LE TEMPLIER DE LA MONTAGNE COURONNÉE - Pascale DELACOURT-STELMASINSKI
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CHAPITRE 1
V iviane venait de recevoir son affectation dans l’académie d’Amiens, au lycée professionnel Julie Daubié, à Laon, préfecture du département de l’Aisne. Elle se retrouvait loin de son Alsace natale, mais elle savait que c’était le prix à payer pour obtenir un premier poste. Elle avait travaillé dur pendant plusieurs années afin de réussir ses examens et le CAPLP (Cer-
tificat d’aptitude au professorat de lycée professionnel).
Son amour de l’enseignement lui donnait des ailes. Elle se voyait déjà devant vingt élèves studieux, désireux d’apprendre
et buvant ses paroles dans un silence parfait.
Viviane était une jolie jeune fille de vingt-trois ans, grande, mince, aux yeux bleus et aux longs cheveux bruns souvent retenus par un chouchou assorti à la couleur de ses vêtements.
Elle se présenta au proviseur qui lui fit visiter l’établissement somptueux, conçu dans un mélange d’architectures Napoléon III et contemporaine. Il lui donna quelques renseignements tout en se promenant dans les salles de classe et les différentes cours.
— Sa construction commença en octobre 1884. Les trois cent cinquante premiers élèves arrivèrent en octobre1887 et l’inauguration se déroula en 1888. Un gymnase et une cha- pelle furent également bâtis. Vous pouvez les apercevoir en contrebas.
— C’est curieux, une chapelle dans un lycée ?
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— Non, car les pensionnaires ne retournaient pas tous chez eux en fin de semaine. Ils pouvaient donc se rendre à la messe sans sortir de l’école. Vous voyez, nous sommes ici dans la cour d’honneur, elle donne sur une place qui s’appelait à cette époque Saint-Étienne, puis Saint-Martin et maintenant Ro- bert Aumont.
— Pourquoi a-t-elle changé plusieurs fois de nom ? demanda Viviane.
— Elle a pris le patronyme de l’église Saint-Étienne des Champs. À sa destruction, à la fin du XVIe siècle, elle fut rebaptisée Saint-Martin, car elle faisait face à cette abbaye.
— Et ensuite ?
— Elle est devenue la place Robert Aumont, maire de 1977 à 1983. Ici, à gauche, ce sont les appartements du proviseur, donc les miens. À côté se trouvait le parloir pour les familles qui venaient rendre visite à leurs enfants. Il a été transformé en une salle de réunion.
— Ce devait être difficile pour les élèves de rester plusieurs semaines sans voir leurs parents ! remarqua Viviane.
— C’est vrai. Il y avait aussi un amphithéâtre comme dans les facultés d’aujourd’hui, une infirmerie, un jardin et une cour pour les exercices militaires.
— Des exercices militaires ?
— Oui, cela faisait partie de l’enseignement.
— En tant que professeure d’Histoire, je suis passionnée par
vos explications.
— Cela vous intéressera également de savoir que pendant la
Première Guerre mondiale, le lycée servit d’hôpital après la bataille du Chemin des Dames. Puis, lors du second conflit, il faillit être la proie des flammes, durant le bombardement de mai 1944 qui démolit l’Hôtel-Dieu et endommagea l’église Saint-Martin.
— Heureusement qu’il n’a pas été détruit. Franchement, il
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est magnifique, sublime et s’intègre bien dans le cadre de la ville.
— Cependant, nous avons dû, au fil des années, apporter quelques touches, disons plus modernes. En 1988, de nou- veaux dortoirs furent installés dans les greniers et les anciens devinrent des salles de cours.
— On voit bien la différence de style, précisa Viviane.
— La cité scolaire abritant un lycée et un collège, les réfec- toires se révélèrent trop petits. Vous voyez, là en sous-sol, le restaurant que l’on peut découvrir grâce à cette vaste verrière.
