LE SOMMEIL DE ZOÉ - Monique LE DANTEC
PREMIÈRES PAGES
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La lumière frémit, tremble, palpite un instant, puis dans un dernier soubresaut et un chuintement bizarre, s’éteint, faisant place au noir. Le plancher se dérobe sous ses pieds. Ses pensées se fondent dans un brouillard épais. Au bord de l’évanouisse- ment, elle bloque son souffle. Pendant quelques secondes, elle ignore qui elle est, où elle est, pourquoi est-elle là ?
Puis, dans un frisson, comme un coeur qui bat à nouveau, le groupe de secours se met en marche. Un éclairage pâle envahit la cabine. Sa respiration reprend, haletante. Elle reçoit ce fan- tôme de clarté comme un bonheur absolu. Depuis toujours, l’obscurité la terrorise, la pétrifie au-delà de toute raison, la conduit aux portes de l’enfer.
La lumière est là, certes, mais l’ascenseur, lui, est bel est bien arrêté entre deux étages, et qui plus est, entre le 32e et le 33e niveau. Elle imagine avec une précision hallucinatoire le vide opaque sous la cabine, chasse avec violence la nausée qui la prend à cette vision. D’un geste fébrile, elle actionne le bou- ton d’appel. La sonnerie doit retentir quelque part, vibrer chez un gardien. C’est certain. Mais elle n’entend rien, si ce n’est son sang qui s’affole dans ses veines. Quelques minutes passent, une éternité. Elle recommence l’opération à plusieurs reprises. En vain.
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Son regard se fixe sur le bloc fluorescent. Elle appelle de tous ses voeux le ciel et ses saints que la lumière de secours ne fai- blisse pas, suppute la durée que le groupe est censé faire son office.
Dans cet espace exigu, elle perd la notion du temps. Ses pen- sées vrillent, tournent en rond, se superposent dans un chaos indicible. Et la perspective du noir qui peut revenir lui coupe la respiration.
Il faut qu’elle s’extirpe de là. Elle doit sortir, immédiatement. Il y a danger de mort. Elle se met à cogner à grands coups sur la porte métallique de la cabine. Son reflet lui renvoie l’image d’un visage hagard, trouble, qu’elle ne reconnait pas être le sien. Est-ce possible que l’angoisse engendre ce regard de folie, ce rictus sauvage, ces traits tordus ?
De sa gorge sort un cri rauque, un appel au secours, qui monte dans l’aigu et devient hurlement. Quand il se tait, le silence revient, plus profond encore.
Elle a le pressentiment qu’il n’y a plus qu’elle au monde, poussière infime dans cet endroit misérable et clos. Que la vie a disparu de la surface de la Terre !
Elle s’assied à même le sol, les genoux repliés sous le menton, les bras enserrés autour, recroquevillée comme un foetus. Elle tente de fixer une seule idée dans le tourbillon de celles qui tournent follement dans sa tête. Il lui faut se calmer, chasser cette peur atavique qui l’asservit. Elle bande sa volonté, arrive plus ou moins à ralentir sa respiration. Les papillons morbides de son esprit s’amenuisent peu à peu, les pensées réintègrent leur place, se domptent, se canalisent.
Soudain, un léger tremblement agite la cabine, la lumière originelle revient, l’ascenseur reprend sa montée. En moins
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de temps qu’il ne faut pour se lever, les portes métalliques s’ouvrent sur le palier devant un groupe de gens en train de papoter. Elle attrape son sac à main tombé par terre et son press-book. Comme un diable émergeant de sa boîte, elle se précipite dehors, bousculant au passage les personnes qui s’ap- prêtaient à y pénétrer.
Le souffle court, elle reste un instant là, sans rien faire d’autre que poser ses affaires contre ses jambes et jeter un regard cir- culaire et inexpressif autour d’elle.
Le couloir est équipé de grands miroirs dans lesquels se réflé- chissent des bacs à fleurs et des plantes vertes. Encore sous le coup de l’émotion, elle se campe devant l’un d’entre eux, s’examine d’un oeil critique de la tête aux pieds, comme si elle voyait une inconnue.
D’un geste machinal, elle arrange de ses doigts la chevelure ébouriffée dont le noir de jais fait ressortir la pâleur du teint, lisse les mèches qui reprennent place autour du visage, allège la frange sur le front, remet le sautoir dont la pierre de lune s’enchevêtre dans le cordon, défroisse du plat de la main l’en- semble pantalon en soie couleur mastic dont un dragon brodé décore le plastron, ajuste la ceinture de mailles argentées.
Puis elle tente de sourire, lequel ressemble pour l’instant à une grimace. Même son regard, d’ordinaire bleu violine, a viré au gris livide et reflète l’effroi.
