L'ECLOSION - Alain Seyfried
PREMIÈRES PAGES
I
— Voyons, ma petite Alice, me souffla Hélio avec une grande douceur, ce n’est pas vous qui allez pleurer, tout de même !
Paralysée par l’émotion, la gorge nouée, j’étais incapable de répondre. Je tentai d’endiguer le flot d’angoisse qui commen- çait à m’étouffer, mais je n’y parvins pas. Les yeux remplis de larmes, je promenai alors le regard tout autour de moi : devant les rayonnages de livres qui semblaient émerger d’un amas de nuages, je distinguai vaguement les deux fauteuils de cuir flot- tant sur un improbable océan... Je m’approchai du halo lumi- neux de la baie vitrée pour observer la placette, en contrebas.
L’arbre était bien là. Mon arbre. En le regardant, je me sentis petit à petit gagnée par une grande paix intérieure et, très vite, mes tensions s’évanouirent. Exactement comme lorsque je le contemple depuis la fenêtre de ma chambre. D’ici, pourtant, on le voit sous son profil gauche, tandis que, de chez moi, c’est son profil droit qu’il me présente. Mais il faut croire que, gauche ou droit, le profil de mon arbre importe peu pour que la magie opère.
— Ma petite Alice, je ne pars pas très loin, vous le savez bien. Juste un peu plus haut. À mi-colline. Dix minutes à pied, à tout casser. Vous viendrez me rendre visite quand vous vou- drez. Ça ne changera strictement rien.
En entendant ces mots, je me vis quittant l’immeuble pour
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m’engager dans la montée qui mène à l’Institut et cette pers- pective me réconforta. Il avait raison. Pourquoi s’angoisser ? L’instant d’après, hélas, je m’imaginais de nouveau chez moi, par un jour gris et lent comme il y en a tant par ici, avec l’idée de sa porte close et le sentiment qu’il ne serait plus jamais de l’autre côté du couloir, prêt à m’accueillir au moindre pré- texte : « Vous n’auriez pas un brin de persil ? Avez-vous gardé le journal d’hier ? Connaissez-vous un bon plombier ? »
— En plus, poursuivit Hélio comme s’il avait compris que j’allais encore sombrer dans le désespoir, j’ai une surprise pour vous. Une surprise pour nous, devrais-je dire.
Je me tournai vers lui pour lui demander de continuer, mais aucun mot ne sortit de ma bouche.
— ... Là-bas, j’aurai un ordinateur, ajouta-t-il alors.
—...
— Ça vous étonne, hein ? Oui, un bel ordinateur, moderne
et tout et tout, avec une caméra. Comme ça, quand nous en aurons envie, à tout moment, nous pourrons nous voir et nous parler. Ce sera encore plus rapide que lorsque vous avez à traverser le palier. Qu’est-ce que vous en dites ?
Je ne pus m’empêcher de sourire à travers mon voile de larmes. L’idée que cet homme ait pu imaginer de telles choses pour éviter de me causer du chagrin finit de m’attendrir. Je me retournai. Il me fit signe de m’asseoir sur mon fauteuil, je veux dire sur celui que j’occupe quand je viens converser avec lui. Il approcha le lampadaire et en régla la luminosité. Me faisant comprendre que je devais l’attendre, il disparut ensuite vers la cuisine et revint quelques instants plus tard, une théière posée sur un plateau, accompagnée de deux tasses, d’un sucrier et d’une assiette de gâteaux. Il avait pensé à tout !
Hélio était un être bienveillant.
Toujours souriant, toujours attentif, il était de ceux qui vous apaisent en toutes circonstances et vous font oublier les mille
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petits ennuis qui, tels des cailloux dans la chaussure, ne cessent de vous gâcher l’existence ; de ceux qui paraissent ne s’intéres- ser qu’à vous, ne s’attacher qu’à la façon de vous rendre insou- ciant, léger, imperméable aux aléas de la vie.
Je l’avais rencontré pour la première fois à la boulangerie du boulevard Crémieux. Je venais à peine d’emménager et je m’étais précipitée pour m’acheter une brioche au raisin, dont je raffole, afin d’apaiser une faim soudaine et impérieuse. Une faim qui ressemblait un peu à une angoisse, d’ailleurs. L’an- goisse que j’avais éprouvée en me retrouvant dans ce quartier inconnu, dans cet appartement impersonnel et nu, au milieu d’un amoncellement de meubles et de cartons qui soudain m’indifféraient, avec pour seul compagnon Voyou, mon fidèle chat roux, apparemment aussi déboussolé que moi et qui fure- tait partout en miaulant d’inquiétude.
L’odeur de pain chaud, les lumières chaleureuses et colo- rées de la boutique, le tintement régulier de la porte d’entrée avaient déjà commencé à me rasséréner et j’attendais mon tour dans la file des clients, en savourant à l’avance la première bouchée qui m’était promise.