— C’est très osé comme construction. Cela donne un cachet particulier à l’édifice. Mais j’ai une pensée pour tous ces ensei- gnants qui ont, si je puis dire, « essuyé les plâtres » en 1887, enseigné pendant des années, donnant le meilleur d’eux- mêmes à leurs élèves. Maintenant ils sont disparus et tout le monde les a oubliés.
— Certains ont laissé un souvenir impérissable. La chaire de philosophie a été occupée par quelques professeurs illustres.
— Ah bon! Qui donc?
— Le romancier et dramaturge Farigoule plus connu sous le nom de Jules Romains a enseigné ici de 1911 à 1914 ainsi que l’écrivain et philosophe Jean-Olivier Sartre de 1936 à 1937.
— En effet, c’est une belle carte de visite pour le lycée. Et qui était l’architecte ?
— Un Laonnois. Il s’appelait Georges Ermant.
Les escaliers d’époque gardaient encore la trace de tous ces pas d’enfants qui avaient passé une grande partie de leur exis- tence à apprendre, à rire, à jouer et aussi à pleurer pendant les longs week-ends loin de leurs maisons. Les cours carrées, sépa- rant chaque rangée de bâtiments, semblaient encore résonner de leurs cris et de leurs chants.
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Puis, Viviane se retrouva dans la salle des professeurs où l’agi- tation des jours de prérentrée était à son comble. Elle se sentit seule, un peu étourdie. Elle s’appuya contre un radiateur et observa la scène qui se déroulait devant elle.
— Les livres de sciences ne sont pas arrivés.
— Es-tu satisfaite de ton emploi du temps ?
— Y a-t-il de nouveaux élèves dans la classe depuis l’année
dernière ?
— Tiens, bonjour, tu es nouvelle ?
— Oui, je m’appelle Viviane et vous ?
— Moi c’est Claudine, mais tu peux me tutoyer. Nous
sommes une grande famille et tout le monde se dit « tu ».
— Merci. Je ne connais personne.
— Ne t’inquiète pas, tu feras vite connaissance. Viens, je vais
te présenter à l’équipe pédagogique.
Viviane se sentit mieux. Elle sourit, serra de nombreuses
mains et embrassa plusieurs professeurs qui lui souhaitèrent la bienvenue.
— Bonjour, je suis Olivier, prof de maths.
— Est-ce que les élèves sont difficiles ?
— Parfois, c’est un peu dur, mais rien de comparable avec
certaines académies. Quels niveaux auras-tu ?
— Une classe de Seconde et une de Terminale.
— La Seconde sera plus compliquée à gérer, car ce sont de
très jeunes élèves.
La première heure de cours de Viviane fut très différente de
ce qu’elle imaginait. Trente-cinq élèves la regardaient d’un air méfiant. Ils la détaillaient de la tête aux pieds et ne se privaient pas d’échanger des commentaires sur sa tenue vestimentaire, son maquillage et sa coiffure.
— Bonjour, je suis votre professeure de Lettres modernes, Histoire et Géographie. Nous allons passer six heures par se- maine ensemble.
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— Tant que ça ? murmura un élève.
Viviane comprit que la tâche ne serait pas facile. Mais elle aimait déjà ces jeunes personnes nullement intimidées par leur nouvelle enseignante.
Le cours terminé, Viviane regagna sa chambre. Le proviseur lui avait octroyé une pièce à l’intérieur du lycée jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un studio en ville. Elle s’assit sur le lit en soupirant et se parla à elle-même :
— L’Histoire et la Géographie ne passionnent pas les élèves.
Le lendemain matin, elle ouvrit les rideaux et contempla la vue qui s’offrait à elle. Le soleil se levait et irisait les pierres de la cathédrale. Le monument se colorait de rose et d’orangé tandis que la boule de feu se hissait dans le ciel bleuté.
— Il faudra que je prépare un cours sur Notre-Dame de Laon, dit-elle à l’une de ses collègues.
— Oui, mais tu as un programme à respecter et je ne crois pas que cela soit prévu, répondit-elle.
