LES LOUPS DE MARVEJOLS - Monique LE DANTEC
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— Promis, nous irons voir les loups de Marvejols !
Disant cela, Marion se tourna vers son fils, le gratifiant d’un beau sourire.
Quand elle souriait, ce qui lui arrivait rarement depuis quelque temps, ses yeux s’étiraient vers les tempes, se fen- daient sous son front large et lisse et devenaient une fenêtre qui s’ouvrait sur la nuit.
Son regard sombre laissa passer une lueur d’étincelante et de coléreuse intensité, mais adoucie, tandis qu’elle s’adressait à Mattéo. S’orientant ensuite vers l’homme qui conduisait à ses côtés, il reprit son aspect habituel, âpre et obstiné.
Absorbée dans ses pensées, elle crispa ses lèvres. Ses mains aux ongles carminés se posèrent bien à plat sur les accoudoirs comme si elle voulait éjecter hors d’elle l’énergie négative qui l’habitait. Elle secoua la tête avec agacement, chassant une mèche de cheveux auburn qui lui tombait sur les yeux.
Puis, se forçant à une respiration plus calme, elle se cala bien au fond du fauteuil et sembla s’intéresser au paysage. Des congères d’une bonne hauteur bordaient les côtés de l’auto- route. L’opacité brumeuse de la nuit donnait l’impression que la voiture n’avançait pas. N’ayant rien à voir d’autre que les bandes blanches qui défilaient devant elle, elle ferma les yeux.
Son esprit n’était occupé que par un unique désir, confier à sa mère les raisons de sa décision. Camille seule pouvait la pro- téger de la tempête qui faisait rage en elle. Elle avait l’inten- tion de quitter Roland dès passées les fêtes de fin d’année et cherchait les mots justes pour le lui annoncer. Prisonnière de ce choix douloureux sous son vernis d’exaspération figé, elle
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ressentait le besoin d’une approbation maternelle. C’est pour cela qu’elle avait hâte d’arriver à la Marcade.
Ils venaient de franchir le péage de Saint-Arnoult en direc- tion de la province. La nuit, en ce mois de décembre glacial, s’attardait.
Roland avait aussi sa tête des mauvais jours. Son profil au nez cassé se détachait de l’ombre. Ses cheveux châtains, coupés très courts, conféraient à son visage une grande dureté, accentuée par l’énervement qui l’avait submergé dès le départ.
Déjà, dès la première heure, il n’avait pas arrêté de maugréer en chargeant les bagages dans le coffre. La bicyclette de Mat- téo, entre autres, lui avait posé un sérieux problème de range- ment. Faire du vélo en Lozère, sous la neige depuis la Tous- saint. Quelle stupidité !
Mais aucun argument n’avait fait céder Marion, têtue et furieuse. Elle n’avait eu de cesse de l’aiguillonner tant qu’il n’avait pas trouvé l’emplacement adéquat, refusant par ailleurs de ne se délester d’aucune valise. Et c’était bien entendu sans compter les innombrables cadeaux de Noël qui encombraient l’habitacle occultant la vue du pare-brise arrière.
Il avait encore neigé une bonne partie de la nuit sur la région parisienne. Inquiète des conditions climatiques, Marion s’était levée à plusieurs reprises, soulevant avec anxiété les rideaux de la chambre. Le jardin était tout blanc et une couche épaisse matelassait les toits des pavillons voisins. Mais les tourbillons marmoréens avaient cessé à l’approche de l’aube.
Elle avait pensé différer le voyage. Après tout, Noël n’était que dans quelques jours! Mais, faisant confiance aux services de la voirie, elle avait tout de même intimé l’ordre du départ auquel Roland, faute de pouvoir l’en dissuader, s’était résigné tant bien que mal. Devant eux, le serpent brillant de l’auto- route s’étirait entre les congères à portée des phares. Plus loin et de chaque côté, c’était le noir.
