LE SILENCE DES OLIVIERS - Monique LE DANTEC
PREMIÈRES PAGES
A R T U S
1.
Ce fut au moment où Artus franchissait le portail de Lou Cigalou que la joie, le soulagement et l’assurance se catalysèrent en une émotion violente et si subite qu’elle lui en coupa le souffle. L’avenir s’offrait à lui !
Le coeur battant, le sourire grimaçant, il freina et se gara au bord du chemin. Descendant de la Jaguar d’un pas incertain, il hésita sur la conduite à adopter, traversa le sentier, ouvrit la boîte aux lettres fixée au tronc noueux, mit en boule un prospectus publicitaire, posa un regard distrait sur la dizaine d’enveloppes du courrier, pesta tout haut que Claire ne soit pas venue le chercher ce matin, jeta le tout sur un siège de la voiture et soupira.
Il fit tous ces gestes mécaniquement, comme si son esprit s’était soudain dissocié de son corps. L’envie le saisit de continuer à pied. Mais les deux kilomètres qui séparaient l’entrée du domaine au mas le découragèrent.
Pourtant, un peu de marche aurait pu calmer cette incroyable effervescence qui le tenaillait. Y renonçant toutefois, il s’appuya dos à la carrosserie, sortit un paquet de cigarettes de la poche de son blouson, actionna le briquet d’une main tremblante, en alluma une qu’il aspira fiévreusement, n’en prit aucun plaisir et l’écrasa au sol d’un pied nerveux.
Il respirait vite, trop vite. Portant la paume à sa poitrine, il inspira puis expira à fond à plusieurs reprises. Ce n’était pas le moment de faire un infarctus ! Ces jours derniers avaient été si fabuleux, si riches en évènements, si intenses en discussions qu’il les avait vécus comme emporté par un ouragan. Sûr qu’il en subissait maintenant le contrecoup !
Mais l’essentiel était que son rêve allait enfin se réaliser ! C’était désormais une quasi-certitude. La preuve matérielle se trouvait dans le coffre de la voiture, symbole parfait de la reconnaissance suprême. Juste un ultime accord à obtenir dans quelques semaines, facile à son avis, et ce serait la gloire.
À l’horizon de sa conscience, une idée insidieuse lui troubla l’esprit. Cette sale petite pensée récurrente et sournoise, qui se ranimait toujours à des instants inopportuns, que les ans ne parvenaient pas à enrayer.
Le sourire s’effaça, une faible rougeur colora ses joues, un tic nerveux tirailla sa lèvre supérieure. Comme d’habitude, il la chassa, impitoyable, comme il l’aurait fait d’un insecte dérangeant.
Puis la joie réapparut sur ses traits. Les battements de son coeur se calmèrent, sa respiration se régula, la sérénité revint dans son âme.
Il laissa vaguer son regard sur la mer d’oliviers qui s’étendait sur la colline. Au loin en contrebas, au-delà des frontières du domaine, la Durance qui serpentait mollement entre les monts du Lubéron scintillait dans le soleil déclinant. Il lui sembla qu’elle brillait aujourd’hui d’un éclat neuf.
Un vent léger soufflait au ras du sol, berçant les coquelicots qui ponctuaient l’herbe de leurs taches sanglantes entre les rangées d’arbres.
Ceux-ci, en cette fin d’avril, étaient en pleine floraison. Il coupa avec délicatesse un petit rameau sur une branche. Plusieurs grappes de fleurs blanches et odorantes se dressaient à l’aisselle des feuilles. Il respira avec volupté les inflorescences. Cette senteur le transporta vers le passé, vers sa mère dont il avait hérité du domaine, qui le tenait elle-même de ses parents.
C’était la moitié de son enfance qui se trouvait là, dans le silence des oliviers. L’autre, du côté de son père, se situait en Bretagne. C’était alors le bruit des vagues se brisant sur les rochers qui lui évoquaient les histoires d’antan.
Selon l’intensité des vents, il avait souvent remarqué une grande similitude entre les chants de ses souvenirs. Les images et les sons s’entrechoquèrent dans sa mémoire. Mais le présent se rappela à lui de manière péremptoire.
Méticuleusement, il saisit entre le pouce et l’index une feuille simple, enroulée sur les bords, au pétiole court et à l’extrémité pointue, qui variait du vert tendre au blanc grisâtre. Il la détacha de la tige fine, l’examina avec attention. La posant avec délicatesse dans la paume de la main, il la lissa un moment avec le doigt, pensif.
Un léger rire s’échappa de sa gorge. La branche d’olivier, le signe du destin ! Il sentit la force couler en lui.
C’était une fin d’après-midi comme il les aimait. La lumière, ocre et rasante, préludait une nuit paisible. L’air, chargé de parfums doux et sucrés, était d’une chaleur insolite pour ce printemps déjà estival.