— Je sais exactement ce que je dois enseigner, mais rien ne m’empêche parfois d’ouvrir une parenthèse sur l’Histoire de la ville dans laquelle nous vivons.
— Bien sûr, mais surtout pas en présence d’un inspecteur, d’autant que tu débutes dans la profession.
— Merci pour le conseil, je ferai attention, assura Viviane.
Le soir, en sortant du lycée, elle reprit sa quête de logis. Cer- taines agences immobilières la reçurent sèchement :
— Il aurait fallu vous y prendre avant, Madame. À la rentrée, c’est un peu tard, il me semble.
Viviane répondit sur le même ton :
— Monsieur, j’ai reçu mon affectation au début du mois de septembre, je ne vois pas comment j’aurais pu commencer mes recherches avant !
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L’homme s’adoucit :
— Bon ! Je vais regarder ce qu’il me reste. Attendez ! J’ai bien quelque chose, mais ce n’est pas très grand, c’est un meublé.
— Je suis seule, cela me suffira.
— Il est situé dans une toute petite rue du quartier médiéval, sur le Plateau.
— C’est parfait, je n’ai pas de voiture, je pourrai me rendre au lycée à pied.
— Eh bien, quand souhaitez-vous le visiter ?
— Mercredi après-midi, à partir de 14 heures.
— D’accord. Je vous attendrai à l’agence et nous irons en-
semble rue Georges Ermant.
— Georges Ermant ? L’architecte qui a construit la cité sco-
laire place Robert Aumont ?
— En effet, Madame! Je vois que vous connaissez déjà la
ville.
Le logement se trouvait à l’étage d’une très ancienne mai- son. Viviane escalada l’escalier en colimaçon. Il craquait et la rampe tremblait sous sa main. L’agent immobilier la précé- dait, il soufflait, s’essuyait le front et s’arrêtait toutes les deux marches. Il sortit une énorme clé. La porte s’ouvrit et Viviane pénétra dans la pièce.
Le plafond très bas était orné de poutres en bois sculpté. Il faisait sombre malgré le soleil qui illuminait le ciel. Une fenêtre sans volets donnait sur une rue typique du Moyen- Âge. Viviane fit le tour. Dans un coin, une kitchenette mi- nuscule proposait un évier, une plaque électrique, un petit frigo, un micro-ondes et un placard. Dans un autre angle, une banquette-lit et une télévision faisaient office de salon. Une douche exiguë occupait le troisième renfoncement et une table pouvant servir de bureau s’encastrait dans le quatrième recoin.
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— Alors qu’en pensez-vous ? demanda l’agent.
— C’est petit et puis il ne fait pas très clair.
— Oui, je sais, mais c’est tout ce que je peux vous proposer.
Ensuite, il me reste des appartements beaucoup plus grands en ville basse.
— Non, cela ne peut pas me convenir. Quel est le prix de la location ?
— Trois cents euros, charges comprises.
— C’est un peu cher !
— Vous êtes sur le Plateau, dans la zone touristique.
— Il y a beaucoup de touristes ?
L’homme répondit :
— Oui ! Surtout l’été !
— Ecoutez, je le prends. De toute façon, je n’ai pas le choix. — OK, retournons à l’agence pour remplir les papiers. Viviane s’installa dans son petit nid et reprit le chemin du
lycée. Elle appela sa mère :
— Maman, je suis déjà fatiguée, tu te rends compte. Les
élèves sont gentils, mais ils ne s’intéressent à rien et pourtant j’ai tant de choses à leur apprendre.
— Ma fille, c’est le début, tu n’as peut-être pas encore la manière, cela viendra, ne te décourage pas.
— Merci, bisous Maman, à bientôt. Mais ne t’inquiète pas, tout va bien.
Viviane tira les gros doubles-rideaux verts et se coucha. Elle se retourna longtemps avant de trouver le sommeil. Elle dor- mait quand soudain un souffle passa sur son visage et la réveil- la. La jeune fille alluma la lampe de chevet et scruta la pièce. Elle se leva, vérifia les fermetures de la porte et de la fenêtre, se recoucha et se rendormit.