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Un engin de déneigement, en sens inverse qui arrivait à leur hauteur, éclaboussa le pare-brise. Roland pesta en même temps que le véhicule faisait une légère embardée sur la chaus- sée glissante. Ce qui eut pour effet de faire cascader une pile de paquets sur Mattéo.
— Nom d’un chien, quelle idée de partir par un tel temps, jeta Roland d’un ton brusque !
Il regarda l’enfant dans le rétroviseur. Celui-ci, du haut de son siège de voiture, faisait le ménage comme il pouvait.
— Tu n’as pas mal ? demanda le père sans le quitter des yeux dans le rétroviseur et sans bouger le volant.
— Non, mais c’est quoi, tous ces paquets ?
— Rien, mon coeur, c’est pour Mamy et Papy. Ils ont besoin de plein de choses là-bas, mentit-il avec assurance, se retenant d’ajouter « dans leur trou perdu ».
En fait, il s’agissait des cadeaux pour toute la maisonnée dont la quantité avait été également pomme de discorde dans le couple.
Heureusement, les jouets étaient cachés dans le coffre ! Mat- téo pouvait croire au père Noël encore un certain temps. Point sur lequel l’opinion de Marion divergeait évidemment de la sienne. Elle aurait préféré avouer la vérité au petit dès ses pre- miers pas. Mais, exceptionnellement, elle avait cédé à la pres- sion familiale, Camille se rangeant pour une fois aux côtés de son gendre qui voulait que son fils gardât ses illusions le plus longtemps possible.
L’enfant entrait à la grande école en septembre prochain. Sa mère s’était promis de tout lui dire, redoutant qu’une révéla- tion trop tardive pût le blesser.
Donc Mattéo croyait encore dur comme fer au père Noël. Du moins, c’est ce que tout le monde s’imaginait.
Car il avait remarqué l’an dernier que celui-ci, qui avait fait une apparition tapageuse dans le salon et qui parlait avec une
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grosse voix bizarre, lui demandant s’il avait été raisonnable toute l’année, portait exactement les mêmes chaussures que Papy!
Mais, devant la tête réjouie et fort nigaude de toute la fa- mille, ne voulant pas les décevoir, il avait fait ce qu’on atten- dait de lui et affiché une mine peureuse devant le bonhomme en rouge, lui jurant une sagesse éternelle. Il s’apprêtait à faire de même cette année, car il s’imaginait bien que la scène allait se réitérer sous le sapin de Noël.
Il avait confié un peu plus tard ses doutes à Loupi, qui lui avait bien confirmé qu’il n’y avait pas pire que les grandes per- sonnes pour raconter des histoires !
Une fois les paquets stabilisés comme il le pouvait, il récu- péra Loupi qui lui avait glissé des bras. Peluche de Loup- Blanc-des-Steppes (c’est Oncle Yvon qui le lui avait dit en lisant l’étiquette cousue sous le ventre), celle-ci ne ressemblait plus à grand-chose maintenant. Un oeil manquait, le poil était usé jusqu’à la corde, une oreille pendait, déchirée. Une vraie loque. Mais Loupi était le meilleur ami qu’il n’avait jamais eu, surtout quand Papa et Maman se disputaient. Au moins, lui ne criait pas et était toujours d’accord. Il lui murmura à l’oreille qu’ils iraient bientôt voir des loups pour de vrai, rassu- ra Loupi, lui affirmant qu’avec lui il ne risquait rien. Enserrant les bras autour de la peluche, il se laissa bercer par le ronron- nement du moteur et s’endormit doucement.
À l’est, le jour arrivait, encore vaguement incertain. Roland mit la radio en marche. Le présentateur annonçait que le col de la Fageole était interdit aux poids lourds et conseillait la plus grande prudence aux véhicules légers, une seule voie pour l’instant permettait de le franchir. Mais l’autoroute pouvait être fermée à tout moment si la neige recommençait à tomber. Ils en avaient encore pour quelques heures avant d’y arriver !
