HENRI GARCIN - Longtemps, je me suis couché tard
PREMIÈRES PAGES
SOMMAIRE
CELIBATAIRE 021 LES CABARETS 029 BRÈVE RENCONTRE 031 CINÉMA 037 THÉÂTRE 051 L’ÉCHAPPÉE BELLE 067 NATIVITÉ 071 TÉLÉVISION 075 GEORGES MOUSTAKI 085 MARGUERITE DURAS 093 BLAISE CENDARS 097 ROMAIN GARY 101 ROGER HANIN 111 NEW YORK 117 JEAN-PIERRE AUMONT 125 CODA 131 ENTR’ACTE 139 DE L’ORIGINE DES VOYELLES 141 LE CAMION 147 LA BOUCHE D’ÉLÉONORE 153 LE ROI 157 JOSÉ-LUIS DE VILALLONGA 165 INCIDENT D’APOCOPE 171 LE SALE AIR DE LA PEUR 175 RÉUNION DE FAMILLE 187 CHARABIA AU MAGNETOPHONE 195 APRÈS-MIDI DE CHIEN SANS COLLIER 199
VIOLAINE ÉCRIRE ADIEU
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Mes mémoires auraient demandé un très gros ouvrage. Quelques échos de ma vie d’acteur me parurent plus légers. Il y eut juste
quelque chose avant :
Ma venue au monde
Question simplicité, il n’y eut pas plus exem- plaire. Elle connut un blackout total à l’échelle européenne. Pas un mot dans Paris Match, ni au Journal de 13 heures, s’ils avaient existé. Je ne suis même pas sûr que mon apparition ait fourni à mes parents, déjà à la tête de quatre petits, cette explosion de joie qu’accompagne généralement ce grand jour. On m’aurait dit que trente mille autres viendraient à la suite, mes cheveux, si j’en avais eu, se seraient dressés d’un coup.
Aujourd’hui, je me retourne pour regarder en arrière et je reste coiffé comme Rudolf Valentino.
Trente mille jours ? Roupie de sansonnet.
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Hier, j’ai joué au tennis comme un cabri pen- dant une heure. C’était du tennis de table, je m’adapte facilement. Je n’en finis pas de vivre et cela m’amuse toujours autant parce que tous les jours je retrouve soit une ou un ami, soit je découvre une pièce, un film, un livre ou un mot rigolo comme celui de Paul Léautaud :
« La mort ? Pourvu que j’arrive jusque-là ».
On l’appelle aussi la camarde. En ajoutant un a, cela donne camarade. J’aime bien. Parce que j’ai sur la mort, la mienne, une optique mexicaine : joyeuse. En l’attendant, les rives s’éloignent bien sûr. Mais vous n’avez plus à ramer, le courant s’oc- cupe de tout.
Où en étais-je ? Ah oui, 1928. Bigre. Voilà qui ne date pas d’hier.
Les coups durs exceptés, elle a connu de bien agréables événements, telle la cuvée exception- nelle du bordeaux rouge : la meilleure nouvelle de l’année pour tout Français AOC. L’arrivée de Mickey Mouse et Tintin en personne et le Boléro de Maurice Ravel. Charlie Chaplin tournait :
Le Cirque, Carl Dryer, plus grave, La Passion de Jeanne d’Arc, tandis que Léo, le brave lion de la MGM se mettait à rugir dans son médaillon. S’ouvraient également les portes du Stade Roland Garros, du Lido et de Publicis, pendant que le
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PIB de la France annonçait 420 milliards de francs. Hum !... Il y eut encore l’inauguration d’une ligne de chemin de fer allant du Bas-Congo au Katanga, d’une importance plus floue, et last but not least : la naissance de votre serviteur à Anvers.
À l’orée du siècle dernier, père et mère, natifs du pays de Rembrandt et Van Gogh, avaient mi- gré (déjà !) vers cette ville portuaire flamande où mon père et son frère Willem y avaient mis sur pied une assez belle affaire alimentaire, pour le bonheur de leurs voisins belges, très amaigris par l’affaire de 14-18.
Nous étions une famille heureuse, paisible et gaie où les conversations nous incitaient à nous dire des choses intelligentes. Une de ces familles de cette belle bourgeoisie d’avant-guerre je dirais, si chic à débiner à notre époque actuelle... qui va gentiment de guingois.
Devenu jeune homme, je discutais souvent avec papa et il me disait toujours : « Il ne faut pas se tromper. » Sans rien ajouter. Ce n’était pas la peine, il parlait des décisions à prendre dans la vie.
Je n’ai jamais eu besoin de rien. Passons sur le bébé idiot sous une casquette énorme. Après quoi
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maman m’habillait avec les affaires des trois frères qui me précédaient. Plus tard, j’empruntais leurs trottinettes, puis leurs vélos, puis leurs raquettes de tennis. Ma soeur me laissait lécher sa glace (deux boules).
