SEULS LES SOUVENIRS NE SE PERDENT JAMAIS - Christophe MESEURE
PROLOGUE
La nuit où tout a commencé
Mardi 23 août 2078
2h
Comté de Humboldt, Nevada
La nuit régnait sans partage sur ce comté du grand Ouest américain, le drapant d’un voile noir parsemé d’une my- riade de points lumineux, autant d’étoiles nourrissant la fascination de l’humanité depuis son commencement ; cer- taines d’entre elles semblaient si lointaines que leur lueur falote s’évanouissait dès que le regard tentait de les scruter. Les astronomes amateurs comme professionnels pouvaient mener là leurs observations et y trouver autant leur bon- heur que s’ils avaient bénéficié du ciel de Kitt Peak, obser- vatoire situé mille deux cents kilomètres plus au sud, dans l’Arizona.
S’étendant sous ce dôme d’obscurité constellé de ces mil- liers de pixels scintillants, le désert du Nevada refroidissait patiemment, degré par degré, se rapprochant inexorable- ment des premières lumières du jour qui, dans quelques heures, l’accablerait à nouveau de sa chaleur si prompte à s’installer dans cette région du globe.
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Cette zone aride n’était pas des plus probables pour y voir se dresser des infrastructures humaines. Pourtant, c’était bien là qu’il avait été décidé d’édifier un immense complexe de recherche scientifique.
Cette nuit, comme toutes les autres, les travaux du centre étaient suspendus. Nul bruit ne se détachait du périmètre de sécurité, pas davantage dans le désert alentour, à l’excep- tion de celui d’un train se perdant dans le lointain. Ce lieu portait en lui quelque contradiction : la journée, il four- millait d’activités humaines dont les bruits induits étaient si omniprésents qu’on en oubliait leur existence ; la nuit, le moindre son diffus était naturellement amplifié et se singu- larisait dans cette hégémonie de silence, se faisant entendre sans avoir à forcer l’écoute.
Le complexe datait de deux décennies. Il avait été érigé dans une zone retirée, loin de toute agglomération peu- plée de l’état. Hormis une voie ferrée et une route, aucune construction humaine n’était implantée sur une surface de quarante mille hectares centrée sur la dizaine de bâtiments et hangars qui le constituaient. La voie ferrée en question passait à deux kilomètres de là et empruntait le même tracé que le premier chemin de fer transcontinental de 1869. La route, quant à elle, était l’unique chemin d’accès au com- plexe et se terminait en cul-de-sac au niveau du poste de sé- curité principal. Son utilisation y était réservée aux seuls vé- hicules autorisés, notamment à ceux des militaires, dont les patrouilles représentaient plus de la moitié du trafic. D’une longueur de douze kilomètres, elle constituait une rami- fication d’une voie à la circulation plus dense, empruntée quotidiennement par des milliers de voitures et camions. Au niveau de l’embranchement, une barrière flanquée d’un
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panneau « No trespassing » en limitait l’accès, et pour dis- suader davantage quiconque ayant la curiosité malvenue de s’aventurer plus loin, des soldats en uniforme, bien armés, ne cherchaient pas à dissimuler leur présence. La sécurité ne se contentait d’ailleurs pas de ce point de contrôle. Si un individu peu avisé optait pour une traversée du désert pour se rendre au complexe scientifique, en réussissant par une chance inouïe à échapper aux radars et aux multiples patrouilles motorisées quadrillant le secteur, il se retrouve- rait en fin de compte devant un obstacle insurmontable : une haute clôture entourant l’ensemble de l’infrastructure et parcourue par un courant électrique d’un potentiel fatal pour qui se risquerait à tenter de la franchir.