Le lendemain matin, Viviane avait tout oublié. Elle se rendit au lycée pour assurer ses heures de cours.
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— Vous êtes scolarisés au lycée Julie Daubié. Qui était cette femme? Avez-vous fait des recherches? Sur Internet, par exemple ?
— Nan.
— En fait, Julie Daubié s’appelait Julie-Victoire Daubié. Née le 26 mars 1824 à Bains-les-Bains dans les Vosges, elle fut la première femme française autorisée à se présenter au bacca- lauréat à Lyon. Elle l’obtint le 17 août 1861. Voilà pourquoi votre lycée a choisi ce nom. Y a-t-il des questions ?
— Nan!
Viviane soupira et reprit sa leçon.
Le soir, elle rentra chez elle et s’installa à son bureau pour corriger un paquet de copies. À vingt-trois heures, elle se mit au lit. La nuit tombait, angoissante malgré tout. Les reflets tremblants de la lune semblaient dessiner des fantômes égarés qui sombraient tout à coup sur la petite rue moyenâgeuse.
Soudain, une brise chaude et légère effleura ses joues. Elle se releva d’un bond et observa la pièce avec inquiétude.
Elle ne réussit pas à se rendormir et rejoignit sa classe dès huit heures.
— Bonjour Viviane, que se passe-t-il ? Tu as une petite mine ! — Bonjour Olivier. Ce n’est rien, je n’ai pas bien dormi.
Le week-end suivant, Viviane décida de commencer la dé- couverte de la ville. Elle visita d’abord la cathédrale afin de préparer le cours qu’elle destinait à ses élèves.
Lorsqu’elle arriva sur le parvis, elle s’extasia :
— Mon Dieu! Qu’elle est belle! Dans les magazines et les reportages, on cite toujours les cathédrales d’Amiens et de Reims. On ne parle jamais de celle de Laon ! Et pourtant, elle est magnifique !
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Elle se recula pour apprécier l’immensité de la bâtisse qui se dévoilait dans toute sa splendeur. Les cinq tours majestueuses se découpaient avec élégance dans le ciel bleu pâle.
— Sa construction dura quatre-vingts ans, de 1155 à 1235. C’est très peu, vu le résultat grandiose, commenta Viviane. J’adore ce style gothique.
Dominant la ville, les batailles et les conflits, elle s’élançait toujours avec le même enthousiasme et la même envie d’exhi- ber au monde entier le prestige et la grâce de ses trois somp- tueuses façades. Ce joyau architectural couronnait la butte de Laon depuis des siècles sans jamais faillir.
Armée d’un stylo et d’un carnet, Viviane prenait des notes comme une élève soucieuse de réussir au mieux l’exposé de- mandé par le professeur.
— Voyons, voyons! J’ai lu une légende qui me plaît beau- coup.
« Les pierres destinées à la reconstruction d’une partie de la cathédrale incendiée étaient transportées par des charrettes que tiraient quatre boeufs. Ils devaient monter la butte, ce qui était très difficile avec leur chargement. Un jour, l’un des animaux s’écroula, incapable d’aller plus loin. Alors, un boeuf éblouissant, aux cornes brillantes et au corps étincelant apparut dans le ciel, prit la place de celui qui était épuisé, et tira le chariot au sommet de la colline. Ensuite, il disparut dans les nuages. »
C’est en son honneur que seize statues de boeufs grandeur nature ornent les deux tours de la façade occidentale.
Viviane entra et se sentit perdue dans le dédale des voûtes. L’immense nef et le choeur inspiraient le recueillement. Elle leva les yeux et découvrit les roses en vitrail. La plus belle, celle des sept arts libéraux, irradiait sur le côté nord du tran- sept. Les chanoines avaient tenu à représenter la rhétorique,
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la musique, la grammaire, la géométrie, la sagesse ou la philo- sophie, la dialectique, la médecine, l’astronomie et l’arithmé- tique, ces disciplines enseignées au Moyen-Âge. Les couleurs bleues enflammées par le soleil d’automne se mariaient très élégamment avec l’ocre clair des pierres.
