PARADIS SUR TERRE - Monique LE DANTEC
PREMIÈRES PAGES
PROLOGUE
Avec une majestueuse lenteur, la sphère traverse le ciel constellé de mille éclats d’or vibrant dans l’obscurité. D’une limpidité bleu turquoise intense, elle est somp- tueuse, presque irréelle. Elle plane au-dessus de la ville dont les lumières clignotent dans le lointain, s’y attarde quelques instants. Puis brusquement, à l’instar d’une étoile filante, elle disparaît dans l’espace infini, aspirée par la nuit.
Monique, sidérée, figée dans la stupéfaction, scrute fié- vreusement la voûte céleste. Elle tend vers le haut un in- dex qui tremble un peu. Il flotte dans l’air quelque chose d’abstrait, une impression étrange, comme un vague dan- ger. Se tournant vers le groupe d’amis qui devise en riant devant le restaurant d’où ils sortent à l’instant, elle les interpelle :
— Là-haut, dans le ciel, une grosse boule !
— Qu’y a-t-il ? Tu as vu un fantôme ?
Jean-Jacques, le mari de Monique, s’approche, la prend
par le bras :
— Viens, on t’attend.
Monique résiste, ne peut détacher ses yeux du firma- ment. Elle répond avec humeur :
— Pas un spectre, non. Une sphère bleue, plus grosse que la lune.
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Dubitatifs, tous les regards convergent dans la même direction et se perdent dans l’immensité obscure.
Marie-France s’esclaffe :
— Une soucoupe volante peut-être ?
La voix de Monique se charge de colère :
— Je ne suis pas aveugle. Je vous dis qu’il y avait quelque chose de bizarre là-haut !
Sous le sourire collectif de ses compagnons, autant mo- queur qu’empreint de sollicitude, elle regagne d’un pas songeur les voitures qui stationnent un peu plus loin. Avant de partir, les amis s’accoudent à un parapet qui surplombe Perpignan, jetant un dernier regard interro- gatif vers les cieux. À l’arrière de la ville scintillante qui s’étend sous eux, fermant l’horizon, la courbe violine des Pyrénées s’évanouit dans la mer qui s’argente au clair de lune.
Jean-Jacques ricane, gentiment :
— Ce doit être l’effet du Fitou. Le repas était bien ar- rosé !
Bernard qui vient juste de les rejoindre intervient :
— Moi aussi, j’ai cru remarquer un objet qui disparais- sait dans l’espace.
Monique sursaute :
— Bleu-turquoise ?
— Oui !
Elle sourit, soulagée :
— Eh bien, vous voyez que j’avais raison !
Soudain, jaillissant du coeur de la ville, un faisceau de
fusées illumine les murs du palais des Rois de Majorque que l’on devine dans l’ombre de la cité. Elles s’élèvent dans
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l’azur, pétaradent en gerbe d’étoiles multicolores, dérivent dans des feulements aigus, explosent de nouveau en une cascade d’étincelles bariolées, naviguent encore un ins- tant, éclatent une dernière fois en s’élargissant au-dessus des toits dans un tonnerre de déflagrations lointaines.
— La fête commence, allons-y !
Maintenant pressés, les amis s’engouffrent dans les auto- mobiles, et rapidement empruntent la direction de Perpi- gnan où les bals du 14 juillet ont été installés dans chaque quartier.
Monique, l’esprit un peu flou, ne sait bientôt plus si elle a réellement vu la sphère bleu-turquoise traverser le ciel, si elle ne confond pas avec le feu d’artifice. Ne se souve- nant plus, elle décide de l’oublier, de ne plus penser qu’à la soirée...
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PREMIÈRE PARTIE — JÉSUS
« Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du Monde »
Jean Baptiste
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§ 1 — DU HAUT DES CIEUX
... Sur terre, un dimanche matin, à l’heure tradition- nelle de la grand-messe, en cette fin du 20e siècle.
Dans les villes et les campagnes, les cloches se mettent en branle, à l’unisson de celles de la Place Saint-Pierre à Rome. De la cathédrale la plus somptueuse au plus humble campanile, elles résonnent, tintent, vibrent, chantent dans l’immensité de l’azur. Lancinantes ou tumultueuses, elles battent l’air, rassemblent les croyants, fustigent les retardataires...
... Dans un autre espace, le domaine de Dieu, vit Jésus.
En vertu de cette longue habitude, Jésus s’éveille au concert impitoyable de ces carillons qui lui remémore son passage sur Terre. Aujourd’hui plus que d’ordi- naire, ces sonnailles l’exaspèrent.
Une onde de colère parcourt son corps, crispe son visage. De méchante humeur, il prête l’oreille à leurs sonorités, identifie leurs provenances. De Rome à Rio de Janeiro, de Dublin à Madagascar... Langage com- mun aux différents peuples qui obéissent à leurs voix. De partout, des hommes l’appellent.
Puis il prête attention à leurs invocations.