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Roland voua mentalement sa femme et le reste de l’uni- vers aux enfers, puis tenta de concentrer son attention sur la conduite. Dans le gris de l’aube, la monotonie du paysage beauceron avait sur lui un effet dangereusement hypnotique. À plusieurs reprises, il cligna des yeux et une grande lassitude lui lia les membres.
Avec une fureur mal résignée, il attrapa d’une main la bou- teille thermos qui se trouvait entre les deux sièges et après quelques contorsions périlleuses pour dévisser le bouchon, but une longue goulée de thé chaud. Quelques kilomètres plus loin, il s’arrêta raisonnablement sur une aire de repos, fit quelques pas dans la neige. Le froid lui traversa la peau et le réveilla tout à fait.
Marion dormait toujours, ou faisait semblant, et Mattéo ron- flait de tout son saoul quand il reprit la route. Mentalement, il calcula la distance qui lui restait à parcourir, se dit avec quelque ironie qu’ils n’étaient pas près d’y parvenir à la vitesse qu’il roulait et que rien ne serait plus cocasse que la fermeture de l’autoroute, le réseau secondaire étant actuellement impra- ticable en Languedoc d’après Météo France ! De plus, l’arrivée à la Marcade, perdue à quelques kilomètres sur les hauteurs de Marvejols, nécessiterait sans doute la pose des chaînes, ce qui lui promettait encore quelques instants de plaisir !
La grande solitude blanche fut rompue par la traversée de la Sologne. La forêt opaque semblait figée, comme en attente. Des festons de neige pendaient aux branches des arbres.
Puis le bocage s’éclaircit et ce fut les immenses étendues du Berry, puis celles vallonnées de l’Allier dont les courbes douces s’écrasaient sous le ciel.
Soudain, il aperçut au loin les premiers monts d’Auvergne, émergeant de la brume grise. Avec un certain soulagement, il constata que le mauvais temps ne s’aggravait pas, ce qui atté- nua enfin son humeur chagrine.
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À ses côtés, Marion émit un léger frémissement. Une faible rougeur colorait ses joues.
— Mais j’ai dormi ! dit-elle avec une expression d’incrédulité éberluée sur le visage. Où sommes-nous ?
— Plus très loin de Clermont-Ferrand, dit Roland d’une voix sans timbre.
Mattéo, que les quelques paroles de ses parents tirèrent de son sommeil, claironna :
— On est arrivé ?
— Pas encore, répondit Marion d’un ton que l’assoupisse- ment enrouait.
Récupérant ses esprits, balayant du regard la chaîne des vol- cans aux sommets enneigés qui semblaient flotter au-dessus d’un voile mat, elle se félicita in petto d’avoir décidé le départ ce matin. Comme toujours, son intuition avait été la bonne !
Un fantôme de disque jaune apparut, se prélassant dans un capitonnage cotonneux.
— Avec un peu de chance, on arrivera sous le soleil, dit-elle d’un ton presque enjoué. Ses pensées délétères s’étaient atté- nuées. La perspective d’être bientôt à la Marcade au milieu des siens remplissait son coeur de joie, dédramatisant du même coup sa vision de ce qu’elle appelait, dans le brasier de sa co- lère, un mariage moribond.
— Qui a faim ? demanda-t-elle en jetant un coup d’oeil à sa montre.
— Moi, cria Mattéo ! Il avait surtout envie de gambader dans la neige.
— Je me suis traîné tout le long du chemin, dit Roland d’un ton ferme, je préfère rouler encore un moment.
Marion acquiesça en tendant un paquet de biscuits au gamin pour le faire patienter. La traversée de l’Auvergne risquait de prendre plus de temps que d’ordinaire. De chaque côté de la route, les buissons dispersés sur les talus portaient des griffes
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de cristal. Au-dessus d’eux, un fin rayon de soleil transper- ça l’océan de brouillard gris et le fit étinceler. Des reflets de nacre se mirent à jouer dans la neige. Émergeant d’une brume blanche, la chaîne volcanique se dévoilait maintenant, claire, au détour de chaque virage.
