ITINÉRAIRE D'UN CHEVAL QUI NE DEVAIT PAS GAGNER - Morgane Destée
1er chapitre.
1. NAISSANCE
Ça y est maman, je suis là, j’arrive, je te libère…
J’ai rué, j’ai ragé, je me suis débattu dans ce liquide poisseux qui me retenait prisonnier.
J’ai rêvé de ces aurores féeriques et feutrées, de ces aubes gonflées d’étoiles qui se meurent au matin, de ce ciel d’azur ponctué de moutons silencieux.
J’ai rêvé de ces vastes plaines foulées par mes ancêtres, de longues galopades sur le tapis du jour.
J’ai rêvé et me voilà, mais tout est noir, triste et froid.
Tout est petit, cloîtré. Où sont les grands espaces ? Où sont les prairies infinies ? Où sont le soleil et les anges ? Où sont les couleurs et la lumière ? Quel est ce monde que je ne connais pas ? Cet univers hostile qui déjà m’effraie, tout de bruits étranges et d’odeurs inquiétantes ?
Le vide, je tombe…
Le premier choc que l’on reçoit en arrivant dans la vie est amorti par un lit de paille tiède et moelleux. Ainsi débute l’hypocrisie du monde.
Ils sont là, tous, concile solennel. Ils saluent ma venue. J’entends leur souffle suave et rassurant. Ils grattent le sol, s’agacent, s’ébrouent, hennissent.
Les miens, ceux de mon espèce, les pur-sang…
Seigneurs des grands espaces, ivres de liberté, ils soufflent, secouent leur crinière chargée de paille. Ils la pleurent, cette liberté dont on les a privés. Ils chantent au clair de lune leur souffrance carcérale, prisonniers d’une boite que les dieux-humains appellent box.
Je voudrais me lever, mais mes jambes sont fébriles. C’est la première fois qu’elles doivent porter mon poids. Un essai infructueux et je retombe sur la paille. Maman me lèche, maman est là, tout près de moi. Je reconnais son odeur, sa chaleur et sa voix. Onze mois j’ai vécu dans son corps, je me suis nourri d’elle. Elle me parle, elle me rassure, elle m’encourage.
— Lève-toi, mon fils, viens goûter mon lait, le bon lait de maman. Tu seras fort après…
Alors je n’ai plus peur. Je sens sa langue chaude sur ma robe trempée. Je sens ses dents qui finissent de retirer la poche gluante qui me maintient au sol, cette matière visqueuse et pleine de sang. Un chien gratte, s’agite, gémit. Son odeur de carnassier m’assaille. Une réminiscence de mes instincts sauvages m’annonce qu’il est un prédateur. J’ai peur, je veux fuir. Maman me dit qu’il est gentil, qu’il ne me fera pas de mal. C’est le chien de l’écurie, il n’est pas bien méchant. Sur une solive, un gros chat roux m’observe. Ce n’est pas la première fois qu’il assiste à une naissance. Ses yeux luisent dans la pénombre.
La jument grise du box voisin m’observe à travers la grille de séparation. Sa délivrance est venue la veille. Par une brèche percée dans la cloison, sa pouliche m’observe avec de grands yeux doux. Elle me parle, me souffle que tout va bien. Bientôt je vais me lever, je gouterai le lait chaud et sucré de ma mère.
— Là, me dit-elle, juste entre ses jambes, deux mamelles gonflées du nectar de vie. Bois, bois. Tu verras. Tout ira bien ensuite.
Nouvel essai pour atteindre ces poches gorgées de miel liquide. Mes jambes tanguent, hésitent. Je leur impose ma volonté. Je veux goûter ce lait magique, ambroisie de la vie. Je veux le lait de ma mère. Un pas, puis un autre… Bing, je retombe. Le lait m’échappe, j’enrage. Ma jeune voisine m’encourage, ses grands yeux sont si chauds.
— Allez, dit-elle, un petit effort.
— Vas-y, ronronne le chat. Ce n’est pas difficile.
Un bruit soudain me fait sursauter. Un courant d’air glacé me transperce. Quel est encore ce nouveau cataclysme ? Ce sont des hommes. Leur voix est râpeuse et gutturale… Mes premiers sons humains. Mes premières odeurs humaines, celles de la crasse, de la sueur et du pétun. Ils sont laids avec leur fourrure à carreaux et leur crinière en feutre. Ils ont hideux, difformes. Comment peuvent-ils se déplacer sur deux jambes ? Le grincement du verrou me déchire les oreilles. L’humain pénètre dans mon espace, se penche sur moi, souffle sur mes naseaux son haleine fétide. Je frémis et me débats quand sa paluche se pose sur moi.
— N’ai pas peur, me dit maman. Ils vont d’aider à te lever. Confie-toi à eux.
Des humains ! Est-ce là cette espèce supérieure qui doit prendre soin de la terre ? Est-ce elle, cette race dominatrice qui a modelé le monde à son image ? Qui a modifié le cours des fleuves, dompté les océans, brisé les montagnes ? Est-ce eux qui doivent décider qui doit vivre et qui doit mourir ? Sont-ils des dieux ? Ou une sous-espèce de dieux ?
