DE LA SOMME AU BAGNE DE GUYANE - Jean-Claude FLAMENT
Chapitre I
Le chemin de l’enfer
J’avais été incorporé en 1914 dans le 8e Régiment d’Infanterie Coloniale. J’étais un jeune instituteur en poste dans le département de la Somme, et je laissais derrière moi ma femme, Michelle, et mes deux enfants, Fabien et Pierrette. La déclaration de la guerre ne m’avait pas surpris, comme tous les hommes en âge d’être mobilisés, nous nous y attendions. Nous savions qu’elle était inévitable, surtout depuis que Jean Jaurès avait été assassiné. J’aimais cet homme, je le trouvais profondément pacifiste et clairvoyant. Pourtant, malgré ce crime, nous n’étions pas inquiets. Nous allions mettre une raclée aux Allemands et revenir vite à la maison. Nos généraux nous l’avaient affirmé, ils n’avaient aucun doute sur le fait que pour Noël nous serions de retour auprès de nos familles.
Le neuf août fut le jour de notre départ vers la Belgique. Notre voyage se fit par chemin de fer, quarante hommes et huit chevaux par wagons ou à pied. Nous avions marché souvent la nuit, par bonds de trente à quarante kilomètres, avec sur le dos notre paquetage, notre fusil, et les munitions, soit une trentaine de kilos. J’étais jeune et solide, mais les plus âgés peinaient pour suivre le mouvement. Ce n’est que le vingt-deux août que nous arrivâmes à Pin, en Belgique. Nous avions mis treize jours pour atteindre notre destination. J’étais Picard, mais je ne connaissais aucun des villages que nous avions traversés, leur nom m’était totalement étranger. La nature n’était pas différente de ma Picardie natale, avec des champs qui s’étendaient à perte de vue et des forêts qui m’avaient semblé immenses.
Notre voyage nous avait paru interminable et épuisant, mais nous aurions aimé qu’il se prolonge encore. Dès notre entrée sur le sol belge, nous avions compris que nous étions sur le chemin de l’enfer. Nous étions engagés dans la bataille de Rossignol, qui fut meurtrière. Jamais je n’aurais pu imaginer un tel carnage. J’appris bien plus tard que vingt-sept mille Français y étaient morts, en seulement quarante-huit heures. Puis ce fut la retraite. Sous une pluie d’obus, nous devions reculer. Nous avions marché sans cesse jusqu’à deux heures du matin, puis le régiment fut reconstitué. Des renforts étaient venus compenser nos pertes. Poursuivis par les armées de Guillaume II, nous ne faisions halte que pour creuser des tranchées et tenter de ralentir leur avance, mais en vain, elles nous pourchassaient inexorablement. Fin août, nous étions revenus à Suzy, dans l’Aisne, département que nous avions traversé quelques jours auparavant. Je me souviens de cette pluie qui avait détrempé nos vêtements, nous glaçant jusqu’aux os. Nous étions fatigués, ne dormant pas assez. Autour de nous s’offrait une vision apocalyptique, avec des cadavres partout et des blessés appelant au secours.
Lorsque le vingt-neuf août nous reçûmes l’injonction de cantonner, nous pensions qu’un peu de repos nous serait octroyé. Mais il n’en fut rien. Les officiers estimèrent que les hommes devaient être repris en main et qu’il convenait de nous mettre à l’exercice. Malgré ce que nous venions d’endurer, la discipline devait être maintenue.
Le lendemain, l’ordre de suspendre la retraite arriva du plus haut de la hiérarchie. Le 8e RIC avait fait mouvement sur Châtillon-sur-Marne pour se positionner en état d’alerte. Le jour suivant, à trois heures du matin, nous entamions une marche de trente-deux kilomètres pour rejoindre Noirval en attendant de nouvelles instructions. L’ennemi continuait d’avancer, et le quatre septembre il occupait Vitry-le-François.
Ce jour-là, les régiments furent rassemblés pour entendre un message de Joffre, le général en chef. L’officier qui avait pris la parole, une feuille à la main, avait un air grave et un ton solennel : « Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis, et se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée ». Ces paroles nous avaient glacés d’effroi ! Comment pouvait-il nous demander plus que ce que nous faisions ? Il nous interdisait de nous protéger ! Je me souviens des protestations sourdes entendues dans les rangs.
Les jours qui suivirent furent semblables aux précédents. Les marches étaient interminables, et la pluie qui tombait sans cesse, détrempant la terre pour se coller aux godillots, rendait nos pas de plus en plus difficiles. Et des morts, encore et toujours, les chemins et les champs étaient jonchés de cadavres, parfois en putréfaction.
Le huit septembre, nous étions à Massiges, sur un ensemble de cinq coteaux qui ressemblent à une main. Chacun d’eux est occupé aujourd’hui par l’ennemi, le lendemain par les Français. Ils portent tous le nom d’un doigt. On devait un jour prendre l’annulaire ou abandonner le majeur. C’est au cours d’un de ces combats que nous avions fait prisonniers quatre cents allemands, et que nous leur avions enlevé leur drapeau. L’état-major fut content. Le général Leblois, notre chef, fut cité à l’ordre de l’armée pour « ses hautes qualités militaires, l’énergie et la bravoure qu’il n’a cessé de montrer dans l’exercice de son commandement ».