Plus tard encore, c’est l’envie de trouver une occupation qui me fit découvrir que les artistes et les sportifs pouvaient travailler bruts de diplômes, dites donc et que là où les uns et les autres avaient besoin d’un matériel, seul l’acteur n’avait besoin de rien. J’étais tombé sur le type qui avait le job qu’il me fallait : acteur. Un homme qui n’a besoin de rien ! D’un peu de talent, je pensais, mais pas trop pour ne pas faire peur dès le départ. Quand j’ai dit à papa (il commençait à se demander que faire de moi, vu la vacuité surréaliste de ma culture) que j’avais pris une décision et que « je ne me trompais pas », soulagé, heureux même, il est allé jusqu’à me chercher un cours d’art drama- tique. Poussé par la fougue d’un instinct détermi- né, je lui ai aussitôt précisé que c’était à Paris que je voulais exercer mon art. Je n’ai pas dit « exercer mon art », bien sûr. Je lui parlai normalement.
Mon envie d’aller à Paris était née d’une ren- contre que j’avais gardée pour moi. Beaucoup est
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affaire de rencontres dans la vie. Ce jour-là, j’avais fait celle d’un homme qui me zigzaguait dessus ayant un peu picolé. Il en avait oublié son cha- peau au troquet d’où il sortait et, gamin toujours curieux d’inédit, je l’ai accompagné rechercher son couvre-chef. M’sieur Riga, cinquante ans, acteur bruxellois connu, de passage à Anvers.
« Ah, tu veux être acteur ! » Ça n’a pas traîné. Il m’a gratifié d’un monologue coloré, très persua- sif sur la beauté de la profession, le plaisir fou de jouer, sur sa préférence pour les pièces françaises, pour les grands comédiens de France et en apo- théose venait... Paris ! Le fin du fin, avec ses belles Parisiennes qui aujourd’hui encore lui faisaient vibrer le périnée.
« Mon p’tit gars, si j’avais ton âge, je serais déjà dans le train...» Sur le trottoir, en me serrant dans ses bras, il étreignait sa jeunesse perdue. Je le vois encore s’éloigner et de dos me lever très haut son pouce. Je ne l’ai jamais revu. Il m’avait envoûté, ce type, ni plus ni moins. Quand on est jeune, on n’a pas le bagage qu’il faut pour peser le pour et le contre de ce qui vous semble mirobolant et on saute dessus les yeux fermés. Dans mon cas j’ai sauté sur ce qui allait faire le bonheur de toute ma
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vie : vivre à Paris. Je me suis retrouvé à la gare avec l’état d’esprit ad hoc.
Un batave à Paris
Cela sentait son Aragon déjà. Quand tu quittes le thé dansant qu’est ta petite ville et que tu ar- rives dans une garden-party comme Paris, tu tombes de haut. Mamma mia. D’abord les gens me regardaient d’un drôle d’air, mais riche de mes seuls yeux tranquilles, je me rendais compte que je les dévisageais moi-même : ils étaient mes pre- miers étrangers ! Et ils ne se gênaient pas. Ils me chambraient sabre au clair. Le quolibet faisait flo- rès en même temps que j’apprenais ces deux mots bizarres : quolibet, florès... et le mot xénophobie aussi.
La xénophobie des Français. Très bien, j’étais prévenu. Une chance, je n’avais pas les yeux bri- dés, je ne portais pas de kilt. Allons-y tout de même sur la pointe des pieds, je pensais : bien apprendre à nettoyer mon assiette avec le pain, à frotter d’oignon les croûtons. Pianissimo ! Pas de vagues ! Un acteur est censé faire du bruit pourtant. Claironner qu’il existe ! Étonne-moi, avait dit l’autre. Je le connaissais, ce mot, on a des lettres à Anvers, mais comment étonner sans
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faire de vagues ? Mon Dieu maman, que tu es loin de moi ! Comment me débrouiller sans toi ? Paris est parsemé d’embuches. Comment ? Où ça, un accent circonflexe ? Mamaaaannn ! Mais ils me plaisaient, mes étrangers. Beaucoup en étaient d’authentiques. Des Italiens, des Roumains, des Grecs... tous parlaient français avec des accents variés qui amusaient beaucoup les indigènes.
Hélas, l’accent hollandais n’était pas des plus favoris. Je n’en dormais pas la nuit. Mon accent et mes tics de langage attrapés en Belgique. Quand je demandais si on pouvait me donner l’heure une fois, on me la donnait en ricanant. Les calem- bours et les jeux de mots des Parisiens !
Garcin Lazare était un must.
Avec tout cela, j’avais en permanence la sen- sation d’avoir une pancarte pendue à mon cou qui disait « Fils de bonne famille ». J’ai toujours trouvé cette qualification gênante, qu’elle avait un goût de « Je suis mieux que vous tous ». Débar- quant au cours d’art dramatique où papa m’avait inscrit, allait-elle me fermer les portes de toute une jeunesse parmi laquelle j’allais circuler ? Vu le prix de la scolarité, les élèves étaient tous, filles et garçons, enfants de bourgeois ! Trop drôle. J’ai vite oublié ma pancarte.