Depuis deux mille ans, il les écoute... Deux mille ans d’oraisons, de litanies, d’implorations, d’Actions de grâce. Deux mille ans de Pater, d’Ave, de Miserere, de Confiteor, de Credo, de Benedicite... Supplications
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authentiques, artificielles, spontanées, avides, dis- crètes, ostentatoires, naïves, sournoises...
Toutes les prières du monde... De ce monde fonda- mentalement incohérent et féroce et cela se voit sur son visage. Il n’est pas venu apporter la paix à l’huma- nité, mais le glaive. Ils le savaient pourtant, Jésus leur avait dit : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question : pour que ceux qui ne voient pas puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles. »
Un élan de fureur l’envahit, le brûle, lui donne envie de vomir. Il n’en peut plus d’écouter, il ne veut plus... Jésus porte toujours en lui la blessure qui lui vient des hommes. Bien sûr, il s’adressait à ces fils du diable qui l’avaient conduit sur la croix! Mais ceux qui ont été convertis à sa parole semblent si mal diriger le monde ! Son sacrifice pour eux a été vain.
Le courroux l’embrase, le domine tout entier. Il reste longtemps ainsi, immobile, pétrifié de chagrin, de colère, de honte.
Puis, doucement, comme la mer qui se retire, sa fureur s’apaise. Fluide et intangible comme de l’eau pure, un sourire effleure bientôt ses lèvres. Le visage maintenant intense et chaleureux, il contemple du haut des cieux ces hommes tournés vers lui.
Bien sûr, il les aime. Les autres aussi, ceux qui re- gardent ailleurs. Peut-être même plus encore que les premiers.
Jésus n’est rivé ni à hier, ni à aujourd’hui, ni à de- main. Il apparaîtra quand il voudra, où il voudra. Sa seconde venue est prévue à la fin des temps. Matthieu
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leur a dit : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. »
Alors, une grande clarté monte en lui, irrésistible, évidente. C’est maintenant qu’il doit retourner sur Terre.
D’un coup, résolu, il se lève, regarde encore une fois ces peuples qui l’invoquent, qui espèrent, qui croient. Dans un hymne lumineux, un trait de soleil dessine sa silhouette, parsème sa chevelure de reflets d’or, se dif- fuse dans son habit blanc. Une ardeur intérieure trans- paraît sur son visage. Pour eux, il ne désire rien d’autre qu’une paix féconde. Il ira leur dire. Il les convaincra de cesser leurs folies.
Il ne doute pas qu’ils se laisseront conduire.
Puis il s’en méfie, à nouveau. Encore une fois, il chasse de son esprit cette intuition néfaste. De nou- veau, il croit en eux... Alors il se décide.
Il appelle auprès de lui le cercle intime des apôtres. Quelques instants plus tard, ceux-ci l’entourent. Ils s’inclinent devant lui :
— Rabbi, nous sommes là. Que veux-tu de nous ? Jésus se tient au seuil de la lumière. Son regard se tourne résolument vers Jérusalem, la cité où s’est noué son destin. Les mains rayonnantes, il s’absente dans
une courte prière.
Graves et solennels, les apôtres attendent. Puis les
yeux de Jésus se détournent de la ville sacrée et re- viennent vers eux. Des paillettes d’or brillent au fond de ses prunelles. Leurs paumes serviables se tendent vers lui, leurs visages souriants lui font face.
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Jésus arbore maintenant son air habituel d’extrême bienveillance. Il leur dit :
— Je vous remercie d’être tous venus à mon appel. J’ai pris une importante décision dont je tenais à vous faire part. Avant tout, prenez place autour de moi.
Tous s’installent dans le halo de lumière qui envi- ronne Jésus. Il continue :
— J’ai prévu de revenir sur Terre. Maintenant.
Un silence stupéfait s’abat sur les apôtres. Silence que Jésus rompt immédiatement pour couper court à
toute objection. Il précise :
— Nous allons tous y retourner, car vous venez avec
moi, mes amis. Plus que jamais, j’ai besoin de vous. Pendant que chacun prend conscience de cette pers- pective, son regard glisse sur eux, s’y attarde. Leur expression passe de la stupeur à la crainte, puis de la
crainte à la sérénité, mêlée à quelque incertitude.
Il les observe, en quête d’une muette adhésion, ces
hommes qui l’ont tant glorifié, qui ont péri pour lui. Pierre dit, les yeux rivés dans ceux de Jésus :
— Nous avons déjà tout quitté pour te suivre. Par- tout où tu iras, nous irons.
Puis le Prince des Apôtres se tourne vers ses compa- gnons, attendant leur réponse.
D’un regard circulaire, il guette aussi leurs réactions. André, équilibré et solide comme toujours, marque d’un signe de tête affirmatif son approbation. Opti- miste, il ne doute pas un seul instant de la réussite de
l’entreprise.
Jacques et Jean, les deux frères, les « fils du tonnerre »
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toujours ensemble. Jacques, causeur impénitent, pour une fois se tait prudemment et attend ce que vont dire les autres. Jude, son fils, se tient à côté de lui. Pour se donner une contenance, il lui pose la main sur l’épaule, le prend ainsi sous sa coupe.
