LE TIR PARFAIT - Jacques ROCHE
1. Amateur ou professionnel ?
Les deux impacts se succédèrent de seulement 10 secondes...
Le premier fut le choc de la boule de pétanque sur celle de son adversaire : un «carreau» parfait, qui ne laissait aucune équivoque et envoyait la boule, placée précédemment à un centimètre du petit rouge vif, à plusieurs mètres de sa place initiale. Sa remplaçante se posa toute fièrement devant les regards totalement figés des joueurs et des quelques spectateurs dont le regret se lisait sur leur visage : non pas celui que le cours de la partie s'inversait, mais celui de ne pas avoir filmé cet exploit spectaculaire que l'on ne voit que dans des concours dignes de ce nom, ce geste que l'on recherche pendant des années, celui que l'on rêve dès que l'on joue dans la cour des grands, cette cour dans laquelle les noms commencent à être connus sur les terrains et auxquels on préfère s'associer que les avoir comme adversaires. Lui... venait de le réaliser pour la première (et dernière) fois... L'enregistrement allait rester gravé à jamais dans la mémoire des gens présents...
Le deuxième impact fut celui de la balle qui traversa le crâne du joueur qui venait de réaliser cet exploit. En effet... le geste parfait ! Celui que l'on fait voir en vidéo dans les clubs, celui qu'on analyse, tel un profiler peut analyser le profil psychologique d'un tueur, sauf que là, ce n'était qu'une partie de pétanque en une fin
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d'après-midi ensoleillée sur les bords du canal de la Villette, Paris 19e...
Lui, Vincent Laffont, le réalisa, mais n'en profita que quelques secondes.
Il s'écroula instantanément sur sa gauche et quitta l'aire de jeu (pour toujours), son corps projeté d'une façon presque similaire à la boule qu'il venait de dégommer sous les yeux des joueurs et spectateurs présents... Là aussi, le tir parfait, digne des meilleurs snipers entraînés dans nos armées les plus réputées de la planète... Les spectateurs restèrent sous le choc et plusieurs eurent même le réflexe de chercher la caméra cachée, mais il n'y en avait pas avec derrière un Brian de Palma qui aurait pu dire « Coupez, c’est dans la boîte ! » ...
Le réflexe le plus intelligent fut celui du spectateur qui sortit son portable et appela la police... 15 minutes plus tard, elle était sur place et interrogeait ceux qui étaient restés. Certains avaient préféré partir pour vite aller raconter cela à leur entourage ou ne pas laisser leur nom dans les fichiers bien classés de la grande maison. D'autres sortirent aussi leur portable, mais cette fois ce n'était plus pour enregistrer l'exploit sportif précédent, le replay étant impossible, mais pour filmer ce qui se passait là sous leurs yeux (même si le direct aurait créé plus d'impact) afin que les réseaux sociaux soient vite abreuvés de ce fait plus que divers...
Hormis son exploit sportif, la victime, Vincent Laffont, 42 ans, professeur d'éducation physique dans un lycée à Aubervilliers, laissait derrière lui une femme et une fille de 14 ans...
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2. Quel joli tir !
L'inspecteur Lefèvre était au dépouillement de tout ce qu'avaient récupéré ses collègues qui avaient interrogé les gens sur place, témoins de ce double exploit. C'était surtout le deuxième qui intéressait la police...
Daltrey était, pour sa part, parti sur le terrain en compagnie de la scientifique. À cet endroit du canal, sur le quai de la Loire, il y avait plusieurs immeubles de plus de 15 étages, ce qui laissait une éventualité d'origines de tirs assez large. La tâche allait être à présent l'inspection de ces toits d'immeubles pour retrouver toute trace, empreinte ou indice, mais il n'y croyait pas trop : un tel acte professionnel ne laissait pas la place à des négligences aussi grossières...
Slimane, le boss, avait commencé à sortir son carnet d'adresses pour contacter toute relation militaire spécialisée dans l'entrainement et l'encadrement de tireurs d'élite. Il savait que l'information de ce fait divers allait vite être diffusée et que la presse allait encore prendre le pas et empiéter, avec leur imagination débordante et déformatrice, sur ce qu'ils devaient à présent résoudre.