Viviane s’approcha de l’autel. Elle ne fit pas le signe de croix ni ne s’agenouilla. Mais l’atmosphère pieuse du lieu de culte la transporta. Elle s’assit sur un banc.
La jeune fille n’en finissait pas d’admirer ce monument imposant, mais léger et délicat comme une dentelle jaillie de fuseaux enchantés.
Puis, elle se leva et s’en fut dans les travées de la nef. Elle avan- çait à petits pas comme pour mieux s’imprégner de l’ambiance feutrée du site quand soudain son pied resta figé en l’air.
— Mon Dieu, j’allais marcher sur une tombe, murmura-t- elle.
Elle se retourna et découvrit de nombreuses dalles funéraires incrustées dans le sol.
— Les entrailles de la cathédrale conservent les corps des cha- noines ou peut-être des évêques, je ne sais pas. Des hommes d’Église qui ont vécu au Moyen-Âge et qui ont légué leur foi à Dieu et à sa majestueuse maison.
Le coeur encore tout étourdi par cette rencontre avec l’âme de la ville de Laon, elle sortit sur la place, conquise par cet endroit magique.
Les vacances de la Toussaint arrivèrent. Viviane prit le train vers le Grand Est où sa mère l’attendait, sur le quai de la gare, à Munster.
— Bonjour ma chérie, je suis contente de te revoir. Tu as maigri ?
— Un peu Maman, mais ne t’inquiète pas.
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Elles regagnèrent Stosswihr, là où se trouvait le domicile familial. Ce petit bourg du Haut-Rhin situé à quelques kilo- mètres du Hohneck et du Col de la Schlucht offrait des pay- sages bucoliques. Des troupeaux de vaches à la robe blanc et noir musardaient dans les pâturages verdoyants.
— Papa va bientôt revenir. Nous l’attendrons pour dîner. Pour l’instant, repose-toi.
Soudain, la porte s’ouvrit avec vigueur, laissant entrer le par- fum automnal des arbustes décorant le jardinet.
— Ma chérie, te voilà, comme tu m’as manqué.
— Bonjour Papa. Je vais passer quinze jours avec vous, quel bonheur !
La famille dégusta la choucroute traditionnelle suivie d’un munster frais arrosé de kirsch. Puis elle passa au salon.
— Alors, raconte-nous ! Comment ça va ? Le lycée ?
— Oui ! Raconte-nous tout ! enchaîna son père.
Viviane ouvrit la bouche pour répondre et soudain de grosses
larmes coulèrent sur ses joues amaigries :
— Oh! Si vous saviez! C’est très dur! Les élèves sont diffi-
ciles, ils n’écoutent pas, ils se moquent de tout. J’essaie d’atti- rer leur attention sur ce qui les entoure, leur ville, l’Histoire, mais non, rien ne les intéresse. Je suis toute seule, j’ai des col- lègues, mais pas d’amis, mon logement est tout petit, c’est à peine si je peux me retourner.
— Ma pauvre chérie. Au téléphone, tu disais que tout allait bien !
— Je ne voulais pas vous inquiéter et puis dans mon studio, il se passe des choses bizarres.
— Quoi donc ? demanda la mère, très inquiète.
— Vous allez me prendre pour une folle, mais la nuit, je sens un souffle sur mon visage.
— Mais c’est horrible ! s’exclama la mère de Viviane.
— Voyons! Voyons! temporisa son mari. Pas de panique. Il
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faut essayer de réfléchir. Peut-être y a-t-il un courant d’air? As-tu vérifié toutes les ouvertures ?
— Papa, il n’y a qu’une porte et une fenêtre. Elles sont bien fermées, même les rideaux ne bougent pas.