La respiration calmée, mais l’esprit toujours flou, elle consulte tout d’abord le numéro de l’étage où elle a échoué, et l’heure qu’il est. En avance au rendez-vous, elle réalise qu’il lui reste encore quelques niveaux à monter, et une demi-heure à attendre. Quelques instants plus tard, après avoir emprunté l’escalier de secours — hors de question de reprendre l’ascen- seur — elle se retrouve sur la terrasse de la tour Montparnasse.
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Un air doux la frappe au visage, l’enveloppe comme une caresse bienfaisante. Il y a beaucoup de monde, des visiteurs de tous genres et de toutes couleurs, la plupart avec l’appareil photo en bandoulière. Elle se fraye un passage parmi la foule, jette un regard curieux au paysage. Elle englobe d’un seul coup d’oeil cette symphonie picturale qu’est la ville, faite de lignes, de cubes, de courbes, d’angles, d’étoiles, de dômes, distingue Notre-Dame, le Panthéon, le Sacré-Coeur, la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, et les places, les squares et les rues, et la Seine, surtout la Seine, serpent étincelant qui flâne nonchalamment sous les ponts.
C’est la première fois qu’elle observe Paris s’étendre ainsi, of- ferte à sa vue, scintillante dans le soleil de ce bel après-midi de mai. La cité, d’ici, devient sienne, exclusivement sienne. Elle a soudain envie de chasser cette gent caquetante, ces touristes, qui, de leurs regards distraits, s’approprient le décor.
Elle s’approche du parapet. Les cheveux flottant au vent, sen- tant vibrer la tour de verre et d’acier sous ses pieds comme un animal craintif, les bras écartés du buste, les paupières mainte- nant closes, son esprit s’échappe dans le courant qui l’entraîne loin du corps.
Il vole au-dessus des toits, des terrasses, des églises, contourne la colonne de la Bastille, plane un long moment au droit de la place des Vosges, se souvient que la fenêtre de sa chambre est restée ouverte, devine les pigeons qui picorent dans le jardin public, prend appui quelques secondes sur la statue équestre de Louis XIII, se repose au bord de la fontaine, et réintègre son enveloppe charnelle à l’instant précis où sa montre tinte au poignet, stipulant que l’heure du rendez-vous a sonné.
D’un pas leste, elle emprunte encore une fois l’escalier qui mène au niveau où se situe le bureau de Pierre Procovitch.
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C’est là. Une plaque en laiton indique son nom. Elle caril- lonne, pénètre dans un petit hall obscur — ça y est, elle a le coeur qui cogne à nouveau — prenant bien soin de ne pas y entrer du pied gauche, cela porte malheur. Elle a eu suffisam- ment de problèmes aujourd’hui avec l’ascenseur.
Une jeune femme très blonde aux cheveux longs la prie affa- blement de patienter tandis qu’elle passe un appel télépho- nique :
— Monsieur, Mademoiselle Zoé Martignac est arrivée.
Ce rendez-vous est très important. C’est la première fois qu’une galerie de peinture renommée envisage d’exposer ses oeuvres. Comme si elles risquaient de s’envoler, elle serre contre elle le portfolio qui en contient les reproductions pho- tographiques.
La secrétaire lui propose un café, lui adresse quelques paroles aimables sur le beau temps. Quelques minutes plus tard, elle est invitée à entrer dans le bureau, lieu sacrosaint de Pierre Procovitch dont elle lui indique d’un geste de la main la direc- tion.
Le coeur battant, elle franchit le seuil, pénètre dans une grande salle bleue dont la clarté la fait ciller. De nombreuses fenêtres s’ouvrent sur le ciel limpide et les flamboiements du soleil. Un homme est assis derrière une immense table de verre au fond de la pièce, tâche opaque dans la lumière translucide.
Immédiatement, un sentiment bizarre l’envahit, fait d’ondes positives et négatives, de forces contradictoires bénéfiques et maléfiques. C’est très curieux, jamais elle n’a ressenti en elle une telle dualité dont elle ignore le sens.
Pierre Procovitch se lève avec célérité, contourne le bureau, la main tendue, un imperceptible sourire sur les lèvres.
Grand et mince, la quarantaine sportive, vêtu d’un costume d’alpaga beige clair et d’un polo noir, des traits émaciés, des
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pommettes saillantes, une chevelure auburn bouclée dont une mèche lui cache une partie du front, des prunelles vert étang légèrement enfoncées dans les orbites et qui se noient dans l’ombre, des sourcils fournis, un nez très droit aux arêtes vives, une bouche puissante aux commissures tombantes qui lui donnent un air vaguement méprisant. Démenti par un regard intéressé, scrutateur.
