LE FILS SANS NOM - Monique LE DANTEC
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PROLOGUE
Dans un futur proche.
Un imperméable beige sur le bras, le col de la chemise blanche entrouvert sur un cou sec et maigre, la cravate déviée, un homme regarde quelques instants d’un oeil vaguement sur- pris le train qui s’éloigne en chuintant.
Comme si l’impulsion d’en descendre n’avait pas tenu de lui, mais d’une contrainte extérieure dont il faisait l’objet. Puis, mû par cette même force invisible, il s’engouffre dans le souterrain qui le mène de l’autre côté de la voie, sort de l’enceinte de la gare d’Écouen, stoppe sur la place. Au centre s’érige un cèdre de l’Himalaya géant. Il se dirige vers lui d’un pas mécanique, s’arrête dans son ombre. Du revers de la main, il essuie son front baigné de sueur.
L’homme est petit, la chevelure grisonnante et blanchie aux tempes, les yeux ternes noyés de transpiration, les sourcils four- nis et broussailleux qui se rejoignent, les paupières lourdes, le profil sémite au nez busqué, la lippe épaisse camouflée dans une barbe hirsute.
Les contours de sa bouche se crispent, reflétant l’incertitude et le doute. Ignorant la soif qui le consume, il humecte à plu- sieurs reprises ses lèvres craquelées.
Sous le ciel opaque de chaleur, dans la lumière tremblante de midi, son regard circulaire fait le tour de la place déserte, ne s’attarde guère sur les échoppes d’artisans qui la ceignent.
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Devant lui se présente une étoile de rues bordées de coquets pavillons, la plupart aux volets clos. Sur la droite, les cimes immobiles de la forêt luisent sous le soleil qui plombe. De part en part, elles ont pris une couleur de rouille, annonçant un automne précoce. Une sécheresse inhabituelle sévit depuis le début de l’été.
Ses yeux se plissent. Sa main se positionne en visière sur son front. Il semble chercher à apercevoir quelque chose au-delà des crêtes. Il porte toujours son imperméable sur le bras. Im- mobile. Il regarde les arbres tout près. Une certaine voussure des épaules trahit son désarroi.
Puis il bouge. Il abandonne son ciré sur une poubelle de la place, sort un mouchoir de sa poche et s’éponge le visage d’un geste las.
Dans une lenteur moribonde, il prend la direction de la forêt. La chaleur délirante de la canicule creuse fortement ses traits. Le pas lourd, il passe devant un distributeur de pilules nutritives accolé à un restaurant asiatique.
En quelques enjambées, il arrive à la limite des arbres. Vite hors d’haleine par le raidillon de la colline et l’atmosphère glauque qui règne sous les frondaisons, il s’assied quelques instants sur un banc au bord du chemin goudronné qui tra- verse la sylve. Des bouffées d’air brûlant imprégnées d’humus frappent ses narines pincées par l’effort.
Pas un bruit ne résonne, pas un cri d’oiseau ne retentit, pas un souffle de vent ne fait murmurer les feuillages. La forêt opaque semble en attente, figée, comme plongée dans un lourd som- meil, ou une grande mort. Seuls les sifflements saccadés de sa respiration meublent le silence.
Puis, dans un regain de force, il reprend la montée, encouragé soudain par la vue des toits qui apparaissent derrière une haie de mahonias et qui indiquent la fin du bois.
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Quelques centaines de mètres plus loin, il quitte la voûte de verdure. Son attention est attirée quelques instants par un haut mur d’enceinte sur la droite que l’on devine au bout d’une allée. Il hésite un moment sur la direction à emprunter. Il choisit de ne pas s’engager de ce côté, mais de traverser le bourg, longeant ainsi des habitations désuètes.
Il avance imperturbablement au milieu de la chaussée déserte. Aucune automobile ne le dépasse et ne le dérange dans sa marche éreintante. Sans pitié, la chaleur pèse sur les toits comme un linceul.
