MARIE Dans la tourmente de l'Histoire - Pascale DELACOURT-STELMASINSKI
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CHAPITRE 1 Les foins
Le coq se dressa sur ses ergots, sa crête rouge sang se gonfla et il lança un cocorico puissant qui s’entendit jusqu’au bout du village. Il déclinait toutes les notes
de la gamme dans son chant matinal.
Les étoiles s’estompaient, le ciel prenait des teintes irisées,
une lueur de feu montait à l’horizon. Il était 5 h et Fontaine- Notre-Dame s’éveillait doucement.
À la ferme, Laurent et Juliette s’apprêtaient à se rendre aux champs pour rentrer les foins. La journée s’annonçait belle et ensoleillée, il fallait en profiter. En effet, la girouette tournait et annonçait de la pluie pour le lendemain.
Le cheval avait pris un solide petit-déjeuner d’avoine et de luzerne, son maître vint le caresser et le sortir de l’écurie.
Il s’avança dans la cour de la ferme d’un pas lent et sûr, ses naseaux s’écartèrent, humant l’air encore imprégné de la cha- leur de la nuit. Il secoua la tête comme pour se débarrasser de tous les rêves qui avaient bercé son sommeil.
Laurent s’approcha de lui pour le harnacher. Il se laissa faire d’un air paisible. Il recula jusqu’au chariot. Le fermier passa la sous-ventrière.
Cette courroie solide part d’un brancard, passe sous le corps du cheval et se fixe sur l’autre brancard. Cela évite au chariot de culbuter en arrière.
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Laurent chargea les fourches et appela sa femme.
— Juliette ! Tu viens ? Nous partons.
— J’arrive.
Le convoi se mit en route. Les fers du cheval résonnaient sur
les vieux pavés de la cour. Laurent et Juliette marchaient de chaque côté de sa tête.
Ils sortirent dans la rue principale du village, passèrent devant l’église de la Nativité de la Sainte-Vierge et tournèrent à droite dans un chemin de terre. Ils dépassèrent le cimetière et conti- nuèrent jusqu’au champ. À ce moment précis, la cloche sonna 6 h d’un ton solennel, six coups brefs, graves, bien pesés.
La veille, Laurent et Juliette, après avoir coupé l’herbe tôt le matin, avec la rosée, car cela augmente la qualité du foin, l’avaient étalée sur le sol pour la sécher avant de confectionner les meules.
Aujourd’hui, il fallait les démolir, étendre l’herbe, la retour- ner encore et encore, de manière à ce que toute l’humidité s’évapore.
Aussitôt arrivé, Laurent conduisit le cheval sous un grand chêne qui abritait une partie de la prairie de ses longues branches dégingandées.
Le soleil chauffait en ce début du mois de juillet 1860. Laurent retroussa ses manches et attrapa la fourche de ses bras puissants. Juliette, petite, fluette, se mit à démonter les meules tandis qu’il éparpillait le fourrage.
La rosée s’échappait de ces brins d’herbe. Les parfums de la terre, des marguerites, des coquelicots et des bleuets qui tapis- saient le champ se mélangeaient en un bouquet odorant.
Ils travaillaient en silence. De temps à autre, le cheval hen- nissait, donnant de grands coups de queue pour chasser les mouches qui le harcelaient.
Vers midi, une voix enfantine se fit entendre : — Coucou, Papa, Maman, j’apporte le déjeuner.
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— Bonjour Hyacinthe. Tu n’as pas oublié le pain ?
— Non, Maman, j’ai pensé à tout.
Juliette et Laurent lâchèrent leurs outils et vinrent s’asseoir
sous le chêne. Hyacinthe, leur fille, disposa sur l’herbe une nappe à carreaux multicolores. Elle sortit le pain, le fromage et les cerises du jardin.
Ils mangèrent rapidement, car le travail ne manquait pas. Il fallait finir la fenaison.