Tapi au cœur de cette enceinte protégée, le bâtiment cen- tral, dédié aux principaux laboratoires et à la direction, sa- vourait une profonde quiétude. À cette heure avancée de la nuit, les chercheurs avaient déserté les lieux, certains depuis peu, repoussant au lendemain leurs études, leurs réflexions, leurs préoccupations et leurs problèmes inextricables. L’intérieur de la structure bétonnée était illuminé par les uniques lueurs blafardes des blocs autonomes d’éclairage de sécurité, à l’exception du hall d’entrée, inondé d’une clarté intense. Derrière les portes vitrées, blindées et équi- pées d’un verrouillage électromagnétique, on discernait sans peine l’un des gardiens assis à son bureau, jetant un coup d’œil vigilant sur les différents téléviseurs reliés aux caméras de surveillance.
L’écho du déplacement du train à peine oublié, un bruit de moteur prit le relais. C’était une voiture qui empruntait l’entrée principale du complexe scientifique. Au volant, un homme : le docteur Barett.
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Messmore Barett était une personne distinguée, appro- chant la soixantaine. Les années ne l’avaient pour ainsi dire pas vraiment marqué, comme en témoignaient sa carrure athlétique et le gris qui peinait à barioler sa chevelure noire. Jouissant d’une autorité naturelle et présentant d’excellents états de service, il inspirait le respect autour de lui. Son entourage l’appréciait, car, bien qu’étant conscient de sa réussite, c’était un homme qui n’éprouvait jamais le besoin de l’afficher.
Alors qu’il se frayait un chemin vers le bâtiment principal, en prenant garde à ne pas dépasser la limitation de vitesse, il croisa un agent cynophile, qui effectuait sa ronde, accom- pagné de son fidèle compagnon. Cette rencontre ne provo- qua aucun incident ; Messmore Barett était connu de tous les services du fait de ses attributions ; il possédait un grade important dans la hiérarchie interne en tant que médecin en chef du programme de recherche. L’agent salua respec- tueusement le conducteur et continua sa route comme si de rien n’était. Messmore, lui aussi, connaissait bien les équipes de surveillance de nuit, compte tenu du nombre de fois où il avait quitté son bureau à des heures tardives. Sa présence en ce lieu, à cette heure avancée, semblait presque naturelle et personne n’aurait eu l’inconvenance de pousser le zèle jusqu’à le soumettre à un contrôle d’identité.
Messmore tenait encore en main son badge d’accès nomi- natif précédemment sorti pour franchir le portail qui faisait office d’entrée principale. Son bras droit, Aurely Kendall, qui l’accompagnait tranquillement assise sur le siège passa- ger de la voiture, avait épinglé le sien sur sa veste de tailleur.
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Aurely était une femme blonde d’une trentaine d’années, médecin elle aussi. Elle était l’assistante inestimable du docteur Barett qui, quelques années plus tôt, avait détecté le potentiel de la jeune diplômée, fraîche émoulue de la fa- culté de médecine. Il n’avait pas eu à faire des pieds et des mains pour qu’elle se joignît à lui et l’épaulât pour mener à bien son projet, celui de sa vie, classé secret-défense par le ministère des Armées et piloté par un bureau spécifique, l’ISTAR (Intelligence Service for Temporal Activity Re- search). Ce bureau était inconnu du grand public tant ses champs d’études et d’expérimentations constituaient des centres d’intérêt névralgiques pour le gouvernement améri- cain. Aucun journaliste n’avait jusqu’alors obtenu de scoop, en révélant au monde ses activités, pour la simple et bonne raison que tout était mis en œuvre pour observer sur son existence la discrétion la plus absolue.
La voiture s’immobilisa sur l’aire de stationnement réser- vée au personnel dirigeant et ses deux occupants en sor- tirent. Même au mois d’août, dans ce désert, la température était fraîche en milieu de nuit. Ils pressèrent machinale- ment le pas, ne prenant pas le temps d’échanger un regard, et arrivèrent très vite devant la porte du bâtiment. Mess- more positionna son badge face au capteur de l’entrée sécu- risée. Un bruit sec lui confirma le déverrouillage. D’un pas décidé, ils pénétrèrent dans le hall.