Des nuages roses s’ourlaient de pourpre dans le soleil couchant et s’étiraient dans le ciel en filant vers le Nord. Les oliviers, à perte de vue, étaient baignés d’une aura dorée.
Autour de lui s’allongeaient les ombres. Il se félicita d’avoir pris toutes les dispositions nécessaires afin d’éviter des déplacements intempestifs ces prochaines semaines vers la capitale. Il comptait passer un été tranquille ici, dans l’attente de la cérémonie prévue à la rentrée.
Autant il avait été pressé d’arriver chez lui pendant tout le trajet, dépassant tous les véhicules qui gênaient sa conduite, autant maintenant, dès les premiers mètres franchis sur ses terres, il se sentait happé par l’atmosphère paisible du lieu. Mais il savait qu’il ne finirait pas sa vie au même endroit à laisser couler les jours. Il rêvait d’autres horizons.
Toujours adossé à la voiture, il chercha du regard les ouvriers agricoles et n’en vit aucun. Les seules traces qui témoignaient de leur présence récente étaient les monceaux de branchages non ramassés au pied de l’arbre qui passeraient bientôt à la broyeuse.
Il se trouvait là dans un secteur d’oliviers anciens qu’il avait prévu de remettre en production. Une taille de rénovation était en cours sur plusieurs rangées.
Le corps de bâtiment où demeuraient les employés, invisible de cet endroit, se situait à une bonne centaine de mètres derrière le bosquet de chênes-lièges. Il ne vit aucun mouvement particulier dans le coin. Les hommes devaient être déjà à table devant la télévision. Parfois, le soir, des sonorités slaves envahissaient la zone, pleine de cris, de musique, de rires et de chants. Mais aujourd’hui, tout était calme.
Quant à Roberto, le régisseur, son logement se trouvait à l’opposé de l’oliveraie, dans l’ancien moulin à huile transformé en maison d’habitation. Il avait fini par convaincre Artus, réticent, après de longues et impétueuses discussions, de la nécessité d’en construire un autre plus moderne et surtout plus rentable.
Le nouveau était situé sur une colline. Son toit banal de bardeaux émergeait de la dernière plantation d’oliviers, ce qui irritait Artus dès que son regard se portait dessus. Il n’aurait jamais dû céder à Roberto !
Les jeunes plants dessinaient un rectangle plus clair parmi les milliers d’autres répartis sur les plusieurs centaines d’hectares qui composaient Lou Cigalou.
Au loin, le tintement d’une clochette charrié par le vent rompit un instant le silence. Claire devait être en train de faire rentrer les chèvres. Sa dernière lubie, ses « filles » comme elle les appelait !
Il avait laissé faire, après tout, avec le travail qu’elle abattait, il pouvait bien lui accorder une distraction. Mais l’élevage de ces bestioles, quelle idée !
Elle s’était même lancée dans la production de fromages. Encore heureux qu’elle n’ait pas exprimé le désir de les vendre sur le marché ! Mais, avec les employés qui vivaient ici, ils étaient consommés au fur et à mesure. Il imaginait mal Claire se commettre dans ce genre d’activités, aussi bucoliques soient-elles. Cela lui provoquait un sourire parfois, mais l’agaçait presque toujours.
Le soleil maintenant se laissait entamer par le massif rocheux dans une brume orangée, faisant chatoyer la mer ondulante des oliviers. La Durance semblait figée dans son cours en reflétant le brasier du couchant.
Artus contempla un albatros égaré dans le ciel de haute Provence, qui planait majestueusement, s’abandonnant à la brise. Il aurait aimé, en ce moment, être l’oiseau. Aller et venir ainsi des terres vers les flots, puis des côtes vers des horizons nouveaux. Il soupira avec mélancolie.
Puis il se dit qu’il était temps de rentrer, que Claire devait commencer à s’inquiéter. Il lui avait téléphoné au moment où il passait Gap, l’informant de son arrivée imminente.
Il s’accorda encore quelques instants de plénitude, décidant d’attendre la disparition ultime du soleil derrière les monts. Celle-ci se fit dans une grande éclaboussure d’ocre et de mauve.
Réintégrant la Jaguar, il emprunta le sentier mamelonné et poussiéreux en direction de sa demeure, slalomant avec précaution en cahotant, tentant d’éviter ornières et nids-de-poule qui se jetaient sous ses roues.
Il devait absolument voir avec Roberto le moyen de rendre cette cavée plus praticable ! Des semaines qu’il songeait à en parler, oubliant aussitôt, absorbé par d’autres tâches plus essentielles. Mais c’était décidé, il lui en toucherait deux mots dès demain, le blâmant par la même occasion de ne pas avoir résolu le problème lui-même !