Mattéo n’écoutait plus ce que ses parents disaient. Leur discussion manquait d’intérêt. Ils lui avaient expliqué qu’ils espéraient arriver à la Marcade avant la tombée de la nuit. Ils avaient téléphoné là-bas, et avaient promis la plus grande circonspection sur la dernière montée.
Il ne comprenait pas pourquoi il fallait être si prudent. La route était déserte de tout ce qui pouvait présenter un danger. Même en traversant la forêt de Sologne, il n’avait remarqué aucun lion, aucun crocodile, aucun dragon qui pût rendre ce trajet périlleux. Les parents disaient vraiment n’importe quoi !
Enfin, ils firent halte à une aire de repos.
La salle du restaurant résonnait d’un léger murmure conti- nu. Par instant, des morceaux de phrases volaient, s’arrêtaient, repartaient. Il n’y avait pas grand monde aux tables, aucun enfant avec qui il aurait pu aller jouer. Au loin, assourdi, on entendait le déferlement régulier de l’autoroute.
Son regard, à travers les vitres, se promena sur les monts en- neigés. Ses yeux avaient la couleur de miel.
— Tu ne finis pas ta glace ? s’inquiéta Roland.
— Si, si. Je peux aussi avoir un gâteau? demanda le gamin en pointant son menton vers la tour réfrigérante où étaient disposées des pâtisseries. Dans l’atmosphère feutrée, sa voix tinta comme du cristal.
— Si tu veux, répondit le père en faisant signe au serveur de s’approcher. Mais dépêche-toi, il va falloir repartir.
— Est-ce qu’il y a des loups par ici? demanda Mattéo la bouche pleine en engloutissant un dernier morceau de tarte aux mûres.
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Il récupéra les miettes dans l’assiette et les mangea une à une avec gourmandise.
— Il y a des loups partout dans la montagne qui viendront te chercher si tu ne te presses pas ! s’impatienta Roland.
Marion était partie fureter dans la boutique attenante à la salle du restaurant. Quand elle réapparut, un sac en papier au bout du bras, Roland l’attendait dehors près du véhicule en fumant une cigarette tandis que Mattéo testait les jeux de l’aire de repos et pataugeait dans la neige.
— Il va être trempé, ronchonna Marion en remontant dans la voiture.
Quelques instants plus tard, Mattéo reprenait place dans son siège, les joues rouges, l’oeil malicieux.
— Il y avait un grand loup qui se cachait derrière l’arbre, là- bas, affirma-t-il en pointant le doigt vers un groupe de sapins. Ses yeux jetaient des flammes plus hautes que le ciel et il avait des griffes longues comme des mains !
— Arrête de débiter des bêtises et regarde ces images, elles sont très belles, fit Marion en sortant du sac un livre dont la couverture représentait un superbe loup.
Puis, s’adressant à Roland, elle dit d’un ton abrupt :
— En tant que professeur des Sciences de la Vie et de la Terre, tu devrais mettre tes talents à contribution et lui expli- quer ce qu’est réellement un loup, ne crois-tu pas, au lieu de le laisser s’enfoncer dans ses fausses idées ?
Roland haussa les épaules.
— C’est l’âge des fantasmes. Cela lui passera !
Mais, pris d’un léger remords, il obtempéra :
— Mattéo, le loup est un animal qui terrorisait les gens dans
le temps, car on lui a attribué des pouvoirs totalement exagé- rés. Il a inspiré crainte et respect, et même le bien et le mal selon les pays et les époques. Mais tu ne dois pas en avoir peur. Il ressemble beaucoup à un chien.