Les choses sérieuses allaient commencer.
Le gardien leva les yeux des images transmises par les ca- méras. Il n’était nullement surpris de l’arrivée des deux mé- decins, dont il avait suivi la progression sur les nombreux moniteurs avant qu’ils ne fussent à l’intérieur.
— Bonsoir, docteur Barett. Bonsoir, docteure Kendall, se contenta-t-il de leur formuler en hochant la tête.
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— Bonsoir Mickaël. Comment va votre famille ? deman- da Messmore. Votre petite dernière ne devrait pas tarder à entrer à l’école. Je ne me trompe pas ?
— Tout le monde va bien, je vous remercie. Quant à Aly- son, vous ne vous trompez pas, elle se montre des plus im- patiente à l’idée de rejoindre son frère aîné. Elle n’a plus qu’à attendre quelques jours, jusqu’à la rentrée de sep- tembre, répondit l’agent de sécurité, heureux qu’une per- sonne de l’importance du docteur Barett s’intéressât à sa vie et l’appelât par son prénom. Et vous, docteur ? Com- ment allez-vous ?
— À part un peu de fatigue, je n’ai pas à me plaindre. Rien de particulier à signaler cette nuit ?
— Rien. Le calme règne depuis ma prise de service. Y a-t- il un problème ? Je n’ai pas été averti de votre venue.
— Il n’y a rien d’étonnant à cela puisqu’elle n’était pas pré- vue. J’avais presque trouvé le sommeil, voyez-vous, lorsque j’ai eu une intuition concernant un test crucial en cours dans le laboratoire numéro deux. Si cette intuition s’avérait juste, en apportant quelques modifications dès cette nuit sur le calibrage de certains appareils, on pourrait gagner plusieurs jours en se préservant d’essais inutiles et fasti- dieux. Ce serait un bénéfice de temps providentiel si l’on considère notre planning tellement soumis à rude épreuve à l’approche de la dernière échéance.
— Je comprends très bien. Cela doit être important pour que vous vous déplaciez à deux, fit remarquer le gardien en dirigeant son regard vers Aurely Kendall.
— J’espère que ma collaboratrice me pardonnera de l’avoir réveillée en pleine nuit, continua Messmore, sans laisser à son accompagnatrice le loisir de s’approprier la parole. La moindre erreur de ma part pourrait se révéler inefficace et même contre-productive en entraînant une perte de temps.
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Pour effectuer les modifications de calibrage sans com- mettre d’impair, il y a une procédure contraignante à res- pecter avec nombre de paramètres à surveiller. Aussi, pour mener à bien les opérations, je n’ai pas voulu prendre de risque inutile et j’ai sollicité la présence de mon assistante, expliqua-t-il en lançant à Aurely un regard désolé.
— Très bien, je sors le registre pour que vous le signiez. Une fois cette formalité accomplie, vous pourrez vous rendre au laboratoire numéro deux. Mais, je ne vous ap- prends rien, vous connaissez la procédure.
— Oui, je vous remercie. Nous n’en aurons pas pour très longtemps.
Les deux collaborateurs apposèrent leur signature sur le document et se dirigèrent d’un pas rapide, mais sans pré- cipitation vers la zone dédiée aux chambres d’expérimenta- tions. Messmore ouvrait la marche.
Quand ils furent suffisamment loin du gardien pour qu’il n’entendît pas leur conversation, Aurely prit la parole :
— Je suis impressionnée par votre aptitude à mentir. Vous avez fait montre d’un sang-froid remarquable, le compli- menta-t-elle.
— La fin justifie les moyens.
Après avoir prononcé ces dernières paroles, Messmore Ba- rett s’arrêta, retenant son assistante par le bras. Pensif, il semblait affecté.
— Aurely, vous savez, il est encore temps pour vous de renoncer.
— Il en est de même pour vous.