Le chemin débouchait sur une sorte de large esplanade gravillonnée rase de toute plantation. Il avait fait agrandir la zone de sécurité l’an dernier, à la suite d’un incendie derrière l’habitation. Deux hectares qui avaient brûlé en quelques instants. Il avait encore l’odeur de la résine et de fumée dans les narines.
Des langues de feu s’enroulaient autour des troncs. De hautes flammes rouges se tordaient en hurlant. Quelques pins parasols et des oléastres trop près du mas avaient été carbonisés en quelques minutes.
Il avait bien cru que la maison allait subir le même sort. Les journaliers n’avaient pu passer par le chemin ni par les oliviers qui flambaient aussi. Seul Roberto avait pu venir leur donner un coup de main. Mais trois personnes étaient nettement insuffisantes devant l’ampleur du feu.
Les pompiers étaient arrivés un peu plus tard, efficaces. Il avait suivi leurs conseils d’aménagement des abords. Il avait également fait construire une piscine quelques semaines après, plus d’ailleurs comme réserve d’eau potentielle que d’espace de loisir.
Claire avait été ravie. Précédemment, elle en avait fait plusieurs fois, timidement, la suggestion. Surtout avec les chaleurs d’été qui venaient. Mais ce projet n’intéressait pas vraiment Artus. Il ne savait pas nager, détail qu’il s’était bien gardé d’avouer, et ne s’y était jamais baigné, prétextant qu’il n’aimait pas les eaux stagnantes, que seuls les mers et les océans avaient sa faveur... L’incendie avait été au moins l’occasion d’une telle réalisation.
Une partie du bassin se révélait derrière la maison, plus bas. Un escalier de vieilles pierres errodées bordé de vasques de pétunias et de plantes grasses y conduisait. Le plan d’eau s’imprégnait du crépuscule violet.
Justement, où se trouvait-elle donc, Claire ? Les chèvres devaient être rentrées maintenant. Curieusement, elle n’apparaissait pas sur le devant de la porte. Diable, elle avait pourtant dû entendre la voiture arriver !
Il se gara sous un auvent perpendiculaire au bâtiment principal et se dirigea vers l’entrée, le front barré d’une interrogation.
La demeure, au centre du terre-plein gravillonné, ressemblait à un vaisseau de moellons ocre qu’illuminait une bougainvillée exubérante. La lumière vespérale dorait les tuiles de jaune d’or à brun profond en fonction de la hauteur des différents toits qui se juxtaposaient.
Gravissant une volée de marches, il poussa la porte d’un geste brusque.
— Claire ?
Ornant le silence, seul le tic-tac de l’horloge lui répondit, hypnotique et exaspérant. Artus réitéra son appel, un filet d’impatience dans la voix.
Mais il dut se rendre très vite à l’évidence, la maison était vide de tout occupant. En maugréant, il alla décharger le coffre de la voiture de ses bagages, en commençant par une housse rebondie de vêtements qu’il porta immédiatement dans sa chambre et qu’il posa sur le lit avec précaution. Une fois les valises montées, il redescendit dans le séjour et se versa une rasade de whisky au bar. Puis il prit place dans l’un des fauteuils en cuir du salon, faisant tournoyer dans le verre les ors moirés de l’alcool.
Une des fenêtres était restée ouverte. La brise gonflait les tentures grèges. Preuve que Claire ne devait pas être loin. Elle fermait toujours à clé quand elle quittait le domaine. Que faisait-elle donc à cette heure-ci dehors ?
Il balaya la pièce d’un oeil torve, remarqua que les voûtes n’avaient pas été blanchies comme il l’avait ordonné avant son départ. Par contre, la cheminée qui occupait toute la paroi du fond avait bien été nettoyée. Des bûches surmontées d’un tas de branchages n’attendaient que l’allumette pour s’embraser.
L’âtre était le coeur de la maison. Il lui accordait une attention toute particulière et exigeait une flambée tous les soirs. Du fait de l’épaisseur de la maçonnerie, la fraîcheur à l’intérieur du mas était constante, même lors des grosses chaleurs d’été. Il s’en réjouissait.
Il se leva pesamment, alla faire du feu. Quelques instants plus tard, la flamme montait, droite et claire, dessinant des reflets sur les murs blancs.
Il reprit place dans son fauteuil après avoir ouvert une autre porte-fenêtre et savoura lentement son whisky. Le soir qui tombait s’habitait du chant des cigales.