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— J’ai pas peur des chiens, lança l’enfant avec force en jetant un coup d’oeil au livre ouvert sur ses genoux. Il se retint de dire qu’il avait encore moins peur des loups, mais fut inter- rompu par Roland qui continua :
— Le loup est plus fort que le chien. On le distingue par ses yeux obliques, son profil légèrement concave, un museau plus arrondi, noir et brillant, une gueule plus fendue, une tête plus grande et une queue plus fournie.
Au loin, la ville de Saint-Flour apparut, perchée sur son ro- cher. Peu à peu, les nuages découvraient de larges morceaux de ciel. Tout à son explication, Roland ne remarqua pas la chaussée encore fortement encombrée de neige au col de la Fageole et qu’une seule voie était praticable. L’enfant feuille- tait les pages, mais portait toute son attention à son père. Il devinait qu’il allait apprendre des choses intéressantes.
Roland reprit, articulant lentement :
— On distingue deux espèces, le loup gris qu’on trouve en Amérique du Nord, en Europe et en Asie, et le loup roux, ve- nant du Texas et du sud-est des États-Unis. Le loup d’Europe se reconnaît par sa coloration fauve mêlée de gris et de noir et plus claire sur le ventre, et le loup d’Amérique du Nord par sa couleur gris clair, presque blanche, ou noire pour ceux qui vivent dans les forêts. Le loup possède une « cape » sur le dos qui se hérisse lorsqu’il est menaçant. Il a aussi un pelage d’hiver qui le protège du froid. Il change de pelage entre avril et mai.
— Dans le parc, est-ce que je pourrai les approcher, les cares- ser ?
Marion sourit nerveusement. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir au fond d’elle-même une peur instinctive, atavique, de cet animal.
— Tu nous donneras la main, surtout ! s’écria-t-elle.
— Ils ont de grandes oreilles, dit Mattéo d’un ton docte
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repensant soudain à l’histoire du Petit Chaperon rouge que Grandmie lui avait racontée cet été.
— Non, reprit Roland. C’est une idée fausse. Elles sont courtes et arrondies, et très mobiles comme chez le chien. Par contre, il a une ouïe très fine qui lui permet d’entendre jusqu’à plusieurs kilomètres à la ronde.
Mattéo n’était pas convaincu, mais il n’interrompit pas son père, qui poursuivit :
— Il a une belle tête, aussi, plus large que celle du chien, car ses muscles masticateurs sont très développés. Son cerveau est également plus volumineux que le plus gros des chiens.
— Ses yeux lancent des éclairs, tout le temps !
— Mais non Mattéo! Ses prunelles sont obliques et phos- phorescentes, et généralement jaunes. Il a une excellente vue !
— Je sais ! Il sent loin, pareil.
— Exactement. C’est l’odorat qui est le sens le plus dévelop- pé chez lui. Il peut repérer un individu à plusieurs kilomètres de distance. Sa gueule aussi est très impressionnante.
— Mais le loup, il est souvent tout seul, dit Mattéo en ser- rant contre lui Loupi.
Il était ravi que son père lui parle de ces animaux fabuleux. Pourtant, il ne se fiait pas totalement à ce qu’il entendait.
— Non, le loup n’est pas un solitaire, généralement. C’est un animal social, il vit en meute de trois à quinze individus. Chacun occupe une place bien précise dans la hiérarchie. La bande est menée par un loup, ou une louve, ou par un couple dominant. On les appelle alpha. À l’opposé, le loup oméga vit avec eux, mais fait parfois office de souffre-douleur. C’est lui qui crée diversion lorsqu’il y a des tensions, par ses jeux.
— Il fait le clown, dit Mattéo qui ne perdait pas un mot de l’explication.
— En quelque sorte, oui. Il tient le rôle du réconciliateur, continua Roland. Il est très rare de voir un loup demeurer
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seul. C’est lorsqu’il est malade ou a été exclu de la meute.