— Excusez mon audace, Mademoiselle, mais ne serait-ce pas vous qui venez d’emménager au 3 de la rue Cambon, par hasard ?
L’homme, souriant, amène, s’était retourné et guettait ma réponse avec, dans les yeux, le reflet d’une espérance.
— Oui, c’est bien moi, Monsieur, avais-je répondu, interlo- quée. Que me vaut l’honneur ?
— Rien d’important, rassurez-vous, mais je suis votre voisin de palier. La porte juste en face. Aussi, si vous avez besoin d’une aide quelconque, n’hésitez pas. Je connais la ville par cœur et je pourrai vous indiquer tout ce qui sera de nature à faciliter votre adaptation.
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— Merci beaucoup, Monsieur, c’est très aimable à vous.
— Alors, peut-être à bientôt ? dit-il en se dégageant rapide- ment, comme pour éviter de m’importuner plus longtemps.
Une fois servi et avant que je ne m’adresse moi-même à la boulangère, il me salua silencieusement et disparut par la porte ouverte sur la rue.
— Vous avez bien de la chance, me glissa la dame qui atten- dait son tour derrière moi. Hélio est un être exquis. Vous pou- vez avoir en lui une confiance aveugle.
Un être exquis. Je ne pensais pas, à ce moment-là, à quel point il méritait ce qualificatif. Je fus très vite amenée à le vérifier, cependant, car, après cette première rencontre, il me prit carrément sous son aile. Il m’indiqua les artisans les plus fiables, me prodigua quantité de précieux conseils et m’offrit, lorsque je le désirais, les charmes de sa conversation dans le décor paisible de son salon. Assise en face de lui, piquant de temps à autre dans l’assiette à gâteaux, avalant une gorgée de thé à la bergamote, mon arôme préféré, je m’évadais, me dis- trayais, m’instruisais alors de mille et une manières, toutes plus agréables les unes que les autres. Hélio était infatigable. Il avait la patience d’un chat. Pas une fois il ne parut las, ou inattentif. Il m’expliquait tout ce que je lui demandais. Le spectre entier de l’expérience humaine y passait. On eût dit que cet homme avait mille ans, qu’il avait tout lu, tout vu, tout entendu, et qu’il vous transmettait sa pensée avec clarté, facilité, plaisir. Jamais il n’était ennuyeux. Jamais il ne se mettait en avant. Tout se déroulait naturellement et vous étiez, en face de lui, la huitième merveille du monde, celle dont on prend le soin le plus jaloux.
— Et vous partez quand ? lui demandai-je soudain lorsque, cessant de laisser mon esprit évoquer à sa guise les temps de notre rencontre, je sortis enfin de ma rêverie.
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— Oh, je pense que c’est une question de deux ou trois jours, me répondit-il. Je dois juste finir de choisir les affaires à em- porter, ce qui n’est pas une tâche immense, vu que, là-haut, je n’aurai à ma disposition qu’un petit studio avec un coin-cui- sine et une salle de bain. Les repas pourront être pris dans un restaurant commun, le blanchissage, le repassage et le ménage seront assurés par l’Institut, le médecin et les principaux ser- vices seront disponibles sur place... Bref, inutile de m’encom- brer. Des vêtements d’intérieur, des tenues de jardin pour les promenades dans le parc, un smoking pour les conférences, quelques livres de travail personnels qui ne se trouveraient pas à la bibliothèque... C’est l’affaire de deux valises. Trois, tout au plus.
— Ah bon ? Toute une vie dans trois valises ?
— Dans trois valises, oui, mais surtout là-dedans, répondit Hélio en se frappant le front. Et puis, vous oubliez Internet ! On trouve tout, sur Internet. Commerces, spectacles, conver- sations jusqu’au bout du monde...
— Mais, ajoutai-je pour tenter d’avoir le dernier mot, qu’al- lez-vous faire de tout ce qui restera chez vous ? Votre apparte- ment est plein du sol au plafond !
— C’est là que vous intervenez, ma petite Alice. Je vous confierai ma clef. Vous regarderez tout ça tranquillement et vous vous servirez. Lorsque vous aurez pris ce qui vous inté- resse, on fera venir les gars de Plassnett, vous savez, ceux qui débarrassent les vieilles maisons, et le tour sera joué. Une fois qu’ils auront fait le vide, un coup de propre et hop ! Je vends.
— Vous vendez !?
— Bien sûr. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse de cet appartement ?
— Euh, je ne sais pas, mais tout de même ! Toute une vie, vous dis-je !
— Quoi, toute une vie ? Je ne suis pas mort, que diable ! Et
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je compte bien la continuer, ma vie. Plus légère, voilà tout. Ce n’est pas mieux ? Hein ? Ce n’est pas mieux ?
