L'ENFANT DU GÉVAUDAN - Pascale DELACOURT-STELMASINSKI
PREMIÈRES PAGES
CHAPITRE 1
Le patou1 avait commencé son travail de bonne heure. C’était le grand jour. La mi-juin coloriait déjà les paysages de nuances acidulées. Les co- quelicots, les bleuets, les marguerites, fleurs des champs par excellence, illuminaient les pâtures et les prés. Les chardons, armés de feuilles bril- lantes et épineuses, se mariaient fort bien avec les pissenlits au cœur ensoleillé et les campanules teintées de bleu.
La draille2, soulignée par des murets de pierres, s’apprêtait à accueillir le flot des moutons impatients de rejoindre les terres d’estive et inquiets en même temps de quitter la bergerie, refuge douillet et silencieux des fermes lozériennes.
Le patou attendait, assis au milieu du sentier, les babines frémissantes. Sa truffe noire et humide reniflait, humait les odeurs qui s’échappaient du village. Les parfums de la faune du Larzac3 et de l’aligot4 le faisaient saliver. Soudain ses oreilles triangulaires se dressèrent. Ses yeux dorés, en amande, maquillés de noir roulèrent dans tous les sens et fixèrent le remue-ménage qui enflait depuis quelques minutes.
1 Race ancienne de chien de berger
2 Chemin de transhumance
3 Gâteau typique au lait de brebis et à la fleur d’oranger
4 Purée de pommes de terre et de tome fraîche
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Ça y est ! Ils arrivent !
Le patou se leva. À lui seul, il était capable de garder cinq cents mou- tons et de faire face au danger en aboyant de toutes ses forces. Il proté- geait le troupeau.
La rue se remplit d’un long ruban beige qui cheminait en désordre. Des moutons trottaient, accéléraient le mouvement, d’autres n’avan- çaient pas, se laissant emporter par la vague. Des chèvres à la robe cou- leur châtaigne, bottées de noir, faisaient aussi partie du voyage.
C’était le moment de montrer son autorité. Non, on ne s’arrête pas pour croquer un bouton-d’or, non, on n’essaie pas de faire demi-tour, non, on ne bouscule pas les autres.
Le patou courait sur tous les fronts. Sa langue écarlate touchait presque le sol. Les ovins tondus ressemblaient à des boules de laine sans poils. Ils avaient l’air ridicule surtout les brebis affublées de gros pompons colo- rés ou d’une rosa sculptée sur la croupe. Les sonnailles chantaient au gré du mouvement des petites têtes. Les villageois abandonnaient leur ouvrage pour se précipiter sur le pas de la porte et les regarder passer.
Les enfants criaient, riaient, essayaient de pénétrer dans le troupeau pour caresser les corps chauds et dodus. Mais les moutons se défilaient, ils n’aimaient pas être touchés, chatouillés, gratouillés.
Soudain, le patou remua la queue avec vigueur. L’employé de l’éleveur apparut, accompagné de son pâtre et d’un petit garçon. Le chien se frotta à eux, content d’avoir de l’aide pour accomplir sa tâche.
Un âne, chargé de plusieurs sacs, marchait paisiblement au bord du chemin, sans jeter un seul regard sur cette foule de bêtes écervelées.
Les animaux se rafraîchirent plusieurs fois dans les petits ruisseaux qui bondissaient de chaque côté de la sente. Le périple s’acheva après une journée de montée sous un soleil de plomb.
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Les deux hommes et le chien dépensèrent des sommes d’énergie pour enfermer le troupeau dans un parc fait de barrières en bois branlantes. Éric, le salarié de l’éleveur, s’approcha des brebis afin d’ôter les cloches qui avaient scandé chacun de leurs pas tout au long de la route. Elles secouèrent la tête, heureuses d’être débarrassées de ce collier si bruyant.
Puis, Éric prit congé du pâtre :
— Jean, je redescends dans la vallée. N’oublie pas de décharger l’âne. Je monterai tous les quinze jours avec le 4 x 4 pour prendre le fromage. Mon patron s’est absenté pour plusieurs semaines. C’est moi qui gère l’exploitation.
— OK! Éric!
Éric se tourna vers le garçonnet qui n’avait pas encore ouvert la bouche.
— Toi, Sylvain, tu seras sage. Je t’ai autorisé à rester avec Jean, à condi- tion que tu ne fasses pas de bêtises.
— Sois tranquille, Papa.