Le commissaire Franck Moral, quant à lui, avait la lourde et très ingrate tâche d'aller au domicile de Vincent Laffont pour informer son épouse que l'exploit sportif de son mari serait inscrit à titre posthume... Il n'aimait pas du tout ce rôle, mais il avait
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compris que Slim, le boss, ne s'en chargerait pas, car il était affairé à contacter toute relation pouvant vite le renseigner sur ce type d'individu qui avait dû s'imbiber trop fortement d'affaires telles l'assassinat de JFK, ou avait trop rêvé de jouer aux côtés de Tom Cruise dans Jack Reacher...
Franck demanda à Valérie, la secrétaire, de l'accompagner, car une présence féminine serait souhaitable au moment de l'annonce à la veuve et à la fille adolescente...
Franck n'aimait vraiment pas ce rôle ! C'était cependant un moyen de glaner tout renseignement pour comprendre et résoudre cette affaire qu'il n'aimait pas non plus...
Mais il fallait garder le Moral, car là, il n'avait, en plus de 20 ans de bons et loyaux services, jamais touché à ce type d'affaire. Il se doutait aussi que dans ce genre d'enquête, hormis la presse à laquelle il s'était plus ou moins accoutumé, il y aurait différents personnages sur l'échiquier et que ce genre de « vedette » au nom très américain de sniper pouvait attirer les foules ainsi que différents détraqués dont le profil psychologique était trop... psychologique en fait.
Certains les trouvaient intelligents, stratégiques, posés, de sang-froid... Franck n'utilisait pas tous ces qualificatifs : pour lui, c'était juste un tueur d'êtres humains. Peu importe qu'il ait été déstabilisé face aux horreurs de la guerre, battu, traumatisé durant son enfance ; pour Franck, c'était un assassin qui derrière son attitude « intelligente », « de génie », agissait surtout par lâcheté... et s'il avait fallu faire un choix, il préférait ceux avec qui il s'était retrouvé face à face.
Là, le face-à-face, il allait devoir le faire derrière cette porte du 12e étage au 23 rue Édouard Poisson à Aubervilliers.
Il laissa Valérie appuyer sur la sonnette de Nathalie, Julie et Vincent Laffont. Il avait préparé plus ou moins son speech, mais il
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savait que dans ce genre de situation, il y avait la plupart du temps 75% d'improvisation, car les réactions n'étaient jamais les mêmes. Qu'est-ce qu'il n'aimait pas ce rôle, le commissaire Franck Moral !
La porte s'ouvrit presque aussitôt comme si on les attendait derrière. En fond, on entendait « Back in Black » d’AC/DC ; c'était en effet de circonstance. Lorsque les deux flics sortirent leur carte tricolore et se présentèrent, Franck remarqua la panique qui s'empara de cette femme, blonde et très jolie, comme si ses yeux vert amande étaient devenus très sombres et que le teint de son visage perdit aussitôt de son éclat, comme une rose qui se fane instantanément, alors que quelques secondes auparavant, elle était comme envoutée par le son strident de la guitare d'Angus Young... - Madame Laffont ? commença très rapidement Franck, qui ne voulait laisser aucun temps mort.
- Oui, qu'est-ce qui se passe ? Il est arrivé quelque chose à Julie ?
Elle semblait inquiète pour sa fille. Franck savait que cette dernière avait 14 ans, donc évidemment, il comprit le premier réflexe de l'épouse-maman.
- Nous pouvons entrer, s'il vous plait, madame Laffont ?
- Bien sûr ! répondit-elle, puis elle les fit rentrer dans un grand salon très lumineux grâce aux immenses fenêtres qui offraient une vue panoramique sur le nord de Paris, où l'on apercevait très clairement le Sacré-Cœur.
Elle coupa le solo de guitare du presque sexagénaire Australo-Écossais en short puis proposa aux deux policiers de s'asseoir. Ils choisirent tous les deux une chaise plutôt que le canapé qui semblait être très, trop confortable.
- Madame Laffont, je suis au regret de vous annoncer le meurtre de votre mari Vincent.
C'était cet instant précis que Franck détestait : regarder la réaction de l'épouse sans se dérober, afin de garder toute la sincérité et la compassion exigées dans ce genre de situation et de pouvoir
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subvenir à tout besoin, toute aide qui allait être nécessaire à présent.
- Comment ça, le meurtre ?