Devant la force de cette attention, elle baisse les yeux, domp- tée. D’emblée, cet homme l’intimide. Nonobstant le fait qu’il est propriétaire de plusieurs galeries et que son sort, ou tout au moins son avenir immédiat dépend de la décision qu’il pren- dra à son sujet, il n’en reste pas moins qu’elle perd toute conte- nance face à lui, que sa volonté chavire, qu’elle est directement sous influence.
Si elle le trouve beau ? Oui, sans aucun doute. Mais cela ne suffit pas d’ordinaire à tant l’émouvoir. Elle est confron- tée sans cesse aux qualités esthétiques des modèles dont elle s’efforce quotidiennement de reproduire les traits.
Qu’il émane de lui une certaine autorité, une force intrin- sèque, c’est une évidence ! Mais c’est peut-être tout simple- ment cet éclat pur qui brille au fond de ses yeux qui la décon- certe et qui la trouble.
À l’instant précis où leurs doigts se touchent, un grondement de fauve retentit dans la pièce. L’homme se retourne d’un mouvement brusque et crie :
— Silence, Psyko ! Au pied.
Un énorme Doberman noir jaillit du dessous du bureau, im- médiatement stoppé dans son élan par la voix de son maître.
Elle lâche la main de son interlocuteur, recule d’un pas, se prend les pieds dans le tapis, rétablit un équilibre précaire. Mais son sac et le portfolio tombent au sol dans un bruit mat.
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La voix tonne :
— Couché, tout de suite.
Le chien lui lance un regard étrange, soulève légèrement ses
babines sur des dents impressionnantes, ravale un grogne- ment, et disparaît sous la table en rampant.
— Je suis absolument désolé. Il vous a fait peur. Mais soyez sans crainte, vous ne risquez rien avec moi.
Pendant un instant, elle a cru que la bête allait lui sauter des- sus. Ses prunelles de ténèbres aux reflets jaunâtres lui ont glacé le sang jusqu’au coeur.
D’une main tremblante, elle ramasse ses affaires, se disant que décidément aujourd’hui n’est pas son jour, qu’elle aurait mieux fait de rester à la maison !
L’homme est gêné devant son émoi. Il lui lance un sourire consterné, puis d’une main ferme attrape le molosse par le collier et le fait passer dans un cabinet attenant.
— Voilà, il nous laissera tranquilles maintenant ! D’ordi- naire, il ne bronche jamais devant les visiteurs, ne bouge qu’à mes ordres. J’avoue ne pas comprendre sa réaction. Pardon- nez-moi, je suis absolument navré.
L’homme revient vers elle, affable, et l’air beaucoup moins désolé qu’il ne le prétend.
— Voulez-vous boire quelque chose, cela vous remettra de vos émotions !
Elle décline l’offre. Elle n’a plus qu’une hâte, partir. Plus encore que l’incident dans l’ascenseur, ces quelques secondes l’ont anéantie. À nouveau, elle perd toute confiance, toute ini- tiative.
Le galeriste lui tend un siège face au bureau. Comme un automate, elle prend place. Puis il retourne s’asseoir. Pendant un long moment, ils n’ont rien à se dire.
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Tandis qu’elle rassemble tant bien que mal ses idées qui déjà n’étaient guère brillantes, il l’observe avec attention, un sou- rire vaguement moqueur sur les lèvres. Pour se donner une contenance, elle fouille dans son sac à main, sort un mou- choir, ne s’en sert pas, le range, croise et décroise les jambes.
Puis elle attend qu’il parle, les paumes posées à plat sur les genoux. Elle ne sait pas s’il cherche à jouer avec ses nerfs, mais en tout cas c’est réussi.
Il continue à se taire, l’air insondable. Aucun bruit ne pénètre dans la pièce dont toutes les fenêtres sont closes, à l’exception d’un infime ronflement qu’elle attribue à la climatisation.
Ne pouvant soutenir son regard, elle laisse errer le sien sur le ciel qui maintenant prend les couleurs mauve et rose de la fin du jour.
Enfin il toussote et jette avec humeur :
— Eh bien, n’avez-vous rien à me montrer ?
Disant cela, il se lève, pointe le doigt vers le press-book.
— Bien sûr que si, Monsieur. Voici mes dernières produc-
tions.
D’un geste fébrile, elle fait glisser la fermeture éclair du port-
folio, le pose sur le bureau. Avec des mouvements très lents, il commence à le feuilleter, en silence. Elle se recule un peu, lui laissant la place nécessaire. Maintenant, il apparaît en contre- jour. Son profil se dessine très net sur le fond nacré du ciel.
Il s’attarde longuement sur une marine, les traits inertes.