Jean, Sylvain et le patou suivirent Éric des yeux, jusqu’à ce qu’il dispa- raisse au tournant de la colline.
Jean était un grand jeune homme d’environ 1,85 m, blond aux yeux bleus rieurs. Il était coiffé avec une raie sur le côté et ses cheveux fri- sottaient dans son cou. Vêtu d’un tee-shirt aux couleurs de l’équipe de football de Mende et d’un jean délavé, il ne ressemblait en rien aux bergers d’autrefois.
Sylvain, lui, offrait une bouille bien ronde, un teint mat, des yeux marron et des cheveux bruns, coupés très court. Il portait un short beige et une chemisette à carreaux bleus et jaunes.
— Sylvain, va ranger les provisions dans la maison, s’il te plaît. — Oui Jean.
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Jean et Sylvain s’apprêtaient à passer l’été sur les hauts pâturages, dans un buron en pierres sèches au beau milieu du plateau de la Margeride.
Cet abri comprenait une grande pièce pour la fabrication du fromage, mais servait également de gîte, un coin pour les repas, des couches re- couvertes de foin odorant et une cheminée où se consumait en chan- tant le bois mort ramassé autour de la maison.
Gisèle, la mère de Sylvain, avait glissé dans son sac un cahier de va- cances acheté au supermarché de Mende.
— Je suis en congé, Maman, plaida le garçon.
— Je sais, Sylvain, mais cela permettra de ne pas perdre tes acquis, répondit-elle.
Le gamin répliqua :
— En tout cas, je monte avec Jean.
Éric, reparti au village, Jean et Sylvain se retrouvèrent seuls, au milieu de la montagne et des moutons.
Le soir, au moment du coucher, le petit garçon eut les larmes aux yeux. Sa mère n’était pas là pour vérifier qu’il s’était bien brossé les dents, ni pour le recouvrir tendrement de sa couette décorée d’un Bam- bi gigantesque.
Il appela :
— Jean?
— Oui! Je suis là! Fais dodo.
Le petit soupira et finit par s’endormir. Il fut réveillé le lendemain matin par le patou qui posait sa truffe humide sur sa joue.
— Patou, arrête, Patou, tu me chatouilles ! — Viens déjeuner, cria Jean.
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Le gamin s’assit près de la table en bois. Un bol de lait fumait à côté de quatre grosses tartines. Un pot de confiture de mûres attirait déjà les guêpes.
— Tu as trait les chèvres ? demanda Sylvain.
— Oui, demain il y aura du caillé.
Sylvain sortit de la maison en s’essuyant le visage avec sa main. La confiture avait laissé des moustaches rouges de chaque côté de sa bouche. Il ferma les yeux, ébloui par la lumière qui montait dans le ciel d’azur. Il s’étira comme un gros chat heureux et s’avança dans la prairie.
— Attends Sylvain, nous allons ouvrir le parc et emmener les bêtes sur la colline.
— Oui, je viens avec toi.
— N’oublie pas ton cahier de vacances !
— Ah ! Non ! cria Sylvain.
— Si ! Ta mère m’a demandé de veiller à ce que tu fasses tous les exer- cices.
— Pfff !
Le plateau de la Margeride nageait dans la brume estivale. Le troupeau jaillit de l’enclos, pressé de goûter les fleurettes d’alpage et les chardons croquants à souhait.
— Jean, qu’est-ce qu’on fait pendant que les bêtes mangent ?
— Rien, on les surveille avec le patou.
— Toute la journée ?
— Oui, ensuite on rentre, on parque les moutons, on mange et on dort, répondit Jean.
— C’est comme ça pendant trois mois ?
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— Oui et on fabrique le fromage aussi.
— Mais, je vais m’ennuyer, plaida Sylvain.
— Écoute, tu as insisté pour m’accompagner et puis tu as ton cahier de vacances.
Sylvain fronça les sourcils et s’approcha du troupeau qui broutait consciencieusement l’herbe parfumée. Les moutons et les brebis s’écar- tèrent en bêlant.
— Laisse-les tranquilles, sinon ils vont se disperser et ce sera la galère pour les retrouver, avertit Jean.
— Je peux rien faire alors ?
— Si, mais tu restes calme. Demain on ira près d’un lac, tu pourras te baigner.
Il apparut au détour d’un chemin. Des flots de clarté éclaboussaient l’eau de reflets dorés. Le gamin poussa un cri de joie, enleva ses vête- ments et se précipita vers la rive.