— Pour moi, les choses sont différentes. Mais vous, vous n’êtes pas autant concernée que je peux l’être.
— C’est le moins que l’on puisse dire. J’insiste cependant pour vous rappeler que je me suis engagée, et dorénavant,
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même sans être aussi concernée que vous, je n’en suis pas moins impliquée. Quelle opinion auriez-vous de moi si je renonçais à présent ?
— Écoutez, je vous tiens en haute estime, vous le savez depuis que nous avons commencé à travailler ensemble. Ça, plus rien ne pourra le changer désormais.
— Je vous remercie vivement de tant de considération. Vous me flattez.
— Cette considération est sincère. Mais, s’il vous plaît, ne m’interrompez plus. Cette nuit, vous jouez gros sans avoir à espérer grand-chose. Vous n’ignorez rien des risques encou- rus : au mieux, nous échouons, vous devrez répondre alors de votre présence avec moi ce soir ; au pire, nous réussis- sons, et là, comme nous en avons déjà longuement discuté, votre existence même sera peut-être remise en question.
— Avez-vous fini ? Pouvons-nous continuer ?
— Oui, mais, au préalable, j’aimerais vous formuler une dernière fois la question, en précisant, avant toute chose, que je vous délie de tout engagement.
— Je vous en prie, posez votre question ! soupira Aurely, lui montrant bien son intention de ne pas faire machine arrière.
— Êtes-vous sincèrement prête à aller jusqu’au bout ?
Aurely prit un air amusé face à l’embarras du docteur Ba- rett. Elle connaissait bien son responsable. Il n’avait pas pour habitude de demander quoi que ce fût tant il détestait se sentir redevable. Messmore la fixa droit dans les yeux, comprenant qu’elle avait percé à jour sa gêne, et s’efforça d’afficher sa détermination à obtenir une réponse franche et bien réfléchie. Cela amusa la jeune femme de plus belle.
— Au fond de vous-même, prendriez-vous le risque de vous coucher et de rejouer la partie à zéro en redistribuant les cartes ? insista-t-il, gravement.
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— Messmore. Je trouve originale votre comparaison de la vie à une rencontre de poker, mais nous perdons du temps, répondit-elle sur un ton n’engageant pas à la négociation. Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ce sujet plusieurs fois, et je vous ai toujours donné une réponse clairement affirmative.
— Je sais, Aurely. Nous en avons longuement parlé. Mais il y a une nouvelle variable à prendre en considération. Une variable que j’ai particulièrement et ingratement né- gligée jusqu’à présent : votre intérêt. À quelques minutes de l’échéance, je me rends seulement et enfin compte de l’égoïsme dont j’ai fait montre envers vous.
— Oui, mais il y a une chose que vous ignorez apparem- ment : moi, j’ai toujours tenu compte de cette variable.
— Très bien. Dans ce cas, je n’ai plus rien à ajouter, se contenta de rétorquer Messmore, décontenancé devant l’as- surance d’Aurely, qu’il ne lui connaissait pas.
— Alors, ne dites rien et avancez !
Ils reprirent leur progression simultanément, ayant défini- tivement clos le débat sur la gravité et les conséquences in- certaines de leurs actes. Pendant les secondes qui suivirent, plus aucun mot ne fut échangé entre les deux médecins, la pression se montrant de plus en plus palpable sur leur visage. Messmore Barett fut le premier à briser le silence.
— J’ai rêvé ou vous m’avez appelé par mon prénom ? Si je ne me trompe pas, c’était la première fois ?
— Vous ne me l’avez jamais proposé, alors je saisis ma der- nière occasion de le faire. Je ne pense pas prendre de risque, vous avez beaucoup trop besoin de moi en ce moment pour me le reprocher, s’amusa-t-elle à lui répondre avec un sou- rire espiègle.