— Ils n’ont pas de maison ? s’inquiéta soudain l’enfant.
— Rassure-toi, ils vivent sur des terres qu’ils marquent de
leurs odeurs. Les loups étrangers n’ont pas le droit de passer sur leur territoire. En général, ils préfèrent éviter tout affron- tement entre eux. Pour répondre précisément à ta question, ils ont des maisons, bien sûr. Chez eux, elles s’appellent des tanières.
— Elles sont comment, avec des toits ?
Roland sourit et reprit d’une voix tranquille :
— Ce sont souvent des roches en surplomb ou des terriers
réaménagés de trois ou quatre mètres de long, ou creusés par la louve quand elle attend ses petits. Les tanières sont toujours situées près d’un point d’eau.
— Ils sont beaucoup de bébés ?
— Entre quatre et sept par portée. C’est le couple alpha qui se reproduit chaque année. Mais peu de louveteaux atteignent l’âge d’un an. Ils sont fragiles à la naissance. La mère les allaite, puis la meute leur apprend à manger de la viande, enfin à faire comme eux pour qu’ils deviennent grands et forts. Ils jouent beaucoup. Tu as déjà vu des chiots. Il en est de même pour les bébés loups.
— Ils aboient aussi.
— Oui, parfois. On dit du loup qu’il est bavard. Il hurle, gronde, jappe, gémit ou aboie selon les circonstances, et hurle bien sûr, dès son plus jeune âge. Ils communiquent beaucoup entre eux. Le loup est un animal des plus intelligents. Il existe au sein du groupe une grande harmonie due à leur façon de s’exprimer.
— Ah ! dit Mattéo en se penchant vers Loupi et en l’embras- sant. Mais je ne veux pas que Loupi aille vivre dans une meute. Il doit rester avec moi.
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— Ne t’inquiète pas. Il n’a pas l’intention de te quitter, ré- pondit Marion doucement.
— Qu’est-ce qu’il mange, le loup ?
— De la viande, pas comme toi qui rechignes tout le temps devant ton assiette, rétorqua Roland. C’est un prédateur carni- vore. Mais quand il ne trouve pas de proie, il peut se contenter de baies sauvages, d’insectes, de poisson. Il ne tue jamais par plaisir, mais uniquement pour se nourrir. En meute, il chasse le gros gibier, des cerfs, des rennes, des sangliers, des moutons, des brebis... Par contre, s’il est seul, il s’intéresse aux petites proies, aux rongeurs, aux grenouilles, et même aux charognes, enfin, tout ce qu’il peut dénicher.
— C’est quoi une charogne ? demanda l’enfant.
— Une bête déjà morte. Il ne faut jamais t’en approcher, si tu en trouves une, c’est très malsain, lance Marion d’un air sévère.
— Je pourrais avoir un loup à la maison ? J’aimerais bien, dit l’enfant qui s’imaginait déjà faisant l’admiration de ses copains d’école.
— C’est impossible, le loup est un animal sauvage. Il peut devenir difficile à garder à l’âge adulte. Sa capture ou sa dé- tention sont strictement interdites pour les particuliers. Mais nous irons en voir bientôt dans le parc Sainte-Lucie. Tu pour- ras les contempler en toute tranquillité.
Pas plus content que cela, Mattéo se tut, regardant le paysage qui défilait. Il parut s’attacher à un vol de corbeaux qui pas- sait au-dessus des champs. Jamais il ne renoncerait à avoir un jour un loup chez lui. Il se dit qu’il en toucherait deux mots à Grandmie, elle qui adorait lui raconter des histoires de loups plus effroyables les unes que les autres. Elle saurait sûrement comment s’en procurer un, un tout petit, tout noir, avec des yeux brillants traversés d’éclairs !
— C’est très curieux cette peur que cet animal a inspirée aux
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hommes, dit Marion comme se parlant à elle-même. C’était une affirmation rêveuse qu’elle avançait avec étonnement.