— Je pense que c’est la fatigue qui crée cette sensation bi- zarre, répondit le père.
— Tu as sans doute raison. D’ailleurs, la nuit avant mon départ, tout a été calme.
— Ah ! Tu vois ! C’est le stress. Demain, nous irons nous pro- mener, cela te fera du bien.
Viviane acquiesça, sécha ses larmes et monta se coucher.
Le lendemain, Viviane retrouva son cher village. Elle arpenta les rues sous un soleil d’automne. Les feuilles dorées voletaient dans le ciel avant de se poser sur l’herbe encore verte. C’était une charmante localité d’environ mille quatre cents âmes, ar- rosée par la Petite Fecht, jolie rivière chantant sur les cailloux.
L’Église catholique et son clocher se découpaient sur les montagnes couvertes de sapins. La mairie, maison stylée à co- lombages, trônait sur une place. À gauche, au bout de la rue, l’Église protestante s’élançait au-dessus des maisons.
Viviane se ressourça, respira l’air vivifiant d’Alsace, puis elle repartit à Laon affronter les mois les plus longs et les plus noirs jusqu’à Noël.
— Bonjour Viviane, as-tu passé de bonnes vacances ?
— Oui, merci et toi Olivier ?
— Je suis resté à Laon. Je finis à 18 heures, voudrais-tu venir
boire un verre avec moi ?
— Avec plaisir, à ce soir.
Ils se retrouvèrent dans un café de la ville.
— Alors ? Est-ce que tout va bien pour toi ? demanda Olivier
en souriant.
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— Oui, j’ai eu un peu de mal à m’adapter, c’est mon premier poste et puis je ne voyais pas les élèves comme ça.
— Ah ! Tu les imaginais comment ? Sages comme des images ? ironisa Olivier.
— Eh bien, c’est vrai.
Ils discutèrent une partie de la soirée.
— Je vais rentrer, il se fait tard.
— Bonne nuit, Viviane, à demain.
Elle se coucha et s’endormit aussitôt. Au milieu de la nuit,
elle sentit un souffle balayer ses joues. Le lendemain, elle se rendit à l’agence immobilière qui lui avait loué le studio.
— Bonjour Monsieur, je souhaiterais savoir qui habitait l’ap- partement avant moi.
— Mais, Madame, je n’ai pas le droit de vous donner ces renseignements, il s’agit de la vie privée des personnes.
— Je sais, Monsieur, mais c’est très important, il faut que je le sache, insista Viviane.
— Je regrette, c’est impossible.
— Ce locataire a oublié quelque chose dans le placard, men- tit Viviane.
— Ah bon! Et quoi donc?
— Euh... Euh.... Un portefeuille avec cent cinquante euros. — C’est différent. Je vais consulter la fiche de votre loge-
ment, je ne sais pas tout par coeur.
— Voilà, c’est une jeune fille qui s’appelle..... attendez voir.
Ah ! Elle est décédée.
— Décédée ? Que lui est-il arrivé ? demanda Viviane, stupé-
faite.
— Je ne sais pas.
— Pouvez-vous me donner son nom ?
— Hortense Cinquat. Son contrat de location s’est terminé
le 15 mars de l’année dernière. Mais j’ignore la cause de son décès.
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— Je vous remercie, au revoir Monsieur.
Viviane pénétra dans les bureaux du journal local « l’Union », afin de rechercher un article concernant Hortense. Au bout d’une heure, elle se pencha sur un texte :
« Une jeune étudiante à l’IUT de Laon, Hortense Cinquat, âgée de vingt ans, a été retrouvée sans vie à son domicile, rue Georges Ermant. L’autopsie a permis de conclure à un suicide. Elle n’a pas laissé de lettre expliquant son geste ».
Viviane rentra chez elle, effarée. Elle referma la porte et son regard se porta sur la banquette où la jeune fille s’était éteinte. — Mon Dieu, depuis plusieurs mois je dors dans le lit où Hortense a mis fin à ses jours. C’est horrible ! Il faut que j’en
sache un peu plus sur cette affaire.