Valérie se rapprocha de la veuve, prête et disposée à intervenir face à la réaction de la jolie Nathalie qui venait de prendre 10 ans en quelques secondes.
- En effet, votre mari a été abattu alors qu'il jouait sur un terrain de boules vers la Villette. Franck devait placer un maximum d'informations en peu de temps, cela permettait de passer en mode écoute par la suite et ainsi pouvoir mieux gérer l'influx intense d'émotion qui allait se présenter.
- Mais, comment c'est possible ?
Franck avait déjà entendu ce genre de réflexion, qui lorsqu’on l’observe est inadapté mais qui symbolisait le refus de ce qui venait d'être énoncé. Il était lui-même dépassé par cet état de fait : il est vrai que d'abattre un bouliste en milieu d'après-midi dans notre jolie capitale (cela était autant invraisemblable dans n'importe quel autre endroit, d'ailleurs !) ne comportait aucune logique humaine. Cependant Franck ne raisonnait plus trop avec cette logique, vu les individus qu'il côtoyait depuis plus de 20 ans... - Nous sommes vraiment désolés, madame Laffont ! fut la réponse qu'il jugeait la plus appropriée. Souhaitez-vous que l'on appelle un membre de votre famille, des amis, que l'on vous accompagne quelque part ?
Il y eut facilement plus de dix secondes de silence... Qu'est- ce qu'elles étaient longues, lourdes, ces secondes ! Puis la jolie Nathalie éclata en sanglots. Elle avait confiance dans les deux personnes qui étaient face à elle dans le salon et se permit donc ce lâcher d'émotions, qui à présent n'étaient plus sous contrôle. Valérie se rapprocha d'elle, la prit dans ses bras comme si elle était sa meilleure amie ou sa sœur, puis lui présenta son paquet de mouchoirs. Nathalie commençait à suffoquer tellement elle ne
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contrôlait plus ce qu’il se passait. Franck, qui avait repéré le lavabo à quelques mètres, se précipita et remplit un grand verre d'eau qu’il lui présenta d'un mouvement qui voulait dire « Prenez votre temps ».
Les deux flics se regardèrent d'un air entendu : leur association avait été efficace. Ils faisaient tout de même un effort pour ne pas partir dans leurs propres pensées : Franck, l'annonce de la mort de sa femme, il y avait presque 15 ans et Valérie celle de sa sœur... Ces deux êtres proches, décédés jeunes tout comme Vincent Laffont il y avait quelques heures.
- Je pense qu'il serait préférable que nous vous accompagnions chez la personne que vous nous indiquerez. Valérie va vous aider à prendre ce que vous voulez si vous souhaitez partir plusieurs jours.
Franck n'avait pas attendu de réponse à sa question et prenait la situation en main, car de toute évidence, Nathalie ne semblait plus en état de décider, même si les convulsions étaient moins fréquentes.
- Voulez-vous que l'on se charge de votre fille ? continua-t-il.
- Elle est chez ma mère, donc le mieux, si c'est possible, est que vous m'accompagniez là-bas, comme ça je n'ai pas à l'appeler.
Même si sa réponse avait été brève, cela lui avait demandé un tel effort pour parler qu'elle en reprenait son souffle comme si elle venait de monter les douze étages en courant.
- Pas de problème, madame, Valérie vous aide à préparer vos affaires. Donnez-moi l'adresse.
- 22 boulevard du Général Leclerc à Clichy.
- Très bien, le temps que vous vous préparez, je préviens mon supérieur.
Il ajouta un sourire très compatissant à ses paroles afin que Nathalie se sente épaulée dans une telle situation.
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- Merci beaucoup de votre attention. Servez-vous à boire ou faites- vous un café en attendant si vous voulez, finit Nathalie à l’encontre de Franck.
Franck répondit à cette offre par un sourire. 20 minutes plus tard, ils quittaient l'appartement, Valérie soutenant Nathalie dans l'ascenseur, l'aidant à s'asseoir dans la voiture de service et déposant ses bagages dans le coffre. 30 minutes plus tard, ils déposaient Nathalie chez sa mère, puis quittaient l'appartement de Clichy en ayant affronté les émotions, les pleurs, les incompréhensions de la fille et de sa grand-mère...