— C’est vrai. Depuis l’aube des temps, le loup est mythique. Pour les chrétiens, il était l’incarnation du diable. Mais on le retrouve dans de nombreuses légendes. Ta grand-mère en sait beaucoup. Nous en avons discuté ensemble. Mal connu et mystérieux, intelligent, on l’a supposé dangereux, car c’est un prédateur. En fait, maintenant, il est surtout un signe de bonne santé de la nature! J’ai fait il y a quelques mois, pour les élèves, une étude sur la peur qu’a inspirée cet animal. Si tu veux, je t’en ferai un tirage dit-il avec une note d’enthousiasme dans la voix.
Marion laissa peser un regard interrogatif sur Roland. Lui qui considérait le silence comme une vertu et la date des va- cances comme l’horizon ultime de leurs conversations, elle resta interdite devant cette soudaine loquacité. Une pensée lui traversa l’esprit, fugitive mais troublante, que peut-être tout espoir n’était pas encore perdu. Que l’obliger à parler sur un sujet qui l’intéressait pouvait inaugurer une amélioration dans leurs relations !
Marion s’empressa d’aller ouvrir la grille qui grinça sur ses gonds et marqua le sol de deux larges demi-cercles de terre et de neige mêlées. Enfin ils étaient arrivés à la Marcade, après une montée délicate qui avait nécessité la pose des chaînes sur la voie escarpée et fait râler Roland pendant les derniers kilo- mètres ! Au crépuscule, la route entre les arbres noirs ressem- blait à un mauvais rêve dont ils étaient heureux d’être sortis.
Au fond de l’allée bordée de deux rangées d’ifs enneigés, la demeure apparut comme une dentelle de lumières sur le ve- lours sombre de la nuit qui déjà tombait. Une brume opaque reposait entre les sapins.
La toiture imposante se découpait en carapace claire sur le ciel mauve, flanquée sur le côté gauche d’une tour ronde dont
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le dôme couvert d’ardoises laissait glisser le manteau neigeux. Marvejols, au creux de la vallée, était invisible. Mais une lueur orangée sur les flancs de la montagne permettait de devi- ner sa pulsation. Mais ici, sur les hauteurs, seul le grand silence
de l’hiver régnait.
De la maison à la grille, des traces de pas ponctuaient la neige dans un sens et dans l’autre. Comme si l’on était venu guet- ter à plusieurs reprises près du portail. C’est ce que s’imagina Marion, certaine que ses parents s’impatientaient de les voir arriver.
Le jardin noyé d’ombre baignait dans une épaisseur ouatée de silence, rompu par instant par les aboiements lointains d’un chien, auquel répondit un autre, tout près. Soudain, les branches d’un buisson remuèrent et une forme frétillante surgit, sautant sur Marion. Sur la défensive, elle lança un cri apeuré.
— Filoche, en voilà un accueil, dit-elle en repoussant le ber- ger allemand qui, dans son enthousiasme, avait posé ses pattes sur ses épaules. Elle s’épousseta de la neige que l’animal avait projetée sur ses vêtements et dit « Va prévenir qu’on est arri- vés ! ».
Le chien, après un dernier coup de langue sur le menton de la jeune femme, détala vers la maison en aboyant furieuse- ment. La porte s’ouvrit d’une volée et la silhouette noire de Camille se détacha dans le rectangle lumineux du chambranle.
Marion referma soigneusement le portail et franchit la cen- taine de mètres qui la séparaient de la demeure d’un pas alerte. Puis elle monta les marches du perron deux par deux tandis que Roland allait se garer sur le côté devant la remise attenante au bâtiment principal.
— Enfin, vous voilà. Nous commencions à nous inquiéter, s’écria Camille avec flamme en serrant sa fille dans ses bras en
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arborant un sourire épanoui. Celle-ci la dépassait d’une tête, elle se jucha sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
— Nous avons pris notre temps, la route n’était pas terrible, répondit Marion en poussant un soupir énervé.
