté comme lui. Tant qu’il n’y a pas de plaintes, des femmes seront en danger, mais j’ai pas souvenir qu’il ait eu l’occasion de séjourner dans nos beaux locaux. Je suis un peu au fait de ce qui se passe dans la région, j’y opère depuis environ trente ans.
Franck redoubla de son air flatteur et la marque de respect était sincère. Blanc le perçut, ce qui lui permit de descendre d’une nouvelle marche de son trône.
- Et son ex, la mère de son fils, vous la connaissez ?
- Non plus. Pas une fille d’ici, je pense qu’elle est venue quand elle s’est installée avec Samuel à Yport, à côté. J’ai dû la rencontrer peut-être quelques fois, très jolie plante dans mes souvenirs, mais pas du genre social qui fait la causette, plutôt du style « tu m’auras pas même si tes yeux sont rivés sur mon cul ».
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- D’acc, bah écoutez ! J’ai hérité d’une petite maison à côté, j’ai été ravi de vous visiter et vous souhaite une bonne continuation.
Les deux flics se saluèrent et Franck quitta le commissariat en se disant qu’il rappellerait Valérie une fois rentré ; après tout, il était en congé jusqu’à demain. Le GSX-R vrombit sous les yeux émerveillés du brigadier de service à l’entrée du fort, tranquille en cette fin de mois d’août 2014.
Le thé vert infusait sur la petite table ronde en bois installée à l’extérieur. Cela donnait une atmosphère très parfumée et encore plus sereine à cette petite cour qui gardait très fièrement le Suzuki, qui se reposait tranquillement sous un dahlia encore fleuri, malgré la chaleur plutôt intense de l’été.
- Allô Valérie !
- Salut Franck !
- Apparemment, tu voulais m’avoir !
Il espérait que cela reste strictement professionnel, malgré le fait qu’il prenait quelques jours de congé.
- Yes ! En fait, c’est plutôt le Boss, Slimane, qui voulait te joindre, car il y a eu un braquage dans le 10e. Son collègue du 10e l’a contacté pour savoir s’il connaissait un homologue vers le Havre ou Dieppe ; d’après lui, ça ressemble à un copié-collé des braqueurs du début des années 90 qu’ils appelaient les braqueurs normands. Ils ont opéré en pleine journée, en plein boulevard Magenta... Comme t’es sur place, il aurait aimé que tu archives un peu, en douce.
Incroyable, qu’est-ce que cela signifiait ? D’abord le fils Beaufort, interpellé par Franck il y a environ deux heures, et maintenant un braquage à l’ancienne à Paris, genre Heat avec Al Pacino et Robert De Niro, avec la signature du père et de l’oncle !
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Mais le père et le cousin étaient morts et le tonton semblait aussi rebelle qu’un chaton ou qu’un résident d’hospice...
Même en congé, on sollicitait les services de Franck... « C’est con ça, je sors justement du commissariat de Fécamp », répondit-il. Il regretta de ne pas avoir rappelé Valérie avant, pensant qu’elle cherchait plus à le séduire qu’à parler boulot. « Bon ! Je vais voir ce que je peux faire. Ici c’est un peu chasse gardée, le commissaire est pas du genre qui prête ses jouets... »
Il passa sous silence l’altercation avec Beaufort fils et neveu sur le remblai d’Étretat, car ce n’était que pure coïncidence ; et finalement, crier et peut-être avoir la main leste sur le beau sexe ne faisait pas de lui un braqueur de banque, cela ne se transmettait pas par les gènes.
- C’est quand même dingue ce qui se passe Franck : tu passes quelques jours chez les amis d’Arsène Lupin, et y a un braquage près de chez nous à la recette normande !
- Oui, c’est dingue ! Peut-être que j’ai la fibre pour faire ressortir de vieux dossiers. Perso, je voulais juste prendre un peu l’air marin, mais t’as raison, je vais rappeler Slim.
Il avait trouvé la bonne chute pour que Valérie n’enclenche pas un sujet que pour l’instant il ne voulait pas ouvrir... En effet, malgré la mort de sa femme Carole depuis maintenant quatorze ans, la plaie ne s’était toujours pas refermée ; comme si, au fond de lui, il ne voulait pas la refermer... Durant ces quatorze années, il avait eu quelques aventures, dont une d’environ trois ans, mais Sophie, sa fille, et son job avaient eu le dessus et c’était bien ainsi, “ n’est-ce pas Carole ? ” pensa- t-il en regardant le ciel...
- D’acc Franck, à plus. - Salut Val, à tout'
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Il n’y eut pas d’émotion particulière d’échangée avant le raccrochage de portables.
Franck avait bien compris la tâche que lui avait confiée Slimane mais il jugeait que cela n’était pas la priorité d’aller titiller le commissaire Blanc. Si le boss n’avait pas appelé lui-même, cela montrait aussi qu’il n’y avait pas plus d’urgence que cela. Il percevait que Valérie avait fait un peu de zèle, d’où son appel. L’attitude de Franck ne lui avait pas laissé de brèche dans laquelle s’engager. Son espoir étant un dîner aux chandelles, les bords de Seine à moto, etc... mais Franck Moral n’était pas prêt.
Pour l’instant, il était prêt à attaquer la deuxième couche de peinture du petit salon ; c’était sa priorité et il était venu pour cela...