Paupières mi-closes, ridules à la naissance des tempes, imper- ceptible plissement du nez, bouche exagérément sérieuse, je connaissais la musique par cœur : Hélio riait intérieurement. Comme un fou. Seulement voilà, il ne voulait pas me froisser.
Le jour venu, on sonna à ma porte. C’était lui, en compagnie d’un costaud qui portait ses valises. Il me tendit son trousseau de clefs et se recula dans la pénombre du couloir. Il ne bou- geait pas. Je lui souris et il se détendit. À tel point qu’il fit une chose que, durant toutes ces années, il n’avait jamais faite : il se pencha vers moi, me prit par les épaules et me claqua une bise sur la joue gauche. Puis il éloigna son visage du mien, m’observa deux ou trois secondes et m’appliqua une deuxième bise sur l’autre joue. S’étant retourné, il leva la main droite, l’agita, et disparut au bout du palier. Voyou se frotta à mes jambes en lançant de petits miaulements suraigus. La minute- rie s’éteignit. Je fermai la porte.
Par la baie vitrée du séjour, je le vis monter dans une four- gonnette sur laquelle il était inscrit, en lettres rouges sur fond blanc : « Institut la Mirandole ».
Je ne résistai pas longtemps, bien entendu. Moins d’une heure après le départ d’Hélio, je traversai le palier et m’escri- mai sur sa serrure à l’aide du trousseau qu’il m’avait laissé. La porte était un peu gauchie, si bien qu’il me fallut quelques minutes d’acharnement pour en venir à bout.
Une fois dans l’appartement, je restai immobile dans le ves- tibule, me demandant s’il était bien convenable de me trou- ver là. Après avoir failli faire demi-tour, je pénétrai cependant dans le couloir et me dirigeai vers la salle de séjour en progres- sant lentement et silencieusement, exactement comme l’aurait fait un voleur. La pièce, qui m’était familière, se présenta à
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moi sans surprise. Tout était en place, les rayonnages garnis de livres, le lampadaire, les deux fauteuils de cuir... Afin de légitimer ma présence, je me hâtai de m’asseoir sur celui que le propriétaire des lieux avait tant de fois désigné comme mien. Là, légèrement avachie entre ses accoudoirs moelleux, je me pris à rêvasser, tout en vérifiant, la main sous le sein gauche, le rythme auquel mon cœur battait, en espérant qu’il se calme au plus vite. Ce qu’il fit après d’interminables minutes.
Je me levai alors et entrepris un tour de l’appartement. La cuisine, silencieuse, paisible, était parfaitement rangée. J’en- trebâillai les placards, ouvris quelques tiroirs, promenai un œil attentif sur les étagères et quittai la pièce en direction de la salle de bains. Là, même atmosphère tranquille, même ordre rigoureux, même propreté. Quant à la chambre, je n’y passai que la tête : le lit paraissait y attendre son maître, les rideaux montaient la garde devant la fenêtre et les tables de nuit, vides, s’étaient endormies.
Dans le bureau, je m’attardai un peu plus : je savais que c’était la pièce qu’Hélio affectionnait le plus. Comme tous les intellectuels, il adorait son espace de travail, ses stylos, ses meubles de rangement et le tic-tac inexorable de la pendule. Là aussi, un ordre impeccable régnait. Sauf peut-être... Oui, je vis dépasser du second tiroir du caisson droit une espèce de carton d’un rouge très vif, violent, presque inquiétant. J’ou- vris : c’était une chemise mal rangée, fermée par une vieille sangle mauvâtre, qui sortait ainsi du strict domaine qui lui était alloué. Elle contenait quelques feuillets jaunis, dactylo- graphiés à l’aide d’une machine à écrire visiblement ancienne. Prise d’un début de vertige, allez savoir pourquoi, je la repous- sai machinalement vers l’intérieur du meuble que je refermai avec précipitation.
Somme toute assez satisfaite de mon inspection, je décidai
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d’en rester là pour cette fois et regagnai promptement mon appartement où je me jetai sur mon canapé, épuisée. Cou- ché à côté de moi, Voyou daigna ouvrir vaguement un œil et se rendormit aussitôt, tout en se rapprochant subrepticement de mes cuisses. Rassurée par sa respiration régulière, apaisée par sa chaleur, je sentis peu à peu mon esprit reprendre vie et je pus alors évaluer avec calme la tâche qui m’attendait. Il me faudrait procéder avec méthode, me dis-je. Voir dans la cuisine si je trouve des objets qui me seraient utiles et qui, en même temps, entretiendraient fidèlement le souvenir d’Hélio, je veux dire d’Hélio dans son appartement : le plateau sur lequel il m’apportait le thé, la théière, les tasses... Peut-être également quelques bibelots qui étaient dans mon champ de vision, lorsque j’étais assise au salon. Quelques livres, aussi ?