— Je vais être honnête avec vous. Vous méritiez bien plus dans la vie que ce poste d’assistante que je vous ai octroyé
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il y a sept ans. Ne vous êtes-vous jamais fait la remarque ? — C’est une plaisanterie ! Je préfère de beaucoup être l’assistante d’un médecin de votre renommée dans ce pro- gramme de recherche plutôt qu’être responsable de quoi que ce soit d’autre. Tout me paraît si quelconque en com-
paraison du projet sur lequel nous travaillons.
— En tout cas, si je devais désigner un successeur pour me remplacer, c’est sans hésitation sur vous que mon choix
se porterait.
— Dommage que nous soyons déjà arrivés au laboratoire
numéro un. Je n’ai jamais reçu autant de compliments de- puis que nous avons quitté ce pauvre Mickaël qu’en toutes ces années de service à vos côtés.
— Je n’aurai peut-être plus l’occasion d’exprimer ce que j’ai toujours pensé de vous, avoua Messmore à Aurely, qui ne semblait pas avoir réalisé, avant ce moment, à quel point son mentor l’estimait.
Sur ces confidences, ils arrivèrent devant une porte blin- dée. Une plaque y était apposée sur laquelle on pouvait lire :
EXPERIMENT LABORATORY 1 RESTRICTED AREA AUTHORIZED PERSONNEL ONLY
Messmore plaça son œil devant la caméra reliée au sys- tème de reconnaissance d’empreinte rétinienne. La porte s’ouvrit.
— Le sort en est jeté ! annonça le médecin, plus déterminé que jamais.
Devancé par son assistante, le docteur Barett entra et se retrouva dans une salle équipée de matériel informatique du dernier cri. Une cabine cylindrique était positionnée au mi- lieu de la pièce, pour focaliser l’attention de toute personne
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qui y travaillait. Elle était plaquée d’aluminium sur sa moi- tié inférieure et d’un matériau transparent sur l’autre ; elle pouvait accueillir un individu se tenant debout, voire deux. Comme issu du même moule, un générateur autonome de puissance jouxtait celle-ci. Tout autour, plusieurs consoles de supervision où apparaissaient divers voyants et boutons de commande étaient disposées en arc de cercle et servaient assurément à piloter l’installation.
Tandis qu’Aurely refermait la porte par laquelle ils étaient entrés, Messmore se dirigea vers une armoire électrique et enclencha un interrupteur général qui mit l’ensemble de la pièce sous tension. Sans prendre la peine de jeter un coup d’œil sur son assistante, il commença à pianoter sur un cla- vier. Le scénario était bien rodé, chacun savait ce qu’il avait à faire.
Une lumière rouge clignotante inonda soudainement le la- boratoire et fut accompagnée par un signal sonore strident. L’alarme de sécurité s’était enclenchée, sûrement à la suite de leur arrivée dans le local. Une voix ne tarda pas à se faire entendre dans un haut-parleur :
— Docteur Barett ? Que faites-vous dans le laboratoire principal ? Son accès est soumis à des restrictions sévères ! Vous le savez ! Docteur ? Docteur Barett, répondez-moi ! Madame Kendall ? Vous êtes en train de lancer une procé- dure non autorisée. Sortez immédiatement ou je serai obli- gé d’engager des mesures à votre endroit. Docteur, m’enten- dez-vous ? Docteur ?
C’était le gardien, Mickaël, qui semblait vraisemblable- ment désemparé face à la tournure que prenaient les évé- nements. C’était compréhensible. Tout devait se bousculer
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dans sa tête. Le docteur Barett s’était-il joué de lui ? Mess- more imagina alors la frustration qui devait commencer à relayer la surprise et à s’emparer de l’agent de sécurité. Il s’était laissé abuser comme un bleu. Messmore regrettait d’avoir dû en arriver là, d’avoir dû amadouer le surveil- lant pour endormir sa vigilance, mais c’était le seul moyen de parvenir à ses fins. Il essaya de faire abstraction de sa perfidie et se contenta de marquer un temps d’arrêt, sans émettre la moindre réponse aux sommations du gardien. Ses yeux se mirent à balayer l’installation, comme s’il était dans l’expectative de quelque chose.
