LE LYNX DE LA NÉVA - Valéry LE BONNEC
PREMIÈRES PAGES
PROLOGUE Saint-Pétersbourg, 10 janvier 2009
Ludmila Betham avait cru voir une ombre se faufiler dans les bois, de l’autre côté de la voie ferrée. Elle ferma le robinet, s’essuya les mains et suspendit son activité le temps de se pencher sur la fenêtre, histoire d’en être sûre. Pas âme qui vive de ce côté-là. L’endroit était calme. Personne hormis ces voyageurs dans les trains qui passaient chaque jour par dizaine. Sans doute le fruit de son imagination. Elle bouillonnait en ce moment. Depuis que Georges avait reçu cette mission délicate, elle se sentait dans un autre monde. Elle se sentait quelqu’un d’autre. Elle ne se reconnaissait plus. Toujours sur le qui-vive, à sursauter à chaque coup de téléphone, à chaque coup de sonnette.
Il y avait eu tout d’abord ces courriers anonymes, des lettres déchirées dans des revues et collées sur des feuilles grasses leur jetant au visage les pires insanités, les plus graves menaces. Ils en avaient bien parlé à la police qui avait enquêté sans arrêter personne, mais bon... des postes du genre que celui qu’occupait monsieur justifiait bien ce genre d’attentions, non ?
Et puis, les gens ne s’étaient plus cachés, leur avaient craché à la figure, venaient même jusque chez eux demander des explications. Le couple s’était retranché quelques semaines. Des vacances bien méritées en France, sur la Côte d’Azur. Le soleil, la mer et les problèmes en
5
moins. Ils avaient beaucoup marché. De longues balades propices au questionnement. Où leur vie les menait-elle ? Était-ce vraiment la réussite professionnelle qu’ils recherchaient au détriment d’une vie tranquille ? Le prix à payer n’était-il pas trop élevé ? Cela valait-il le coup ? Quand ils étaient revenus, le soleil ne les avait pas suivis, mais la tension était toujours palpable. Du moins, le pensaient-ils.
Elle entreprit de laver les coupes à champagne avant l’arrivée des premiers convives. Opération délicate qui nécessitait toute son attention. Le cristal ne résistait pas bien à la pression. La tête baissée sur l’évier, elle ressentit une désagréable impression. Comme si quelqu’un l’observait. Elle scruta à nouveau par la fenêtre et le vit. De l’autre côté de la voie. Un corps grand et élancé, puissant, engoncé dans un ciré de marin dont elle devinait qu’il était sombre. Il restait à la fixer, stoïque sous la pluie. Il avait les bras le long du corps, mais il semblait tenir quelque chose dans sa main droite. Un bâton, peut-être.
Un train passa à vive allure et lui boucha la vue.
Elle tenait toujours un verre dans la main quand l’individu réapparut. Elle se frotta les yeux avec sa main libre. Oui, elle voyait bien. L’homme la tenait en joue. Le bâton s’était transformé en carabine. Elle croyait rêver et entendit une énorme détonation. Puis, une douleur vive dans l’épaule. Elle cria avant de s’effondrer par terre dans un fracas de verre brisé. La lumière de la cuisine vacilla. Elle distinguait l’ampoule qui bougeait dans tous les sens. Elle sentit le liquide chaud couler le long de son bras. Elle avait mal à la tête, aux yeux. Il fallait qu’elle baisse les paupières. Elle comprit enfin ce qui venait de lui arriver. À bout de forces, elle ferma les yeux.
6
Une semaine plus tard, ailleurs.
La jeune fille qu’elle était en train de devenir sortit de sa chambre et descendit l’escalier à pas feutrés. Du haut de ses dix-sept ans, elle imagina sans peine que quelque chose d’anormal se tramait dans le salon. Elle avait entendu sa mère crier. Au début, elle avait cru rêver, mais lorsqu’elle avait ouvert les yeux, le même son strident avait traversé les pièces, ne laissant aucun doute quant à l’état de sa mère. Elle avait jeté un œil curieux sur le réveil. Cinq heures.
Le père avait encore dû rentrer complètement ivre et calmait ses nerfs sur la pauvre femme qu’il avait épousée. Une nuit passée dehors ne l’avait pas aidé à liquider l’alcool qui se promenait dans ses veines. Ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Elle fermait la porte à clé et lui, il finissait de cuver dans sa voiture jusqu’à ce qu’elle cède. Une fois de plus. Elle ne pouvait pas trop lui en vouloir. Il était sa raison de vivre. Il bossait dur pour leur donner ce qu’elles désiraient, à toutes les deux. S’ensuivait toujours une bonne dispute, parfois quelques coups étaient distribués. Mais à la fin, cela finissait toujours de la même manière. Elle lui pardonnait.