— Attends, attends, pas si vite, cria Jean. Tu entres doucement, car c’est très froid. Les bords sont dangereux et profonds.
— Mais oui, ne t’inquiète pas, répondit Sylvain, agacé.
Toute la journée, le gamin s’amusa à nager et à barboter. Patou le rejoignit un instant pendant la sieste du troupeau et s’ébroua à côté de lui.
— Oh ! Patou ! Arrête ! J’étais presque sec !
Sylvain s’allongea sur l’herbe face au soleil.
— Jean, qu’est-ce qu’on est bien !
Soudain, une ombre se dressa entre l’enfant et l’astre solaire. Surpris, il se releva. Le berger se tenait près de lui et tendait son cahier :
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— Allez, au boulot, tu t’es bien amusé, bien reposé, maintenant au travail !
— Oh! Là! Là! répondit Sylvain en prenant l’ouvrage d’un geste ra- geur.
Il ouvrit la première page. « Exercices de calcul. Lisez bien l’énoncé et répondez aux questions suivantes » :
« Une personne fait ses courses sur le marché. Elle a 35 euros dans son porte-monnaie. Elle dépense 31,50 euros. Combien lui reste-t-il ? »
Sylvain mordilla son crayon un moment, compta sur ses doigts, tira la langue et inscrivit la réponse : « 36,50 euros. »
— Éric ? Tu peux regarder si j’ai bon à la première question ?
— Oui, fais voir. Voyons, Sylvain ! La personne possède 35 euros, elle dépense 31,50 euros, il ne peut pas lui rester 36,50 euros. Il ne peut pas lui rester plus que ce qu’elle avait au départ.
— Ben ! Pourquoi ?
— Écoute, imagine que tu as trois pommes, est-ce que tu peux en manger quatre !
— Ben, non, parce que j’aurai plus faim !
Jean leva les yeux au ciel :
— Eh bien, mon petit gars, ta mère a bien fait de t’acheter ce cahier, tu as de sacrés progrès à faire.
Un matin, de bonne heure, un bruit de moteur réveilla les bêtes et les gens. Sylvain courut, en pyjama :
— C’est Papa! C’est Papa! Oh! Maman est là aussi! Maman! Ma- man ! Ça faisait longtemps que je ne t’avais pas vue. Je suis si content, Maman !
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— Bonjour, mon chéri. Comment vas-tu? Ton père ne voulait pas m’emmener, mais je souhaitais voir si tout allait bien pour toi.
— Maman, c’est super avec Jean.
Éric ouvrit son coffre :
— Bonjour Jean, tu me donnes les fromages ?
— Oui, bonjour Éric. Quoi de neuf depuis notre départ ?
— Rien de spécial... Ah si ! Joseph Poiget est mort.
— C’est qui Papa ?
— Un homme du village, il était routier. Sa femme gère la biblio- thèque communale, tu la connais ! Evelyne Poiget ?
— Ah! Oui! Elle est très gentille, elle s’occupe de moi à l’école, répondit l’enfant.
— Quel âge avait-il ? demanda Jean.
— 45 ans. Crise cardiaque !
— Mince ! Elle se retrouve seule maintenant.
— Oui, d’autant qu’ils n’avaient pas d’enfant. Bon, je te laisse, je re- descends pour vendre les fromages au marché. À dans quinze jours. Au revoir, petit voyou !
— Au revoir Papa, au revoir Maman.
— Tu es sûr de ne pas vouloir redescendre avec nous ? demanda Gisèle à Sylvain.
— Oh ! Non ! Je reste avec Jean. Je m’amuse bien.
— OK.
Un jour, Jean sortit du buron accompagné du patou. Sylvain le vit
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se baisser à plusieurs reprises et poser ses doigts sur le sol. Il sortit, la bouche pleine de fromage de chèvre :
— Qu’est-ce que tu vois ? cria-t-il.
— C’est bizarre, on dirait des empreintes d’animal. — Attends, j’arrive.
Des gros pas se dessinaient sur le sol meuble. Ils venaient de la forêt de pins sylvestres et s’arrêtaient devant la porte du parc où s’éveillait doucement le troupeau.
— C’est curieux, Patou n’a pas aboyé. Si un animal était venu, il aurait dû le sentir, s’étonna Jean.
— Il dormait.
— Un chien ne dort que d’un œil.
— Ce sont les chats qui ne dorment que d’un œil, répondit Sylvain.