L’alarme cessa. Un silence pesant s’abattit.
Aurely s’accrocha avec espoir au regard de son mentor dont la présence seule l’empêchait de paniquer. Rien ne se passa durant une vingtaine de secondes. Elle finit par lais- ser s’exprimer sa peur et sa colère.
— Eh alors ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’atten- dons-nous au juste ?
Contrairement à Aurely, Messmore ne paraissait pas le moins du monde perturbé par l’intervention du gardien et ce silence prolongé lui succédant.
La voix du surveillant retentit à nouveau, plus désempa- rée qu’auparavant. Messmore arbora un air satisfait. Il avait bien calculé son coup. Il se remit alors à pianoter comme si de rien n’était.
— Que se passe-t-il donc ici ? insista Aurely, plus inquiète que jamais.
— Mickaël a essayé de placer les installations hors ten- sion. Sans succès.
— Vous étiez au courant qu’il avait la possibilité de le faire ? Et qu’il n’y parviendrait pas ?
— C’est une mesure de sécurité. Le gardien a le pouvoir de couper l’alimentation générale.
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— Pourquoi ne m’en avoir rien dit ? Si vous connaissiez l’existence de cette sécurité, pourquoi ne pas m’avoir pré- venue ? hurla Aurely, dont le soulagement n’était pas suf- fisamment grand pour supplanter la frustration de ne pas avoir été mise dans la confidence.
— C’est vrai, je ne vous en avais pas parlé. Pourquoi ? Simplement parce que, aussi surprenant que cela puisse vous paraître, je n’étais pas sûr de son existence.
Aurely avala sa salive. Elle comprenait qu’il s’en était fallu de peu que leur entreprise échouât.
— N’ayez pas peur, reprit Messmore. Tout se termine bien. N’est-ce pas là le principal ? Cette sécurité, je l’avais supposée et en avais mis au point une parade. Et j’avoue qu’avec ce qui vient de se passer, je ne suis pas peu fier de mes capacités d’anticipation, répondit le docteur Barett en portant son regard apaisant vers elle.
— Supposée ? répéta machinalement Aurely, qui revenait de loin.
— N’avez-vous pas remarqué que tout ce que nous avons accompli dans le laboratoire s’est déroulé exactement comme prévu ? Ne trouvez-vous pas que tout a été trop facile jusque-là ? Je vois à votre regard que nous sommes d’accord.
— C’est vrai. Jusqu’à la menace du gardien du moins. Mais je ne comprends toujours pas comment vous avez « supposé » cette sécurité et surtout comment vous l’avez déjouée.
— C’est assez simple en réalité. Plus je progressais dans ma réflexion pour échafauder mon plan, plus quelque chose me tourmentait.
— Qu’est-ce qui vous inspirait ce sentiment ?
— Cette trop grande facilité ! Cela vous paraîtra peut-être
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étrange, mais elle me dérange. Je n’y ai jamais été habi- tué. Qu’avons-nous fait d’extraordinaire pour pénétrer ici ? Rien. En ce qui me concerne en tout cas. Je détiens toutes les autorisations requises pour avoir accès aux différentes zones du bâtiment, notamment aux plus sensibles, comme ce laboratoire. Je connais toutes les procédures de sécurité sur le bout des doigts. Je me doutais bien de l’existence d’une protection ultime, à même de parer toute intrusion et utilisation intempestive de l’installation par une per- sonne interne au service. Cela aurait été dommage de gâ- cher notre soirée, ne trouvez-vous pas ? Alors il m’a fallu faire montre de sagacité. Je me suis mis à réfléchir sur le sujet et n’ai guère peiné à comprendre que, ne possédant pas l’autorisation d’accéder au laboratoire où nous sommes, le gardien ne pouvait contrecarrer toute intervention illi- cite qu’en coupant l’alimentation principale en énergie, le temps nécessaire pour lui de réveiller et prévenir le direc- teur de recherche. Je présume que c’est ce qu’il doit essayer de faire en ce moment.