C’est sa première oeuvre au sortir de l’École des Beaux Arts, il y a quelques années. Elle se souvient de l’avoir exécutée près de Perros-Guirrec pendant les vacances en Bretagne. Elle y avait pris un plaisir immense. La Manche aux humeurs chan- geantes, les vagues éternellement en mouvement, les variations de la couleur du ciel avaient été pour elle un véritable défi.
Longtemps, elle s’était promenée dans le dédale des rochers,
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de sable et d’eau. Puis elle avait planté son chevalet sur une petite plage abritée des vents. Et là, elle avait tenté de capter l’insaisissable.
Elle s’y revoit comme si cela était hier. Interminablement, elle avait hésité sur l’emplacement de la ligne d’horizon, qu’elle avait en définitive positionnée très haut dans la composition, et fondue par des nuages légers et vaporeux. Les rochers égale- ment avaient sollicité toute son attention. Elle en avait sélec- tionné deux qu’elle avait placés à droite en premier plan pour donner de la solidité au tableau.
Elle se souvient s’être beaucoup attardée à définir la valeur tonale de l’ensemble, à déterminer l’atmosphère qui régnait ce jour-là. Mais lorsque le soleil avait amorcé sa descente vers l’horizon, que la mer avait pris cette teinte presque turquoise, avec des notes de bleu et de violet de cobalt dans les flots, elle avait su que le moment était venu et qu’il fallait qu’elle impressionne l’instant présent.
Travaillant sur le vif, à grands coups de brosse rapides, fixant l’écume des vagues qui se brisaient par des sombres et des clairs au rythme du mouvement, elle avait terminé cette toile à la nuit tombante dans une euphorie totale, une fureur créatrice, finissant au couteau les rochers, croquant au vol quelques mouettes criardes. Et cette frénésie ne l’avait plus jamais quit- tée depuis.
Pendant que l’homme tourne lentement les pages, s’attardant sur les moindres détails, le regard de Zoé erre dans cette pièce qui doit être son domaine, cherchant quelques indications qui trahiraient son caractère. Mais elle ne décèle rien. Car, à l’exception de trois tableaux de Toffoli sur les murs, superbes, de la table en verre sur laquelle ne traîne aucun papier, de son fauteuil pivotant et des deux autres en cuir noir qui lui font face, le bureau est parfaitement vide et impersonnel.
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Puis il se fixe sur ses traits, qui eux non plus ne reflètent rien. Elle s’attendait à quelque remarque, quelque demande de pré- cisions, ne serait-ce sur les lieux où elle avait travaillé. Mais non, rien, pas un seul commentaire.
Dans l’incapacité totale d’anticiper son avis, donc sa décision, les nerfs mis à rude épreuve, elle attend. Elle n’ose s’approcher de lui, elle n’ose se rasseoir.
Enfin, après un temps qui lui a paru infini, il se tourne vers elle en refermant d’un geste sec le press-book dont le claque- ment de l’attache retentit comme un jugement. Son regard vert plonge, intense, dans le sien qui vacille et se détourne. Puis il dit d’une voix contenue :
— Je vais vous installer à Saint-André-des-Arts, dans la salle permanente.
Il s’agit là de sa galerie principale ! Elle reste le souffle coupé, les bras ballants.
D’un pas tranquille, il reprend place à son bureau, les mains posées à plat devant lui. Face à son trouble qui doit être mani- feste, il sourit légèrement.
— Vous avez beaucoup de talent, chère Mademoiselle ! J’aime ce que vous faites.
Les jambes faibles, elle se laisse tomber dans l’un des fau- teuils, le coeur en folie, en proie à une stupeur incrédule qui la rend muette de bonheur. Comme un torrent, des formules de remerciements s’enchevêtrent dans son esprit, se bous- culent sur ses lèvres. Au moment précis où elle s’apprête à dire quelque chose, même si elle est consciente de la banalité des mots qu’elle va émettre tant sa joie est suffocante, un flash l’aveugle.
Pendant quelques secondes, tout disparaît de sa vue, lui, son bureau, les Toffoli, la porte du cabinet où est enfermé le Do- berman, le ciel crépusculaire. Elle ne distingue plus rien qu’un
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trou noir, un immense trou noir. Puis quelques secondes plus tard, chaque image reprend sa place, le ciel, la porte, les Tof- foli, lui qui n’a pas bougé et qui la dévisage avec un vif intérêt.
— Tout va bien ?
Elle entend sa voix répondre que oui, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Puis il se lève à nouveau, lui fixe un rendez- vous à la Galerie dans la semaine, et la raccompagne à la sortie.
Comme une somnambule, elle traverse le bureau de la secretaire, le palier, stoppe devant l’ascenseur. Incapable d’y péné- trer, elle entame une longue descente par l’escalier de secours, et quelque trente-cinq étages plus bas, elle se retrouve dehors, au coeur des lumières et des klaxons, abasourdie par ces événements.