INTRA-MUROS - Tonio di Falko
« Peut-on passer sa vie à taper sur son prochain et rester quelqu’un de bien ? Ou alors chacun est-il si foncièrement mauvais que c’est tapant dessus que l’on devient une meilleure personne ? »
Intra-Muros, la ville autrefois connue sous le nom de Paris, est en état de siège et ses habitants sont abandonnés à leur sort, restant sous la constante menace du pouvoir installé à Versailles.
Léonard Kapodor, lui, s’est offert une vie de rêve dans la banlieue dorée d’Extra-Muros.
Mais son passé ne cesse de se rappeler à lui et, sous le pseudonyme d’Eiffel Peleas, il brave les interdits et reviens Intra-Muros, pour s’adonner à des combats clandestins sans règles et sans limites.
Pour certains, Eiffel Peleas est un héros.
Pour d’autres, il devient une cible. »
À propos de l’auteur :
Tonio di Falko, né à Paris et passionné par l’histoire de la ville, a conçu, modelé, et fait mûrir l’histoire d’Intra-Muros durant vingt ans avant de se décider à la coucher sur le papier.
Intra-Muros vous fera traverser un Paris uchronique , comme une mise à jour des évènements de la Commune de 1871.
Un thriller psychologique haletant, frontal, qui vous emmènera à la rencontre de personnages taillés dans le vif.
Une réflexion sur le bien et le mal. Sur la vérité et le mensonge.
LES PREMIÈRES PAGES :
PROLOGUE
Peut-on passer sa vie à taper sur son prochain et rester quelqu’un de
bien ? Ou alors chacun est-il si foncièrement mauvais que c’est en
tapant dessus que l’on devient une meilleure personne ?
Et de dix ! Voilà, c’est fait. Le gars ne s’est pas relevé. Après ce qu’il a
pris, ç’aurait été étonnant. Léo a tout mis, tout envoyé pour que ça ne
s’éternise pas. Plus ça durait, plus ça devenait risqué, étant donné le
bonhomme en face. Il en a plein la tête, éclaté, mais bon, il n’est pas à
plaindre comparé à celui qui bave au sol. Les gens dans la salle sont fous, ça
hurle de tous côtés, ça se marre, ça pleure. Mais ça hurle, surtout. Ça pue la
sueur, la testostérone mal utilisée. L’arbitre est allé voir comment va l’autre et
revient vers Léo. Il dit que ça ira et lui demande si, lui, ça va. Bien sûr que ça
va, putain. C’est étrange ce sentiment, Léo est rassuré pour le gars qu’il vient
de démolir et en même temps, il espère qu’il va rester encore sonné au sol un
petit moment, qu’il puisse un peu se tenir là, sur le ring, sans avoir à jouer les
grands seigneurs qui font des mamours aux mecs qu’ils viennent de battre.
Non, là tout de suite, c’est à lui qu’il revient de se voir lancer quelques
fleurs, on jouera aux sportifs après, bonhomme. L’annonceur chope son
micro et lance d’une voix tonitruante : « MESDAMES ET
MESSIEURS, VOTRE VAINQUEUR DE CE SOIR ET TOUJOURS
INVAINCU : EIFFEL PELEAAAAAS !!! » .
Il laisse traîner les A tout en éloignant le micro de sa bouche. Léo a
l’impression que son pseudonyme s’envole sous le toit de la salle, poursuivi
par les acclamations du public. Il y a bien quelques huées, quelques parieurs
déçus sans doute, mais peu importe, c’est une minorité. Une minorité de
crétins. Il faut être con pour ne pas parier sur lui ! Il écarte les bras, balance la
tête en arrière, petit tour du ring, à pas lents. C’est là que sa vie s’écrit. C’est
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dans ces moments-là que l’on sait pourquoi on est ici-bas. Eiffel Peleas est un
héros, le héros du peuple !
C’est mérité, ce n’est pas volé, pas une seule seconde. Rien de plus
gratifiant. Léo sait que tout ce qu’il fait là n’est dû à aucun concours de
circonstances, aucun coup de piston, aucun coup de bol, aucune opportunité
saisie au hasard, tout s’est joué à grands coups de poing dans la gueule ! Et ce
soir ce n’était pas n’importe qui en face : Pierrick, dit l’Arme Blanche,
excusez du peu. Un vieux de la vieille, expérimenté, solide, qui doit son
surnom au fait qu’après des dizaines de combats et malgré les années, il
paraît de plus en plus affûté. C’était un vrai match, un vrai combat, et malgré
tout il n’a pas douté, ou si peu. Bien entendu, au 4ème round il a commencé
à en avoir marre. Il en avait marre de taper en ayant l’impression que ses
coups ne portaient pas. Il avait bien eu l’idée de tenter d’emmener Pierrick au
sol, d’essayer quelques clefs, mais franchement non, il voulait le finir à coups
de poing. Et pour lui en mettre plein la gueule il a accepté d’en prendre pas
mal, histoire qu’il s’approche de plus en plus, le Pierrick, l’Arme Blanche, et
qu’une fois assez près il puisse lui briser le nez à coup de boule. Là il savait
que c’était bon : un crochet dans l’arcade – qui a éclaté sous le choc – puis un
coup de coude sur la même arcade. Pierrick est tombé comme une merde, le
nez pété et la face en sang. Un dernier coup de poing au sol, un dernier coup
d’œil, et là OK, il savait qu’il n’en avait pas chié pour rien. Parce que ses
coups faisaient mal, au vétéran, et sous son masque Léo sentait chaque
tuméfaction de son visage. Mais là c’était bon. Comptée jusqu’à dix, l’Arme
Blanche. Propre et net !