— Anticiper l’existence de cette sécurité est une chose, la neutraliser en est une autre, poursuivit Aurely, admirative devant les prouesses de Messmore.
— C’est l’avantage de déjeuner régulièrement en com- pagnie du responsable de la maintenance. Les personnes chargées de l’entretien des installations sont intelligentes et en savent beaucoup sur les failles des systèmes. Elles re- montent les informations, mais la direction minimise les risques, pour des raisons budgétaires bien entendu. C’est toujours et partout pareil. Il faut qu’un accident ou qu’un sabotage se produise pour qu’elle s’intéresse enfin et agisse. Moi, je n’ai fait que m’instruire sur les failles avant elle. Je me suis penché sur le fonctionnement des choses, j’ai appris à neutraliser la commande de coupure de l’alimentation
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principale en énergie. Vous seriez surprise de constater que ce n’est qu’un jeu d’enfant, une fois que vous savez ce qu’il y a à faire. Cela ne m’a guère pris que quelques minutes hier soir avant de quitter le centre de recherche.
— Heureusement que vous vous êtes montré perspicace. J’avoue que je me serais bêtement laissée avoir.
— À dire vrai, j’aurais été bien déçu si cette sécurité n’avait finalement été que le fruit de mon imagination.
Messmore se réjouissait intérieurement d’avoir parfaite- ment anticipé les événements. Le gardien pouvait prévenir à sa guise le directeur de recherche, le responsable de la sû- reté, ou qui que ce fût d’autre. Il s’écoulerait une vingtaine de minutes avant qu’une personne habilitée à pénétrer dans le laboratoire n’arrivât sur place. Le projet de Messmore, quant à lui, n’en requerrait tout au plus que deux.
Les deux minutes passèrent non sans entendre les beugle- ments du gardien par intermittence. Le message « Loading in progress. Please wait » affiché sur l’un des écrans fut bientôt remplacé par « Load completed. Ready to start ». Les réglages avaient été réalisés et la machine était prête. Messmore leva alors les yeux vers son assistante :
— J’ai saisi l’intensité et le dosage des radiations. Il vous suffira de lancer la procédure comme je vous l’ai expliqué.
— Soyez sans crainte. Bonne chance docteur. Que votre destin s’accomplisse.
— Encore merci pour votre dévouement.
Messmore Barett entra dans la cabine centrale et la refer- ma précautionneusement derrière lui. Il fit un signe de tête à Aurely qui attendait son feu vert sans se laisser distraire. Elle se munit d’une paire de lunettes de protection contre les rayonnements, appuya sur quelques commutateurs et
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tourna un potentiomètre. Le nombre de voyants de contrôle clignotants doubla. Un bruit assourdissant s’éleva bientôt en provenance du générateur et une forte lumière polarisée remplit le cylindre, si intensément qu’Aurely ne put plus re- connaître le docteur Barett, mais seulement entrevoir sa sil- houette. La puissance s’accrut de manière continue durant une vingtaine de secondes. Soudain, après un ultime flash, tout s’arrêta. L’éclairage aveuglant et le vacarme produit par le générateur disparurent en même temps que la cabine.
Une fraction de seconde plus tard, celle-ci réapparut, vide.
Le décor n’avait pas changé, pourtant, tout était différent : les lumières du laboratoire étaient éteintes, tout comme les voyants et clignotants des consoles de commande ; les aver- tissements de Mickaël ne retentissaient plus dans le haut- parleur ; Aurely Kendall n’était plus là.
À l’opposé du bâtiment, dans le hall d’entrée, le gardien prenait tranquillement un café, jetant un œil distrait sur les vidéos de la sécurité.