Les hirondelles volaient haut dans le ciel, signe de beau temps. Il n’y avait rien à craindre de ce côté-là, mais il fallait que le fourrage soit rentré dès le soir.
— Bonjour tout le monde !
Laurent, Juliette et Hyacinthe se retournèrent en même temps.
Un jeune homme à l’allure dynamique s’avançait vers eux. Laurent lui tendit la main et dit d’un ton amical :
— Bonjour Vital. Comment vas-tu ?
— Ça va, ça va, merci. Vous rentrez le foin ?
— Oui, il est grand temps, demain, il va pleuvoir.
Vital se tourna vers Juliette :
— Bonjour Madame.
Laurent fit les présentations.
— C’est le fils d’un ami. Il habite Fieulaine.
Fieulaine, village situé à deux kilomètres, était autrefois une
dépendance de Fontaine-Notre-Dame. À la Révolution, il fut détaché pour former une paroisse séparée.
— Je te présente ma fille Hyacinthe.
Les deux jeunes gens se saluèrent d’un signe de tête.
— Laurent, est-ce que tu veux un coup de main ?
— Ce n’est pas de refus, Vital, mais tu as sûrement du travail,
toi aussi ?
— Non, Papa est parti à Saint-Quentin, il ne rentrera que
ce soir.
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L’après-midi commençait sous un soleil de plomb. Les deux hommes avaient confectionné un chapeau avec un mouchoir noué à chaque coin. La sueur coulait sur leurs joues rougies par l’effort.
Au loin, la lumière flottait, se mêlant à l’azur d’un ciel sans nuage. Le temps paraissait endormi, épuisé par une chaleur torride. Un halo de brume se confondait avec l’horizon.
Soudain, une alouette des champs se mit à grisoller. Elle s’éleva dans le ciel, en spirale. Elle vola quelques instants puis redescendit en se laissant tomber comme une pierre.
De l’autre côté du chemin, le petit bois de Fontaine se dres- sait, seul, au milieu d’un champ de blé. Les arbres entrela- çaient leurs branches pour lutter contre les rayons du soleil. Inertes, les feuilles attendaient le crépuscule pour exhaler le parfum de la campagne.
Laurent, Juliette et Vital continuaient d’épandre et de retour- ner le foin. Hyacinthe avait ramassé les restes du repas et cares- sait le cheval.
La jeune fille blonde aux yeux verts était aussi mince que sa mère, mais un peu plus grande.
Vers 17 h, ils s’arrêtèrent. La journée paraissait sans fin. Ne dit-on pas en parlant d’une personne lente : « Tu es longue comme un après-midi de juillet » !
Ils disposaient d’une demi-heure environ pour se reposer avant de remplir le chariot.
Vital, beau jeune homme aux cheveux bruns frisés et aux yeux marron, s’assit sur l’herbe à côté d’Hyacinthe :
— Vous aidez vos parents à la ferme ? demanda-t-il.
— Non, je suis tisseuse.
— Vous travaillez dans une usine ? Vous êtes jeune pourtant ? — J’ai dix-huit ans et vous ? questionna Hyacinthe.
— J’ai vingt-trois ans. En quoi consiste votre métier ?
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— Je tisse le fil pour fabriquer du tissu. Et vous ? Que faites- vous ?
— Je suis valet de charrue.
Le valet de charrue, domestique de ferme chargé unique- ment des travaux de culture, occupait le premier rang dans la hiérarchie des ouvriers agricoles. Il se louait à l’année, à la Saint-Michel, à un ou plusieurs exploitants qui possédaient des charrues, des chevaux ou des bœufs de labour.
Laurent fit avancer le cheval et appela Vital.
— Vital ! Tu nous aides à charger le foin ?
— Oui, j’arrive tout de suite.
Il se releva et se dirigea d’un pas énergique vers la charrette.
Il s’empara d’une fourche, Laurent fit de même.