Le retour dans la voiture fut assez silencieux alors que Franck ramenait Valérie à son domicile, rue de Clignancourt dans le 18e. Ils avaient mené à bien cette tâche lourde et ingrate. Valérie s'était retenue de pleurer. Franck, lui, avait décidé une chose et allait s'y tenir : retrouver au plus vite ce meurtrier, qu'il puisse être « intelligent », « posé » ou totalement déséquilibré...
Il sortit son portable. - Allô Slim ?
- Oui Francky !
- T’es toujours au fort ? Parce que là, je viens de ramener Val et vais déposer la bagnole pour récupérer ma bécane que j'ai laissée au commissariat. Ça l'a un peu secoué Valérie, je lui ai dit de venir un peu plus tard demain si elle voulait dormir un peu plus, car suis pas sûr que son sommeil soit très léger et je préfère qu'elle soit en forme, vu ce qui nous attend sur ce dossier pourri.
- T’as bien fait ! Là, j'allais partir. On débriefe demain matin à l'aube, mais t'as raison, ça sent le pourri, car en plus de la presse, je crois qu'on va se taper la pression des clubs de pétanque... Et merde ! On va pas non plus nous demander de mettre des flics en planque autour des terrains de boules !
- T’as une idée sur ce coup-là ?
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- J’ai réussi à avoir deux militaires du milieu, un colonel et un capitaine, et j'ai pu récolter quelques noms potentiels. Lefèvre se met dessus demain matin, vu que c'est lui qui a recueilli presque tous les autres témoignages. Je ne suis pas certain qu'il soit dans nos fichiers, car c'est le genre de barjo assez discret. Daltrey bosse avec la scientifique, qui semble un peu dépassée apparemment et risque de rendre une copie vierge à l'examen. Et toi ça été ?
- Bof ! J'ai vu une épouse, une fille et une belle-mère totalement effondrées, plus Val à 2 doigts de prendre un anxiolytique. J'avoue que j'ai pas pu interroger la femme, car ce n’était pas du tout adapté. Merde ! Descendre un prof de gym accro à la pétanque, c'est quoi ce délire ! Un ancien élève pas content qui a fini chez les snipers ? Un mari jaloux si le prof de gym avait une maitresse ? Un concurrent si le mec était un bon dans le pointage-tirage ? Putain, quand j'y pense, tu vois toutes les possibilités ?
- Oui, je sais Francky, j'ai déjà pensé à tout ce que tu viens de me citer et je pense qu'il doit y en avoir d'autres, et sur ce coup-là on va battre le record d'interrogatoires. Il va falloir qu'on trouve vite le mobile, car s’il s'agit d'un détraqué qui tire juste pour la beauté du geste, on va vite s'épuiser. Daltrey a un peu surfé sur le net en rentrant du bord du canal et il a trouvé quelques cas similaires : un cycliste en 2008 lors d'une course en Allemagne, un joueur de golf en 2011 lors d'un championnat au Portugal, et un joueur de hockey au Canada en 1994. On pourrait se dire qu'ils s'en prennent aux sportifs, mais il a trouvé aussi un homme d'affaires qui sortait de la gare de Lyon en 2010 et une nounou dans un parc en Suède en 2002. Je crois qu'il n'y a aucun point commun entre ces histoires, sauf les mecs qui ont effectué ça : ils ont des fusibles en moins... Deux ont été écroués, le tueur du joueur de hockey au Canada et celui de la nounou en Suède. Deux tarés toujours en taule et un n'était même pas un pro, à peine s'il savait comment
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fonctionne un fusil à longue portée ! Donc, place aussi aux amateurs !
- Tu l'as dit Slim, va falloir qu'on en pose des questions pour retrouver ce barge ! Car celui-là il doit en avoir une sacrée dose.
- Bon ! Sur ce, Francky, en pleine forme demain à 8h00 et évite un film américain sur le sujet avant de te coucher, car ici on est à Paris dans le 19e et non pas à Dallas en 1963 !
- Salut Slim, passe le bonjour à Nadia.
Ayant récupéré sa fidèle monture japonaise rouge et noire, le 1000 GSX-R, Franck prit le périph’ en ayant la pensée que lui aussi pouvait être la proie de ce sniper alors qu'il roulait... Il faillit en louper la sortie pour Saint-Ouen.
Avant de se coucher, Franck regarda un DVD : La vie est belle de Franck Capra...
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