Suivant son chemin dans les rues aux noms oubliés, il ar- rive sur la place de l’église et de la maison du mestre. Dans un recoin, une petite poterne en fer forgé accède au parc du château.
Les traits inertes, il cherche son souffle, car sa respiration se fait courte, ses forces commencent à lui manquer.
Après avoir jeté un regard indifférent à Saint-Acceul au lourd clocher et à la façade austère, ainsi qu’au parvis égayé de quelques jardinières aux géraniums rouges, il tente d’ouvrir la porte, en vain.
Il aperçoit soudain à travers les volutes de ferronnerie, en hauteur, le château d’Écouen au centre du parc, tout proche et en même temps secrètement isolé, caché par les maisons qui se blottissent à sa base, presque insoupçonnable du village.
Un peu irréels, les murs épais tremblent dans l’air qui brûle. La forêt entourant le domaine exhale un parfum poisseux de sève.
Aussitôt, le martèlement fou du sang dans ses veines s’accélère. Une étrange fièvre le parcourt. Ses lèvres blanchies par l’effort esquissent un léger sourire, immédiatement teinté d’angoisse. Il comprend que son chemin s’arrête là, au château. Que ses pas l’ont mené ici mystérieusement, pour une raison qu’il
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ignore encore ! Qu’il a un rendez-vous inéluctable en ces lieux ! Il n’est maintenant plus occupé que par un seul désir, arri- ver au but. Rassemblant ses dernières forces, il passe devant l’église et l’ancien presbytère, continue la montée sur une route inégalement pavée qui le conduit à l’entrée principale
du castel.
Pourtant, son esprit est coupé de toute réminiscence, de
toute racine. Il ne sait plus qui il est, pourquoi il est ici dans cette fournaise, dans cet endroit qu’il ne pense pas connaître. On dirait que le temps s’est abattu sur lui comme une gangue, qu’il est prisonnier de tout contact extérieur autre que ce ren- dez-vous dont il perçoit uniquement l’obligation ! Comme si son double était là, en état d’errance, et que lui-même se trouvait quelque part ailleurs.
Ses paupières tremblent, se ferment un instant, puis s’ouvrent à nouveau. Il reste un moment ainsi, les bras ballants face aux grilles d’entrée de la noble demeure. La vision brouillée par la sueur qui coule dans ses yeux, il examine avec curiosité l’édifice se dressant devant lui, cherchant à découvrir le mystère qu’il soupçonne se dissimuler ici.
Avant de pénétrer sous le porche, il se retourne, jette un coup d’oeil distrait sur le clocher d’ardoises grises de l’église en contrebas qui se dévoile à hauteur du regard, puis le pano- rama de La Plaine de France qui s’étend jusqu’à l’aéroport et l’horizon.
Mais de là, il ne peut voir, au fond du parc, un individu d’une grande beauté, d’une immobilité de statue, adossé à un pin qui s’érige à côté d’une fontaine au coeur d’une clairière. Celui-ci ne paraît pas pressé, ni incommodé par la chaleur. La lueur qui brille dans ses yeux est froide, inhumaine. Les bras croisés sur la poitrine, il semble attendre, ne rien faire d’autre qu’attendre.
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L’attention de Samuel se fixe à nouveau sur le château qui veille sur les environs. Entouré sur trois côtés de fossés ornés d’échauguettes, il se compose de quatre édifices autour d’une cour rectangulaire flanquée de quatre bâtiments carrés aux coins. Des tourelles garnissent à l’extérieur les parties ren- trantes formées par la saillie des pavillons, d’une élégance royale. Au milieu de la place d’honneur, des pavés de silex noir dessinent en son centre une croix. Il l’examine avec curiosité, mais ne voit rien qui puisse orienter sa quête.
Il se décide enfin à pénétrer à l’intérieur, traverse une salle déserte, puis une salle d’armes. Mû par il ne sait quel instinct, ses pas lui font gravir un escalier en pierre jusqu’au premier étage.