Une fois le travail terminé, Laurent leva la tête et s’aperçut que les hirondelles rasaient le sol. Il ne put s’empêcher de jurer. Avant la pluie, l’air se charge d’humidité et de minuscules particules d’eau alourdissent les ailes des insectes qui volent plus bas que d’habitude. L’hirondelle descend afin de les attra-
per.
Vers 20 h, tout le monde reprit le chemin de la ferme. Laurent
fit venir le cheval devant l’écurie. La grange se trouvait au-des- sus, on y accédait de l’extérieur. Il installa une échelle et Hya- cinthe, avec la légèreté de sa jeunesse, l’escalada pour ouvrir la porte. Juliette monta à son tour.
Laurent et Vital, juchés sur la carriole, envoyaient le foin à l’intérieur tandis que Juliette et Hyacinthe l’étalaient soigneu- sement.
Le soleil se couchait après une journée de dur labeur. Depuis l’aurore, ses rayons n’avaient cessé de briller avec force.
Laurent s’adressa à Vital :
— Merci pour ton aide, Vital, je te dois combien ?
— Rien du tout, répondit-il, c’est un service pour un ami. — Nous te remercions de tout cœur. Veux-tu dîner avec
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nous? Hier, Juliette et Hyacinthe ont cuisiné un savoureux pâté de lapin.
— Ce n’est pas de refus. D’autant que l’effort m’a donné faim.
Le repas fut convivial. Par moments, Vital lançait un regard à Hyacinthe qui rougissait. Soudain, on entendit un gronde- ment lointain dans le ciel.
Vital se leva :
— Je crois que l’orage arrive. Je vais me sauver avant la pluie. Il se tourna vers Hyacinthe et Juliette :
— Je vous remercie pour ce délicieux repas. Au revoir, à bien-
tôt.
Hyacinthe aida sa mère à laver la vaisselle et monta se cou-
cher. Épuisés par cette dure journée, Juliette et Laurent ne tardèrent pas à en faire autant.
Hyacinthe pénétra dans sa petite chambre mansardée simple- ment meublée. Le lit, recouvert d’un tissu bleu fleuri, occupait un angle de la pièce face à une commode en bois blanc. De l’autre côté, près de la petite fenêtre aux rideaux de tulle qui donnait sur le potager, une armoire renfermait ses vêtements.
Les grands yeux bleus de la poupée de son enfance suivaient ses moindres gestes. Assise sur une chaise, les cheveux blonds tressés attachés avec de vieux morceaux de ruban effiloché, elle offrait un visage un peu triste. On voyait qu’elle avait beau- coup souffert dans sa vie de jouet, entre les colères d’enfant d’Hyacinthe, les assauts de son affection débordante, les bai- sers et les étreintes. Rejetée dans les moments de doute et de désespoir, méprisée, abandonnée, aujourd’hui, elle n’était plus qu’un souvenir du passé rempli d’amour et de nostalgie.
Hyacinthe se glissa entre les draps frais. Elle allait s’endormir lorsque le tonnerre entendu au loin se rapprocha. La fenêtre ne possédait pas de volets, elle vit de grands éclairs couleur argent zigzaguer dans la noirceur du ciel. Ils allumaient d’un
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feu rapide les arbres et l’horizon. Les grondements devinrent plus menaçants, on avait l’impression que l’orage voulait se venger du soleil qui avait enchanté la journée.
Hyacinthe ferma les yeux, se couvrit la tête avec ses draps et se boucha les oreilles. Le tumulte dura une grande partie de la nuit. Des trombes d’eau s’abattirent sur la ferme. Les gout- tières n’en pouvaient plus. L’eau clapotait, dégoulinait, jaillis- sait, rebondissant sur le rebord des fenêtres.
Laurent se retourna dans son lit et poussa un soupir de soula- gement. Le foin était rentré, bien au sec, il pouvait pleuvoir...