UNE PENSÉE POUR LA LUNE - Alain Seyfried
PREMIÈRES PAGES
1 L’étrange visiteur nocturne
Quelle que soit l’heure à laquelle je me couche, le soir, c’est toujours pour moi un moment agréable. J’allume ma lampe de chevet, redresse mon oreiller, grimpe sur mon lit et, après avoir pris un livre sur la commode, je m’installe confortable- ment dans le cercle du faisceau de lumière.
Par la fenêtre du couloir qui donne sur la ruelle, j’entends de temps à autre des passants. Leurs voix résonnent sur le mur de la maison d’en face avant de s’estomper, plus bas, et de dispa- raître dans le virage qui mène au boulevard. Derrière moi, les derniers oiseaux se répondent, les crapauds coassent de plus en plus paresseusement et bientôt je ne perçois plus que quelques grillons, quelques insectes attardés ou le pas velouté des chats sur le toit de la remise : la nature s’endort, elle aussi.
Petit à petit, mes paupières se font lourdes et je m’aperçois que je suis en train de lire plusieurs fois la même phrase. Auparavant, je haïssais ce moment. Je tentais de lui résister. Je considérais la nuit, ce mystérieux espace d’inconscience, comme un territoire perdu ; perdu sur la vie, la vraie, celle que l’on traverse les yeux grand ouverts et le cerveau en éveil. Mais à présent cette défaite m’est indifférente. Je me surprends même à aimer la sensation de basculement qu’elle provoque.
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J’éteins alors la lampe en me tournant vers l’interrupteur de toute la souplesse qui me reste, puis je replace mon oreiller en position horizontale et je m’allonge sur le côté droit.
Dans le noir qui, peu à peu, s’adoucit légèrement pour laisser apparaître la projection pâle de la lune sur le mur du couloir, je cherche à maîtriser ma respiration pour qu’elle se fasse lente et régulière. Personne ne risquant de me voir dans le secret de mon lit, je me mets ensuite à sourire. Oui, à sourire. C’est un stratagème que j’ai inventé pour tromper mon cerveau. Je lui fais croire qu’il est heureux afin de l’obliger à transmettre ce message à l’ensemble de mon corps et, effectivement, je me sens bientôt tout à fait en paix. Il ne faut pas se moquer, ça marche ! Car, si le bonheur pousse à sourire, à l’inverse, sourire appelle le bonheur : sans que l’on s’en rende très bien compte, le système nerveux central fonctionne probablement dans les deux sens.
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Une nuit, c’était un jeudi – les événements cruciaux de ma vie se passent toujours un jeudi –, j’étais ainsi en train de sombrer dans un sommeil apaisé lorsque j’entendis un bruit, ou plutôt un frôlement, dans le couloir. Je me dressai sur ma couche et scrutai le silence de toutes mes capacités auditives. J’allai même jusqu’à éviter de respirer afin de ne pas interférer avec le phénomène. Pendant de longues secondes, rien d’autre ne se passa. Au bout d’un moment, cependant, le frôlement reprit. Léger, presque imperceptible, mais sans équivoque : il y avait bel et bien quelqu’un, ou alors un animal, qui se prome- nait précautionneusement à l’étage.
Pas question d’allumer, bien sûr. Je sortis des draps lente- ment, sans un murmure, sans un froissement, et, pieds nus, commençai à m’avancer vers la porte de la chambre. Après
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avoir passé la tête, j’explorai du regard le couloir. Rien. Tout en m’efforçant de calmer les battements par trop bruyants de mon cœur et en survolant quasiment le parquet, je me dirigeai vers le petit salon jaune.
Et là, en levant les yeux, j’entrevis une espèce d’ombre en train de disparaître par la fenêtre ouverte. Je me précipitai à sa suite et me penchai au-dessus du vide, mais, en contrebas, la ruelle était déserte. Personne n’aurait pu sauter ainsi de cinq ou six mètres et atterrir sous la lumière du réverbère sans se faire repérer ! Il s’agissait donc très certainement d’une illu- sion créée par l’état semi-comateux dans lequel mon début d’endormissement m’avait plongé.
Je décidai de regagner mon lit.