Petit bout de bonne femme de cinquante-cinq ans, Camille portait une jupe longue en lainage brun pelucheux et un pull sans teinte définie, large et difforme qui lui donnaient les couleurs d’une ex-soixante-huitarde. Cette façon qu’elle avait de s’habiller faisait régulièrement rouspéter Marion, en vain. Avec ses cheveux blonds et sa coupe ultra-courte et déstruc- turée, son visage pulpeux et sa carnation claire, sa petite taille plutôt rondelette qu’elle tentait de rehausser par des chaus- sures à semelles compensées, son regard vert et limpide, elle ne se trouvait aucune ressemblance avec ses enfants Marion et Christophe.
C’était une constatation qui la surprenait depuis toujours et aux retrouvailles, elle se demandait par quel mystère géné- tique elle avait pu donner naissance à des êtres aussi différents qu’elle ! Scrutant Marion d’un oeil amusé, elle savait qu’elle se ferait la même réflexion demain quand Christophe arriverait.
Tous deux étaient grands, fins, la peau mate, les cheveux souples et châtains, rectifiés artificiellement en auburn pour Marion. Quand on les voyait côte à côte, les deux années qui les séparaient s’effaçaient et l’on pouvait penser qu’ils étaient jumeaux tant leur similitude était flagrante.
Mais force était de constater pour elle qu’ils étaient à l’image de leur père. Ils avaient reçu en partage la silhouette élancée de Jehan, de son front haut et large, de ses pommettes écartées, de sa mâchoire ferme, de son allure un peu raide, de sa démarche saccadée. À l’exception de ses yeux bleus hérités de Grandmie, de son teint celtique et de son caractère flegmatique, absents chez ses enfants, on ne pouvait nier leur ressemblance.
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Laissant passer Roland qui commençait à décharger les ba- gages, après les paroles de bienvenue d’usage, elle prit Mattéo dans ses bras et lui claqua deux gros baisers sur les joues en ébouriffant sa chevelure blonde.
— C’est bientôt Noël, dit le gamin en jetant son anorak rouge sur un siège de l’entrée. Demain on va aller voir les loups, ajouta-t-il très vite en coulissant son regard vers son père. Tu viendras avec nous, dit, Mamy. Et Papy aussi ?
— Nous verrons, nous verrons, dit Camille avec un sourire entendu. Demain est un autre jour. Pour l’instant, entrez vous réchauffer, intima-t-elle en refermant la porte derrière Roland qui terminait de déposer tous les paquets dans le hall.
— Papa n’est pas là? s’étonna Marion en pénétrant dans la salle de séjour.
Une cheminée monumentale polarisait tout l’espace du mur du fond dans laquelle brûlait un feu somptueux. De hautes flèches surmontaient les bûches qui éclataient dans des cré- pitements secs. Des tornades de fumée disparaissaient dans le conduit. Le reflet des flammes projetait des ombres mouvantes au plafond. Une odeur de résine flottait dans l’air, mélangée à celle d’un rôti qui provenait de la cuisine.
Marion s’en approcha et tendit ses mains vers les gerbes flam- boyantes, laissant jouer la lumière entre ses doigts écartés. Ses cheveux prirent une teinte fauve. Une bûche s’écroula dans l’âtre, des papillons radieux se dispersèrent en pétillant. Les joues empourprées, Marion recula précipitamment et se re- tourna en disant :
— Comme cela fait du bien d’être à la maison ! Mais où est Papa ? Et Grandmie ?
Au moment où Camille lui répondait que Grandmie n’allait pas tarder à descendre, Jehan fit irruption dans la pièce. Coiffé d’une casquette brune, vêtu d’une parka vert kaki encore hu- mide de neige et chaussé de bottes de caoutchouc, son visage
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sévère se dénoua en un sourire éclatant à la vue des siens.