Léo retourne dans son coin, Marko l’y attend. Sur le visage, une sorte
d’expression immuable qui ne permet pas de dire s’il est satisfait ou s’il s’en
fout. Une tronche de mec à la fois bourru et amusé. Ça fait drôle, surtout
dans des moments comme ça. Impossible qu’il prenne tout ça à la légère
néanmoins. Ce sport c’est toute sa vie, c’est tout ce qui fait qu’il est qui il est.
Seulement, impossible aussi de le voir s’enthousiasmer comme le premier fan
venu. Il connaît trop bien la compétition pour ça, et il est bien trop cool pour
sauter et hurler comme un con dans son survet’, même un soir de victoire. Il
tend à Léo une bouteille d’eau puis le coach et son poulain se dirigent vers
leur vestiaire. Une fois seuls, enfin, Marko desserre les mâchoires :
- Satisfait ?
- C’est une victoire.
- Oui, c’est une victoire. Mais t’en es content ?
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- Mais merde, bien entendu ! C’était l’Arme Blanche ! Et hop, KO !
« Et hop, KO ! » répète Marko avec un demi-sourire. Et Léo sait très
bien ce que cet air presque débonnaire signifie : son entraîneur est agacé. Et
en réalité il est même plutôt énervé. Marko avait combattu pendant quelque
chose comme vingt ans. Il avait toujours été placide, même jeune, mais il
paraît que sur le ring c’était un monolithe qui, une fois déchaîné, était
impressionnant de sauvagerie. Tous ceux que Léo avait entendus parler des
combats de Marko avaient l’air de dire que son style était très étrange, car
cette sauvagerie avait toujours l’air maîtrisée. Il avait de toute évidence été un
combattant d’une violence inouïe, mais aux coups très réfléchis. Ce style très
âpre, sans chichis mais dévastateur, lui avait valu le surnom du « Menhir ».
C’était le jeu dans ce genre de compétition : les combattants les plus
en vue gagnent des pseudonymes, c’est plus spectaculaire. Ça vend mieux.
Et, même lorsqu’il est question de combats clandestins, il est important de
donner au public du pimpant pour qu’il ait envie de payer son entrée, et aux
parieurs une raison excitante de jouer !
« Le Menhir » ! Léo s’était déjà gentiment foutu de la gueule de Marko
à propos de ce surnom. Qu’est-ce qu’il trouvait ça naze et vieux jeu. Mais
bon, c’était probablement cool à l’époque, faut croire. Marko, sans l’avoir mal
pris, avait fait la moue et avait pris un air qui, en un demi-regard, avait invité
Léo à fermer sa gueule et à laisser tranquille le passé et ses modes. On ne
rigole pas avec les souvenirs des autres. D’autant qu’à l’époque de Marko il
n’était pas encore question de combattre dans de vraies salles.
« Tu sais, avait-il raconté à Léo, aujourd’hui plus vous gagnez de
matchs, plus vous montez les échelons, plus vous avez l’occasion de vous
battre dans de belles salles historiques. Le milieu a un pouvoir qu’il n’avait pas
à l’époque, on n’avait pas encore pris d’assaut ces lieux pour nous les
approprier. Aujourd’hui tu combats à la salle Carpentier ou à l’Elysée-
Montmartre, demain peut-être au Bataclan ou au Trianon, mais tu te
souviens de tes débuts ? Dans des caves, des parkings souterrains ou au
mieux sur des terrains de tennis abandonnés ? Et bah moi, ça aura été le top
de ma carrière, ça. Même au plus haut j’ai pas eu droit à une vraie salle. »
Du coup Léo ne s’était plus jamais moqué du surnom de Marko, et il
le respectait énormément. Il le connaissait très bien et c’est pour cela qu’il
savait bien que si Léo était content de sa victoire, Marko Le Menhir, lui, allait
très calmement lui expliquer pourquoi il avait chié dans la colle.
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« En face de toi t’as Pierrick qui est un cube de fonte. T’es pas con, tu
sens bien que quand tu frappes normalement ça le chamboule pas. Tu dois le
finir autrement, tu le DOIS. Tu es plus grand que lui, tu as plus d’allonge, tu
dois lui éclater les genoux à grands coups de pied, tu dois le tenir à distance
avec tes poings. Et certainement pas le laisser venir, s’approcher, le laisser te
bourrer la gueule comme ça. C’est du HündoFight bordel, pas un jeu vidéo.
Alors oui, OK, le coup de boule… ». Léo décroche un peu, il sait très bien
que Marko a raison mais là, honnêtement, impossible de se faire une séance
de débriefing maintenant. Il n’écoute plus. Mine de rien il a morflé lui aussi. Il
a besoin d’air, il va retirer son masque. Marko cesse de parler et fait signe à
Léo d’attendre, le temps d’aller regarder dans le couloir à l’extérieur de leur
vestiaire. Il referme la porte, la verrouille.
« C’est bon, OK, tu peux le retirer. »
Léo retire son masque, moite de sueur et de sang macéré. Il a la
tronche rougeâtre, les yeux gonflés, une pommette ouverte. Il prend de
grandes inspirations. Putain ça fait du bien. Marko le regarde, mi-amusé, mi-
concentré sur la meilleure façon dont il va soigner les plaies, puis lui sort :
- Tu peux te foutre de mon surnom mais franchement, la dégaine de
catcheur mexicain que tu te payes avec ton pseudo et ton masque rouge et
noir de luchador !
- Ouais, mais moi, j’ai pas le choix…