Un gros « boum » la fit frissonner. Une masse qui tombait lourdement sur le plancher du salon.
Elle était presque arrivée au bas des marches quand elle aperçut le bas des jambes de sa mère allongée par terre. Quelqu’un s’affairait autour. Elle prit peur, voulut s’en aller, fuir, mais ses muscles ne répondaient plus à ses sollicitations. Elle était bloquée, tétanisée. Complètement à la merci de l’individu venu leur faire du mal. Elle tremblait et de la sueur commençait à perler de son front. Le froid l’envahissait rapidement.
Que faire ? Elle croyait rêver, c’était un cauchemar qu’elle
7
vivait. Tellement horrible que cela ne pouvait pas être la réalité. Et pourtant.
L’homme dut sentir sa présence, car il apparut au bout d’une poignée de secondes. Un homme grand, bien bâti, tel un roc. Il était vétu d’un pantalon à moitié caché par un long ciré de marin. Le type ne semblait pas à sa place. Mais ce qui la frappa le plus, c’étaient ses yeux. Un regard perçant. Une couleur indéfinissable qui oscillait entre le gris et le noir. Un regard félin qu’elle n’était pas prête d’oublier.
Elle ouvrit la bouche pour crier, mais aucun son ne parvint à sortir. Ses cordes vocales étaient aussi bloquées que ses muscles. L’homme en profita pour lui sauter dessus. D’un geste leste malgré sa corpulence, il la saisit par le bras et la ramena à lui. Sous la force du geste, elle s’écroula par terre et il la traîna jusque dans le salon. Il la projeta quelques mètres plus loin où elle atterrit lourdement, près du corps de sa mère. Elle tourna la tête vers elle.
La pauvre femme respirait encore. Son abdomen se gonflait sous l’effet de la respiration. Ouf, elle n’était pas morte ! Cependant, elle était salement abîmée. Du sang coulait de son visage sans qu’elle réussisse à en déterminer l’origine. L’arcade devait être touchée en même temps que ses pommettes qui avaient déjà pris une teinte violacée. Une mare pourpre s’étalait sous son corps gras.
Elle n’eut pas le temps de pousser l’inspection plus avant que déjà elle recevait un coup de poing en plein visage.
- Alors petite garce, t’en veux aussi ? éructa-t-il. Tu veux une dérouillée comme ta putain de mère ?
La jeune fille nageait complètement dans un océan d’incompréhension. Il devait y avoir erreur sur la personne. Ce n’était pas possible autrement. Le gars s’était trompé de maison. Qu’avaient- elles fait pour mériter ça ?
8
Et papa, quand rentrerait-il ? Il allait venir, lui régler son compte à ce gorille. Papa, c’était le plus costaud, surtout quand il avait bu.
Elle réussit à le lui dire :
- Papa va venir. Il va vous casser la gueule, lui dit-elle en se massant l’œil gauche qu’elle sentait se gonfler inexorablement.
Le bonhomme éclata de rire et se déchaîna sur elle. Il la frappa encore une fois au visage puis la souleva sans qu’elle oppose de résistance. Il la fixa puis lui décocha un violent coup de tête. Elle sentit les os de son nez exploser et le sang s’y échapper comme l’eau soudainement lâchée d’un barrage. Elle se mit à pleurer.
- T’as mal, pouffiasse ? demanda-t-il, en lui tenant les bras.
Elle battait des jambes vainement, suspendue à trente centimètres du sol. Le colosse ne desserrait pas sa prise. Elle le fixa courageusement. Ces yeux agressifs transpiraient la haine. Oui, il avait vraiment dû se tromper de cible. Soudain, il la projeta violemment comme une vulgaire carcasse et elle crut mourir quand elle s’écrasa sur le plancher du salon en émettant un râle long et douloureux. Elle eut envie d’être ailleurs. Loin, très loin de là. Sur une plage à l’autre bout du monde par exemple. Mais déjà de grosses mains l’attiraient à nouveau. Elle eut à peine le temps de voir le corps de sa mère bouger qu’elle se perdit dans des limbes ténébreux.