La relative fraîcheur qui règne dans ces lieux repose son corps épuisé et lui redonne une nouvelle vigueur. Mais son esprit est toujours plein de l’interrogation qui le gouverne.
Arrivant dans un corridor, il tourne à gauche, porté en avant par un pressentiment, se retrouve dans une salle carrée aux stores baissés. Dans la lumière ombrée, il ne voit rien d’autre qu’une large cheminée, une table en chêne devant et un coffre sculpté dans un coin. Il distingue à peine les deux tapisseries grandioses qui habillent les murs.
Il passe dans la partie suivante, la galerie de Psyché dont le nom est inscrit sur une plaque à côté de la porte. Le lieu im- mense baigne également dans la même pénombre.
Encore fatigué par la pénible marche, mais souffrant déjà moins de la chaleur, il s’assied sur l’un des bancs au centre de la pièce en soupirant d’aise.
Distraitement, il étouffe un bâillement de la main, puis s’es- suie les yeux avec un mouchoir.
Son regard, lentement, balaye la salle, ne s’attarde pas sur les deux cheminées qui occupent chaque cloison du fond en
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vis-à-vis, ni sur la vingtaine de lustres dont quelques ampoules allumées atténuent la relative obscurité, ni sur les bustes en bronze et en marbre de divers empereurs romains.
Ce sont les cinq tapisseries qui couvrent la totalité des parois entre les fenêtres qui requièrent tout à coup sa vigilance, qui le font sortir de la torpeur dans laquelle il s’enfonçait.
Des cernes noirs lui mangent les yeux. Pourtant ses prunelles se mettent à luire d’un étrange éclat, intense et impénétrable.
Tremblant d’une fièvre soudaine, il se lève d’un bond, revient sur ses pas dans la première pièce, examine les deux premières tentures.
Puis, comme un automate, il repasse dans la Galerie de Psyché, s’arrête longuement devant chacune des oeuvres murales. Il se rue dans un cabinet attenant, les yeux fous et hagards, ne voit rien de ce qui l’intéresse, se précipite dans la dernière salle de cette partie du château, la chambre du Roi.
Ignorant la cheminée en marbre blanc sur sa gauche, il contourne la table centrale, scrute avec effervescence les trois ultimes tentures. Une ombre secrète et affolée s’installe au fond de ses prunelles.
En titubant, il se dirige vers un banc dans la grande gale- rie, s’y laisse tomber lourdement, le visage livide et défait. Se débattant dans des pensées confuses, il se sent à la dérive dans cet univers dont il se demande soudain s’il est bien le sien.
David et Bethsabée, dont l’histoire immortelle est racontée par ces magnifiques oeuvres ! Une vague réminiscence se fait jour dans sa mémoire, mais elle est encore trop lointaine pour prendre un sens. À travers la brume de ses souvenirs ébranlés, cette évocation qui provient du fond des âges, reprise avec art par un tapissier bruxellois du 16e siècle, il lui semble la connaître, l’avoir plusieurs fois vécue, en avoir été l’éternel témoin ! Mais n’y a-t-il pas en chacun une part d’immortalité ? Dieu aurait-il été forcé dans ses plus secrètes intentions ?
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La vérité, surgissant des cryptes de sa mémoire, éclate sou- dain comme une bombe qui crève la terre. Il n’appartient ni à ce temps, ni à ce monde. Il a traversé cette histoire, du temps où il était le dernier des Juges.
Et il vient de la revivre, parmi ses contemporains. Il en a encore été une fois le spectateur invisible et impuissant.
L’esprit submergé d’une stupeur incrédule, il pose la tête entre ses mains, les coudes sur les genoux. Fétu de paille dans le grand cycle de l’univers et du temps, il a franchi la mort, pour arriver là, dans ce lieu élégant et étranger, attiré par quelque obscure impulsion dont le sens lui échappe.
Flottant dans une réalité indistincte, le champ de conscience inondé par la soudaine certitude que son nom est Samuel et que la raison de sa présence ici est fondamentale et définitive, il laisse se dérouler la spirale des jours...