Les mains rugueuses me soulèvent du sol et dirigent mes lèvres vers les tétines de maman. Enfin je vais goûter au nectar. La sève nourricière inonde mon palais, coule dans ma gorge. Une explosion de douceur foisonne dans mon ventre. Doux et sucré est le lait de maman. Je tête, j’aspire, je mords. Je sens son bout de nez sur mes reins. Elle me lave, retire de sa langue les dernières particules gluantes qui souillent mon poil de bébé. Les lourdes mains d’homme me maintiennent contre maman. Grâce à elles, je peux enfin me repaître de ce qui me faisait tant envie.
— Regardez comme il est beau, noir comme l’ébène. C’est toujours un tel spectacle de voir ça. Je ne m’en lasse jamais.
La voix vient du fond du box, souple et mélodieuse. L’émotion y pend. Des perles de cristal. La déesse Épona ? Ce n’est qu’une femelle humain. La lumière acrylique de l’ampoule qui flotte au-dessus de moi, donne à sa crinière rousse des reflets de soleil naissant. Elle s’avance vers moi, sa main glisse le long de mon dos. Un bref hochement de tête à son intention et je retourne à mes tétines, affamé que je suis.
— C’est un mâle, c’est une bonne chose. Il vaudra bien plus que celle d’à côté.
— Tu ne penses qu’à l’argent, ils viennent à peine de naître.
— Il faut être terre à terre, Anne. Tu vois toujours tout avec ton cœur. Si ça ne tenait qu’à toi, tu les garderais tous.
— Il a une si jolie tête, si fine et si racée. Regarde comme il mange, un vrai glouton. Comment allons-nous l’appeler ?
— Laisse donc cela à ses futurs acquéreurs.
« N », une simple lettre inscrite dans le catalogue des ventes.
« N » pour désigner un foal, un yearling, un « lot » destiné à gagner, à vaincre, à être le meilleur. Une simple lettre, quoi d’autre ? Un pedigree prestigieux, ronflant, issu des meilleurs étalons, de la meilleure lignée, né dans les plus beaux haras, tout cela regroupé sous une seule lettre « N ».
« N » le non-nommé.
« N » qui doit tout gagner.
« N » le modèle, les allures, la croupe puissante, les naseaux dilatés, le poitrail profond.
« N » doit tout avoir : la vitesse, l’endurance, les tendons solides, les poumons d’acier, le cœur généreux.
À l’heure où son cousin cheval de selle dort encore dans les vertes prairies de son enfance, « N » le pur-sang s’envole sur la piste des Aigles, force sa nature pour devenir un champion, un crack, un cheval de course. Ses poumons s’usent et s’endurcissent. Ses tendons, dans le sable profond de la piste des Lions, se fortifient, se renforcent, se fissurent, se brisent…
L’homme soigne et entraîne « N ». Alors pour lui, « N » va vite, très vite, plus vite, se surpasse, va au-delà des forces que lui a données la nature…
— J’aimerais lui donner un nom.
— Tu as déjà nommé celle d’à côté. Vangeline. Tiens, le glouton a fini sa tété.
Crinière Rousse se penche sur moi. Sa main suppléée la langue de maman et me caresse.
— Tu seras un champion, murmure-t-elle.
Les humains se retirent, la porte du box se referme, le silence retombe. Ma petite voisine colle son œil dans l’interstice.
— Bienvenue dans le monde, Noiraud.
— Tu seras un champion…
Un champion, qu’est-ce que c’est un champion ? Dis, tu le sais toi, maman ? Chaque fois que Crinière Rousse m’approche, me caresse, me flatte, elle prononce ce mot, champion…
Qu’attend-on de moi ?
Qu’importe, je suis là, je vis, j’existe, je joue, je gambade aux côtés de maman dans le grand pré tout vert. Maman engloutit de larges touffes d’herbe, se repaît d’orge dorée et d’avoine. Ce n’est pas aussi bon que le lait de maman. Je n’aime que ça, le lait de maman. Je ne veux boire que le lait de maman.
La jolie pouliche grise trottine aux côtés de sa mère. Vangeline est son nom, le nom d’un ange. Elle vient me voir, me hume, me mordille, me titille. Sa petite queue frétille comme un hochet. Elle m’invite dans ce jeu qui consiste à se courir après, à se donner des coups de pied. Un jeu de poulains, réminiscence de notre passé sauvage. Je joue avec elle, mais pas trop loin, non, pas trop loin de maman.