Elle consulta l’annuaire et trouva l’adresse d’un Cinquat Théodore. Elle composa le numéro :
— Allo ? Qui est à l’appareil ?
— Bonjour Monsieur Cinquat. Je suis Viviane Watel et je souhaiterais vous rencontrer au sujet de votre fille Hortense.
L’homme raccrocha sans dire un mot. Viviane appela de nouveau :
— Je vous en prie, Monsieur, c’est très important. Il faut absolument que je vous parle.
— Je n’ai rien à dire. Hortense n’est plus. C’est tout. L’his- toire s’arrête là.
— Non, l’histoire continue. Il pourrait y avoir d’autres décès. Il ne faut pas qu’Hortense soit morte pour rien.
— Parce que vous trouvez que l’on peut mourir pour quelque chose ?
— Je me suis mal exprimée, Monsieur. Je voulais dire qu’on pourrait éviter d’autres drames.
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— Je vous attends demain à dix heures.
Viviane dut demander à déplacer ses heures de cours afin de se rendre à son rendez-vous.
— Bonjour Monsieur, excusez-moi de vous rappeler de si mauvais souvenirs. Votre fille s’est-elle suicidée ?
— Oui, elle a absorbé une grande quantité de barbituriques sans laisser de mot d’explication. De plus, elle était très se- crète, elle ne parlait pas beaucoup. Vous savez, les jeunes n’ont pas grand-chose à raconter à leur vieux père.
— Elle se confiait peut-être davantage à sa mère ?
— Ma pauvre femme nous a quittés il y a bientôt cinq ans. — Je suis désolée.
— Hortense ne s’est jamais remise de la perte de sa maman. — Elle n’acceptait pas son départ ! Peut-être a-t-elle voulu la
rejoindre ?
— Elle n’aurait pas attendu cinq ans pour passer à l’acte.
Enfin, je suppose ! répondit Monsieur Cinquat.
— Ou bien, s’agissait-il d’une peine de coeur ?
— Non, je pense qu’elle n’avait pas de petit ami. Elle sortait
très peu. Elle était étudiante à l’IUT et travaillait dur pour obtenir une capacité en droit. Elle rêvait d’exercer un métier dans le domaine de la justice et de s’occuper d’enfants en dé- tresse. Si elle m’avait parlé de ses problèmes, j’aurais pu l’aider. Nous aurions cherché une solution ensemble.
— Qu’est-il arrivé alors ?
— Elle habitait un meublé en ville haute et depuis son em- ménagement, elle avait peur.
— Peur de quoi ?
— La nuit, elle sentait un souffle sur son visage.
— Un souffle sur son visage ? répéta Viviane. A-t-elle su d’où
il venait ?
— Non. Parfois, elle se forçait à ne pas dormir. — Et alors ?
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— Il ne se passait rien. C’était seulement pendant son som- meil et cela la réveillait toujours.
— Vous pensez qu’il y a un rapport avec son suicide ?
— Je l’ignore. Et cela me mine, je souhaiterais tellement sa- voir pourquoi elle a voulu disparaître.
— Monsieur, je suis venue vous voir parce que j’habite le studio dans lequel elle vivait et moi aussi je sens un souffle sur ma figure presque toutes les nuits.
— Madame, vous devriez déménager, ce logement est sûre- ment hanté !
— Je ne crois pas aux fantômes et je n’ai pas les moyens de changer de domicile.
— Hortense non plus ne croyait pas aux fantômes et pour- tant elle était bien obligée d’admettre qu’il se passait des choses bizarres dans son appartement.
— Il doit y avoir une raison. Je compte bien la trouver.
— Madame, aidez-moi à comprendre pourquoi ma petite fille est partie, pourquoi elle a voulu quitter ce monde sans penser à mon chagrin. Elle devait vraiment souffrir pour aban- donner tout ce qu’elle avait entrepris.
— Je vous le promets, Monsieur. — Au revoir, Madame.