Jean, au visage et au corps d’éternel adolescent, sourit à Jésus et approuve d’un mouvement de tête respec- tueux.
Jésus acquiesce. Pas un instant, il a douté de son dis- ciple, celui qu’il aime plus que les autres. Il se tourne maintenant vers Philippe. Celui-ci a horreur des contraintes, chacun est au courant et attend sa réponse avec curiosité. Esprit original, un peu fantasque, on peut tout imaginer de lui.
Philippe éclate de rire en voyant la mine circonspecte de ses amis, et lance à la cantonade :
— Vous savez bien que je vous suivrai. Vous pouvez compter sur moi.
Il se déplace légèrement, laissant apparaître Barthé- lemy qui, sans se cacher, se trouvait légèrement en arrière de lui. Le visage grave, le port de tête altier, l’al- lure un peu rigide, il s’agenouille devant Jésus et dit :
— J’étais peu convaincu de ta Divinité. Mais t’ayant vu et entendu, j’ai compris que tu étais bien le Fils de Dieu. Désormais, tu peux faire de moi ce que tu voudras, tu le sais.
Jésus acquiesce et se dirige maintenant vers Mat- thieu. Matthieu, collecteur des impôts du roi Hérode. Jésus est entré dans son bureau, lui a dit « Suis-moi » et il l’a suivi. Avant que Jésus ait ouvert la bouche,
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Matthieu s’approche de lui à le frôler et lui lance d’une voix claire :
— Rabbi, je partirai avec toi.
De ceux qui ont douté, il y a également Thomas.
D’un abord aimable, très à l’aise, lui touchant encore une fois la main comme pour s’assurer de sa réalité, celui-ci clame haut et fort qu’il viendra aussi. L’esprit imaginatif, il voit déjà ce que leur réserve leur séjour sur terre et s’apprête à le conter à l’entourage.
Jésus l’arrête gentiment d’un signe de la main, car il n’a pas encore entendu Jacques le Mineur, son propre frère. Petit de taille, d’aspect un peu fragile, timide, il aurait bien voulu se faire oublier, mais le regard de Pierre, et surtout celui de Jésus, le dissuade de faire le moindre commentaire. Il lance un discret : « Je viens avec vous » puis se réfugie derrière Simon qui vient de s’approcher de Jésus.
— Et toi Simon, que dis-tu ?
— Tu sais bien que mon zèle t’est acquis !
Paul n’a pas encore prononcé un mot. Il avance de deux pas, s’incline cérémonieusement devant Jésus et Pierre qui se tiennent côte à côte :
— Rabbi, tu peux compter sur moi. Toi aussi Pierre, je t’aiderai du mieux que je le pourrai. Car je pressens que nous allons avoir une lourde tâche à accomplir, dans cet univers désordonné !
Pierre acquiesce, puis visiblement satisfait, rejoint le groupe de ses compagnons.
Jésus les embrasse tous du regard :
— Mes amis, je savais que je pouvais m’appuyer sur
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vous et je vous remercie. Je vois que vous n’avez pas oublié la parole du Vrai Berger.
Les bras écartés vers eux, le visage radieux, il dit d’un ton de conviction profonde :
— Je Suis. Je suis le pain de vie, la lumière du monde, la voie, la vérité, la vie. Maintenant, allez, mes frères. Nous nous retrouverons là-bas !
Leucate, le 20 septembre
Aujourd’hui, je suis allée acheter un cahier, très gros, le plus épais possible, ai-je demandé au papetier, presque en m’excusant. J’ai cru devoir ajouter que c’était pour reco- pier des recettes de cuisine, que la Catalane me plaisait beaucoup, que je voulais en faire profiter mes amis en revenant à Paris.
Pourquoi ne lui ai-je pas dit tout simplement que l’envie d’écrire m’avait repris soudain, après un silence de près de trente ans ?
Le papetier a souri, a fouillé sur une étagère en mau- gréant. Il m’a semblé comprendre que la rentrée des classes passée, il ne lui restait pas grand-chose en stock. Mais quelques instants plus tard, il a extrait d’une pile de cahiers plus minces celui-ci qu’il m’a tendu gentiment en demandant s’il convenait. Il répondait parfaitement à mon attente.
La couverture est bleu roi, unie, lisse, brillante. C’est un bel objet, avec des lignes imprimées en noir, qui donne envie de coucher sur le papier des foules de choses.
Maintenant, je rédige. Je me suis installée sur la terrasse
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près de la piscine, à l’abri des lauriers-roses. Dans le cré- puscule, leur fragrance se libère pleinement et fusionne avec le doux vent marin qui annonce déjà l’automne.
Ce soir, je n’ai rien à raconter. C’est juste pour le plaisir d’écrire, comme ça, gratuitement, pour rien. Pour dire simplement que c’est la fin de l’été.