Maman est grosse et fatiguée, fatiguée par cette longue lignée de « champions » qu’elle a dû mettre au monde. Son dos est creusé, ses pieds difformes et ses genoux cagneux. Son pas est lourd et ses soupirs poussifs. Qu’est-elle devenue, celle qui brillait sur les hippodromes ? Une matrice à cheval de course, une poulinière…
Elle a depuis longtemps oublié mon grand frère, ce premier poulain qu’on lui avait fait naître. Elle ne se souvient plus de son premier contact avec l’étalon qui a brisé son hymen, ce viol organisé par les humains. Le tord-nez, les entraves, le souffleur à la barre… tout ce qui l’effrayait, qu’elle haïssait, lui est devenu familier.
« Champion », c’est ainsi qu’on a surnommé son premier poulain.
« Champion » en ces termes on l’a bercé, pour que chaque parcelle de son être en soit imprégnée. Pour lui, maman a fait le voyage jusqu’en Irlande afin d’être unie à l’un des plus prestigieux étalons du monde. La gestation de maman a été suivie de près.
« Champion » est né dans la pourpre. Préparé, bouchonné, dorloté. On a gravé son nom sur son licol de cuir. On lui a paré les pieds, posé des fers d’acier. On l’a enveloppé d’une couverture brodée pour que le poil reste soyeux en hiver.
« Champion » a pour la première fois été confronté au monde extérieur par une torride après-midi d’août. Les fabuleuses ventes de sélection de Deauville…
Que de monde dans cette grande écurie blanche où se retrouvent les meilleurs papiers, les origines les plus clinquantes, les musculatures les plus saillantes, et les acheteurs fortunés venus du monde entier acquérir au tombé du marteau les yearlings dont les prix atteignent parfois des millions. Dans la cour, les haut-parleurs résonnaient, et la voix de l’humain qui présidait cette vente d’esclaves à quatre jambes vibrait contre les murs chaulés.
Les hommes ont sorti « Champion » de son box. Ils l’ont fait marcher, trotter devant les acheteurs. Les mains étrangères l’ont touché, inspecté, palpé. On lui a collé une étiquette sur la croupe et il a fait son entrée sur le ring couvert de sciure.
- Lot n° 248, mâle alezan par Bricassar et Miss Marble, placée du prix Vermeille et soeur utérine du très bon Lord Low, vainqueur du derby d’Epsom… Une origine de champion, messieurs, dames…
Tout est feutré, sans extravagance, sans éclat. Un discret signal… Les courtiers en costume sombre, l’air sérieux répercutent les enchères mirobolantes. Le marteau est tombé, changeant à jamais le cours de la vie de « Champion ».
Il découvrit Chantilly, la ville des Princes de Condé. Il découvrit l’effervescence des grandes écuries de course, le régime infernal de l’entraînement des pur-sang, le lever avant l’aurore, la selle et la bride, le mors entre les dents, les canters, les galops de chasse, les sorties de boites, et les premières blessures… Terrifié par ce nouvel univers, il a pleuré, de longs et déchirants hennissements que nul humain n’entendit. Il a eu peur, il a eu mal, il a appelé maman. Mais maman l’avait oublié. Son nouveau poulain déjà prenait possession de ses tétines chaudes.
Le temps est un luxe dans ces grosses écuries, et « Champion » l’apprit à ses dépens. Pas le temps d’attendre qu’il comprenne ce qu’on attendait de lui. Pas le temps d’attendre qu’il devienne adulte. Ce gros bébé immature au corps de cheval devait devenir machine à gagner. Il a dû supporter la selle, le mors et la bride, toutes ces prothèses qui le ligotaient au monde des humains.
Champion, il ne le fut jamais. Ses premiers pas sur le tapis vert furent une longue suite d’avanies. Il passa du statut d’espoir à celui de tocard, se traîna entre les courses de haies et les épreuves à réclamer sans jamais comptabiliser de gains à son palmarès.
« Chien, Carne, Bon à rien… ». Tels furent les surnoms qui remplacèrent celui de « Champion ».
Un jour, un homme à l’effluve mortifère vint le chercher.
« Champion » refusa d’entrer dans sa bétaillère rouge, on l’y poussa à coups de fourche. « Champion » jeta des regards affolés autour de lui, hennit à s’en déchirer les bronches. Nul de ses congénères n’avait la tête à la fenêtre de son box, nul ne le regarda partir, mais sur la joue du garçon d’écurie qui avait pris soin de lui, il eut le temps de voir perler une larme.
Le second poulain de maman fut une jolie pouliche alezane.
Sa fine tête, son allure élancée et ses aplombs parfaits lui valurent un
« top price » aux ventes de sélection de Deauville. Mais sa glorieuse carrière s’est brisée avec son boulet, dans son année de deux ans.
Le troisième poulain n’eut pas plus de chance que les précédents. Ses aptitudes à la piste ne justifièrent jamais les sommes astronomiques déboursées pour son acquisition. Il disparut lui aussi dans la bétaillère rouge…
Au bout du quatrième rejeton incapable d’assumer ses ronflantes origines, maman fut répudiée. Adieu prestigieux haras aux belles lices blanches. Elle fut reléguée dans un haras de moindre qualité, un haras de briques rouges, aux box sombres, aux barrières vermoulues.
C’est là que je suis né, onze mois plus tard…