Le froid la sortit de son coma. Elle ouvrit les yeux difficilement. Elle les sentait boursouflés, remplis de sang. Comme sa bouche. Elle en avait plein au fond de la gorge et réprima une vilaine envie de vomir. L’obscurité les enveloppait, mais elle parvint à distinguer les contours flous de sa mère. Elle était assise à ses côtés et pleurait, sans même la voir.
- Debout ! ordonna l’homme. Sa voix était grave, directive, sans concession.
Elle fixa droit devant elle et le découvrit debout à trois mètres
9
d’elles. Il tenait une arme dans la main gauche. La jeune fille pensa qu’il en avait terminé avec elles. Elle regarda aux alentours. Pas d’issue. Il les avait emmenées dans la forêt.
Elles pouvaient hurler tant qu’elles voulaient, personne ne viendrait. Personne ne les entendrait. Elles mourraient comme des chiens. Non, ce n’était pas possible. Elle n’arrivait pas à le concevoir. Elle avait toute sa vie devant elle. Des projets plein la tête. Des études qu’elle voulait mener, un job qu’elle adorerait, un mari qu’elle chérirait, des enfants qu’elle comblerait. Ce n’était pas possible qu’elle crève dans cette forêt sombre en plein hiver russe. Elle voulut prendre la main de sa mère. La chercha une poignée de secondes avant de la serrer. Elle leva les yeux vers elle. Elle semblait déjà perdue, résignée. Dans un autre monde.
Soudain, elle perçut un infime mouvement. L’homme venait de lever le bras et elle se retrouva nez à nez avec un pistolet. Elle ne s’y connaissait pas du tout en armes à feu, mais sut tout de suite que c’était un petit calibre. Elle ferma les yeux en serrant de plus en plus fort la main de sa mère. La pauvre femme tremblait. La détonation éclata et résonna dans le silence angoissant de la forêt. Elle ne bougea pas, mais sentit la pression sous sa main devenir moins ferme. Elle partait, s’échappait. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit sa mère tomber lourdement sur le sol. Touchée.
Elle n’attendit pas une seconde de plus et fila en sens inverse. Derrière, elle eut le temps d’entendre râler le meurtrier. Puis un coup de feu. Elle entendit la balle siffler et passer juste au-dessus de sa tête. Petit calibre ou pas, il pouvait faire de gros dégâts. Elle commença à pleurer.
Elle courut le plus vite possible à travers la forêt, se déchirant les chairs dans les ronces. Son corps la faisait atrocement souffrir, mais elle sentait qu’elle prenait de l’avance sur le tueur. Soudain, elle ressentit
10
une vive douleur dans l’épaule. Elle s’étala entre les branchages tombés au sol. Elle se passa la main dans le dos. Du sang coulait. Le salaud l’avait touchée. Tant bien que mal, elle se releva. Les pas de l’homme lui indiquaient qu’il se rapprochait à toute allure.
Courir. Toujours courir. Son instinct de survie se révéla particulièrement efficace, car elle déboucha quelques minutes plus tard sur une petite route de campagne. Elle décida de la suivre. Au bout, elle distingua des lumières.
Le salut au bout du chemin.
11
12
1.
Irina Imovna Pushkin avait bien vu ce type à trois reprises en rentrant du travail. Rien de bien particulier. Un type comme elle en croisait tous les jours à la seule différence près qu’il avait un regard qu’elle qualifia d’énigmatique. Elle n’avait pas réussi à distinguer la couleur de ses yeux, car la nuit était tombée à chaque fois. Ce qui l’avait frappée c’était leur forme. Une forme féline. Effrayante. Si bien qu’elle n’avait pas voulu soutenir ce regard ferme. Mais elle le sentait posé sur elle.
Les trois rencontres avaient eu lieu dans trois endroits différents.
La première fois, elle n’y avait pas prêté attention. Elle descendait du train et était pressée de rentrer. Le type était adossé à un mur à la sortie de la gare. Il l’avait regardée, elle aussi. Elle s’en était allée et avait cru entendre son pas dans le sien. Elle s’était retournée, il marchait derrière en la regardant. Elle avait pressé le pas. Il pleuvait et elle avait oublié son parapluie. L’eau dégoulinait sur son visage et ses cheveux s’étaient collés à ses joues. Elle avait traversé le parc pour éviter d’en faire le tour, elle empruntait régulièrement ce raccourci, même lorsqu’il pleuvait. Elle s’était retourné une nouvelle fois à l’entrée du parc pour voir si l’homme la suivait toujours. Il avait disparu.
Trois mois plus tard.
13