— Patou est un chien de berger. Là, il n’a pas fait son boulot ! rétorqua Jean.
Le jeune homme resta préoccupé toute la journée. Sylvain essaya de le réconforter :
— Ne t’inquiète pas. Il y a beaucoup d’animaux à la Margeride. C’est normal que certains se promènent la nuit.
— Oui, mais je suis responsable du troupeau. Ces moutons ne m’ap- partiennent pas. Ils m’ont été confiés par plusieurs éleveurs.
Les jours passèrent, entre soleil et nuages, entre pluie et sécheresse, comme chaque été dans le Gévaudan. Sylvain, un peu désœuvré au début de son séjour, inventait de nouveaux jeux, découvrait des sentiers à explorer.
— Jean, regarde ce que j’ai trouvé, cria le gamin en descendant d’un rocher sur lequel il jouait au funambule.
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Il tendit au pâtre un caillou un peu grisâtre. Il le retourna et découvrit une pierre dont les pointes cristallines offraient de belles nuances de mauve et de violet.
— Elle est magnifique, Sylvain. Sais-tu comment elle s’appelle ? Sylvain fit non de la tête.
— C’est une améthyste, une pierre fine.
— Ah bon! Je peux la garder ?
— Bien sûr, elle est à toi. Tu devrais l’offrir à ta maman.
— Oh oui ! Je lui donnerai quand je retournerai dans la vallée, mur- mura Sylvain.
— C’est une bonne idée, tu lui feras très plaisir. Elle sera le plus beau des cadeaux, car elle vient de la nature.
Lorsque Sylvain se coucha, il posa l’améthyste près de lui, tout heu- reux de pouvoir faire un joli présent à sa mère. Puis, il se ravisa. Il aper- çut un interstice dans le mur. Il y glissa son trésor.
Vers minuit, tout le monde fut réveillé en sursaut.
— Ouuuh, Aouuuh !
Jean s’habilla en un tournemain. Sylvain se cacha sous ses couvertures. Le chien ouvrit un œil, mais n’aboya pas.
— Ouuuh, Aouuuh !
Jean et Patou sortirent. Le jeune homme alluma sa torche et la dirigea vers l’enclos. Tous les moutons étaient affolés, ils couraient, se butaient les uns contre les autres, se cognaient sur les parois.
Patou renifla l’herbe et suivit le chemin jusqu’à l’orée du bois de pins. Puis, il revint bredouille, en geignant doucement.
Jean regagna le buron. Sylvain souleva son oreiller et sortit la tête :
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— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
— Je ne sais pas, on aurait dit le hurlement d’un loup. Reste dans ton lit. Patou et moi allons monter la garde jusqu’au petit matin.
Les étoiles s’estompaient dans le ciel. L’horizon s’animait d’un feu venu de la terre. La petite lueur matinale rendait les lieux moins terri- fiants. Jean soupira de soulagement. Il rentra dans le gîte et poussa une exclamation :
— Sylvain ! Tu as préparé le petit-déjeuner ! Tu es un super gamin.
— Merci Jean, je voudrais t’aider, car ton travail est très difficile.
Le lait chaud fumait dans les grands bols en grès. Le garçonnet avait beurré plusieurs tranches de pain et les avait recouvertes d’une épaisse couche de gelée de framboise. Sur une assiette, quelques fromages de chèvre mi-secs répandaient une odeur de bergerie.
— Écoute ! J’ai eu la peur de ma vie. Les loups savent maintenant qu’il y a un troupeau ici, ils reviendront, c’est sûr ! Je vais retourner dehors, voir s’il y a des traces.
Jean fit le tour du parc, presque à genoux, pour mieux voir les em- preintes dessinées sur le sol. Il se parla à lui-même :
— C’est curieux tout de même, ce ne sont pas des pattes de loup, on dirait des pieds d’homme, avec de gros orteils et des espèces de griffes au bout.
Lorsqu’Éric remonta sur l’alpage, Jean lui raconta ce qu’il s’était passé.
— Ne t’inquiète pas. La nature est pleine d’animaux qui cherchent à se nourrir la nuit.
Les moutons ne semblaient pas troublés par l’agitation des nuits pré- cédentes. Ils gambadaient joyeusement, se nourrissaient d’herbes et de fleurs estivales. Le ventre de certaines brebis commençait à s’arrondir. Les agnelages avaient souvent lieu en septembre, au retour dans la bergerie.