Je n’étais pas complètement couché lorsque j’entendis le même bruit, ou frôlement, en provenance cette fois du rez-de- chaussée. Changeant de stratégie, je dévalai aussitôt l’escalier. Arrivé dans le séjour, j’eus le temps d’apercevoir de nouveau la silhouette sombre qui traversait la porte-fenêtre et disparais- sait dans le jardin.
Je me ruai à mon tour sur la pelouse.
La lune était tout à fait ronde et paisible. Elle répandait sur le gazon sa lumière égale, rassurante, et les seules ombres qui se couchaient sur l’herbe n’étaient que celles, pointues, des yuccas, ou celles, plus arrondies, des pittosporums et du buis. Je traversai le jardin jusqu’au mur d’enceinte et, penché tour à tour sur le parc du voisin puis sur l’impasse du Vieux Bour- don, je scrutai la nuit. J’entendis bien quelques bruissements, j’aperçus aussi quelques mouvements fugaces, mais rien ne prouvait qu’il pût s’agir d’autre chose que du fruit de mon imagination. Je remontai donc me coucher.
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Les jours qui suivirent, sans me confirmer quoi que ce soit que je pusse véritablement voir de mes yeux ou percevoir de mes oreilles, instillèrent cependant quelques doutes dans mon esprit. De plus en plus de doutes.
Des meubles se mettaient à craquer au milieu de la nuit. Des pas réguliers, si réguliers que c’en était inquiétant, résonnaient au-dessus de moi sur le sol du grenier. Certains soirs, des mur- mures se faisaient même entendre.
J’adoptai alors une troisième stratégie consistant à crier sou- dain, de la voix la plus grave et la plus forte dont j’étais ca- pable : « Foutez-moi le camp ou j’appelle la police ! ». Bien entendu, seules les stridulations de quelques grillons noctam- bules me répondirent.
— Mon vieil Alexandre, me dis-je enfin, tu commences vraiment à débloquer. Les bruits et les frôlements, ce sont les branches remuées par le vent. Les pas, ce sont des oiseaux ou des mulots qui cohabitent avec toi et dorment dans les combles. Quant aux murmures, ce sont à coup sûr tes propres soliloques que tu susurres sans le vouloir lorsque tu bascules dans le sommeil. À ton âge, ce ne serait que très normal. Ral- longe-toi, recommence à sourire, et calme-toi.
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Après plusieurs nuits de tranquillité, ou peut-être plusieurs nuits où je m’étais endormi trop vite et trop profondément pour percevoir quoi que ce soit, je me suis de nouveau senti tout à fait serein. C’est donc sans aucun état d’âme que, le sep- tième soir, encore un jeudi, j’ai posé mon livre sur la tablette et éteint ma lampe.
Mais soudain, voilà que ça a recommencé ! À l’étage. Au gre- nier. Au rez-de-chaussée.
Cette fois-là pourtant, les choses allèrent différemment :
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après avoir dévalé l’escalier, j’aperçus assez distinctement une silhouette par la porte vitrée de la cuisine. Quelqu’un de très grand. Immobile. Tout habillé de noir. Enfin, peut-être le voyais-je ainsi à cause de l’obscurité, bien sûr.
— Que faites-vous chez moi ? demandai-je abruptement après avoir ouvert la porte-fenêtre.
Debout sur le carrelage de la terrasse, le personnage ne ré- pondit pas. Il restait là, sans un mouvement, planté devant moi. Mes yeux s’étant habitués à la pénombre, je le distinguais mieux. Il portait une espèce de manteau, ou plutôt de houp- pelande surmontée d’une capuche. Je cherchai à apercevoir son visage dans la béance de son couvre-chef, mais je ne vis rien.
— Que faites-vous chez moi ? répétai-je. Que me voulez- vous ?
Le personnage, toujours aussi calme, toujours aussi impas- sible, leva un bras et rabattit lentement son capuchon.
— Mon Dieu, m’écriai-je, mais vous... tu... tu es... Ce n’est pas possible, voyons, tu es mort depuis... depuis plus de trente ans !
— Bof, trente ans, trente minutes, trente siècles, pour moi... —... — N’aie pas peur, ajouta l’homme avec douceur. Je viens
simplement parler un peu avec toi. Tu veux bien me laisser entrer ?
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