De grands meubles en bois de noyer occupaient la salle, dénichés chez les antiquaires de Provence. Un buffet bas à doucine recouvert d’un marbre noir, une armoire monumentale de style Restauration dans laquelle étaient rangés la télévision et tous les appareils hi-fi, des guéridons et des consoles disséminés ça et là, un canapé d’angle en cuir brun et quelques profondes bergères composaient le décor. Sans oublier les vitraux qui ornaient les fenêtres et qui avaient été créés par un maître-verrier qu’il avait fait venir de Paris. Le jour, la lumière du soleil irradiait à travers eux des couleurs somptueuses et magiques dont il ne se lassait pas.
Artus avait choisi chaque élément lui-même, avec patience et détermination, comme pour tout le mobilier de la maison. L’aménagement de chacune des douze pièces avait été soigneusement pensé.
Affaire de goût, lui disait parfois Claire qui n’attachait aucune importance à ce genre de détails, auquel il répondait que le goût s’apprenait, qu’il ne s’agissait pas de hasard, mais de savoir !
Mais l’endroit qu’il préférait était son cabinet-bibliothèque attenant au salon. Des centaines de livres occupaient les quatre murs sur plusieurs rangées auxquelles il accédait pour certaines par une échelle.
C’était son lieu à lui, et à lui seul. Même, Claire n’y pénétrait pas. Elle avait son bureau à l’étage, où se gérait tout l’administratif du domaine et, bien entendu, les travaux littéraires qu’il lui confiait, consistant en une tâche colossale.
Claire était multiple. Engagée comme simple assistante il y avait une vingtaine d’années lorsqu’elle s’était présentée à lui de manière spontanée, bardée de diplômes, elle s’était révélée très vite indispensable, manifestant un dévouement qui n’avait d’égal que l’admiration qu’elle lui portait, dont il se nourrissait avec délectation.
Peu de temps après, elle était également devenue sa maîtresse, sans combat. Au fil des ans, elle était son miroir autant que sa chose. Mais vis-à-vis des ouvriers agricoles et principalement de Roberto, elle n’était qu’une employée. Lui était le maître incontesté et Claire la servante. D’une grande culture, certes, intelligente et discrète, qui avait su prendre la place de l’épouse dans le lit conjugal bien avant que le divorce d’Artus soit entamé.
Et cela, Roberto, que sa femme avait quitté sans explication, ne lui pardonnait pas. Il n’acceptait aucun ordre d’elle.
Leurs relations étaient souvent houleuses. La rage de Roberto s’exacerbait devant le dédain de Claire. Artus se jouait d’eux, intervenant en médiateur, encensant l’un ou flattant l’autre. Mais le plus souvent, il les opposait par de subtiles remarques censées déclencher les foudres de chaque protagoniste.
En son for intérieur, il devait reconnaître que Claire ne tombait généralement pas dans le piège. Elle s’acharnait rarement à poursuivre une querelle. Mais voir Roberto s’y laisser prendre à tous les coups était un réel plaisir !
Habité d’une mauvaise joie, il s’amusait ensuite à le réconforter, confiant son manque d’intérêt envers Claire, une certaine lassitude de sa présence qui, bien entendu, était fausse.
Lorsqu’elle baissait parfois la garde et se fâchait, il lui promettait à ce moment le renvoi de Roberto dans les meilleurs délais, promesse qu’il oubliait de concrétiser évidemment.
Un sourire narquois flottait sur ses lèvres. Il aimait se sentir maître en toutes circonstances. Perdu dans ses pensées, il ne s’était pas aperçu que la nuit se cristallisait autour de la lanterne de la porte d’entrée. Des papillons voletaient dans la lumière et pénétraient dans le salon en tournoyant lourdement, se cognant aux murs et aux fenêtres dans un ballet incessant.
L’air charriait des odeurs sucrées de la bougainvillée, des géraniums et des cyprès qui ceignaient la piscine.
Quant aux milliers d’oliviers, ils s’étaient fondus dans l’obscurité. Seul leur bruissement dans le vent meublait les ténèbres et se mêlait au chant des cigales. Dans le ciel sans lune, un semis d’étoile brillait.
Réalisant l’heure tardive et l’absence toujours inexpliquée de Claire, il se leva brusquement, s’arrêtant sur le seuil de la maison. Le feu somptueux qui brûlait dans la cheminée éclaircissait la pièce, dessinant des figures mouvantes sur les murs. Sa silhouette se découpa dans le chambranle de la porte, auréolée d’une étrange lueur. Scrutant l’obscurité avec la dernière attention, il maugréa :
— Mais que fait-elle donc ?
Il s’apprêtait à remonter dans la Jaguar pour faire le tour du domaine à sa recherche, quand un bruit lointain de moteur se fit entendre, le quad de Claire qui résonnait dans la campagne.
Quelques instants plus tard, une ombre parvenait en trombe sur le terre-plein, faisant crisser les graviers et chuinter les pneus, et se dirigeait d’un pas rapide vers lui.