Nous, nous étions terrés dans nos tranchées, sans bouger, à quatre-vingts mètres des positions ennemies, dans la boue ou avec de l’eau jusqu’aux genoux. Pour ajouter encore un peu de tristesse à notre situation, le courrier nous parvenait avec plusieurs jours de retard. Les services de la censure, mis en place au début du conflit par le ministère de la Guerre, ouvraient les enveloppes et filtraient nos lettres avant de les faire suivre. Ce regard sur notre vie privée était intolérable pour nous. Savoir que des planqués, au chaud dans un bureau, riaient en lisant les correspondances que notre épouse, ou notre fiancée nous envoyait était insupportable. Comme tous mes camarades, j’attendais avec impatience les mots d’amour de ma femme, le seul réconfort que nous étions en droit d’espérer. Malgré nos situations difficiles et le contrôle postal, nous avions des nouvelles de ce qui se passait ailleurs, sur le front. Une presse des tranchées circulait « sous le manteau ». Bien qu'elle soit interdite parce que jugée subversive et antimilitariste, elle existait pourtant, bravant toutes les consignes.
C’est ainsi que nous avions appris que sur certains secteurs des actes de fraternisation avaient eu lieu. Des Allemands et des Français avaient cessé de se tirer dessus, ils s’étaient échangés des cigarettes, du vin ou du schnaps et des gâteaux. Des officiers auraient, paraît-il, pris part à ces élans de sympathie. Le haut commandement, informé des faits, n’aurait pas su comment traiter ces agissements spontanés. Ce cas de figure n’apparaissait dans aucun ouvrage de guerre pas plus que dans le code de justice militaire. Il n’avait du coup pas trouvé meilleure solution que le silence. Les participants furent mutés dans d’autres régiments, espérant ainsi étouffer l’affaire. Mais rien n’empêcha les hommes de raconter ce qu’ils avaient vécu, et la presse des tranchées de s’en emparer.
Début février 1914, nous étions encore sur les coteaux de la Main de Massiges. Le deux et le trois de ce mois-là, nous étions en position sur l’annulaire, lorsque nous avions vu se ruer sur nous plusieurs bataillons de choc allemands, après avoir subi un bombardement intensif.
Durant ces deux jours, nos pertes avaient été considérables : mille huit cents tués et plus de deux mille blessés, dont une quarantaine d’officiers. Cette hécatombe eut pour effet l’évacuation complète de la main. Nous étions revenus à l’arrière de Massiges, en attendant l’arrivée des renforts, mais nous étions restés toute l’année 1915 sur ce secteur.
Au commencement de l’année 1916, notre régiment avait quitté la Marne pour la Picardie. Nous voyagions tantôt à pied, tantôt entassés dans des camions ou dans des wagons. Notre destination nous était jusqu’alors inconnue, et j’avais espéré plus de calme, et un peu de repos. Je découvrais que ma région n’avait pas été épargnée par la guerre. Les troupes du Kaiser l’avaient envahie dès le mois de septembre. Elles avaient mis le sud de l’Oise à feu et à sang, prenant des otages comme boucliers humains, et incendiant des quartiers entiers. Le premier février, nous arrivions à Herleville, un petit village à mi-chemin entre Saint-Quentin et Amiens. Je savais par conséquent que je n’étais pas très loin de ma femme. Le front était proche, de nouveau nous entendions le bruit des canons, à une distance d’un kilomètre environ. Sans nul doute, on nous avait déplacés en vue d’une offensive sur la Somme, mais nous ne pouvions imaginer ce qui nous attendait.
Dans un premier temps, nous avions été affectés, avec les troupes du génie, aux travaux dans des tranchées situées au Bois de la vache, que nous devions occuper jusqu’au vingt-quatre juin. À ce moment-là, rien ne permettait de présager une attaque de grande envergure dans ce secteur, mais le vingt-neuf, les canons français et britanniques se mirent à gronder, selon la cadence de trois mille cinq cents coups par minute. Ils tentaient d’anéantir les nids de mitrailleuses ennemies et de détruire ses défenses. En quelques jours, un million six cent mille obus tombèrent sur les lignes allemandes. Pour les Britanniques, comme pour les Français, il ne devait plus rien rester de la résistance allemande.
Le premier juillet, l’ordre de s’élancer à l’assaut des positions allemandes fut donné, et les Anglais demandèrent à leurs hommes de s’avancer en ordre de parade, les cornemuses en tête. C’était mal connaître l’esprit guerrier des Teutons. En prévision de l’attaque, ils avaient enterré leurs mitrailleuses et s’étaient protégés, laissant passer l’orage et attendant les Alliés de pied ferme. Rien que cette journée, les pertes furent effroyables : soixante mille tués, et vingt mille blessés chez les Britanniques. C’était la plus meurtrière depuis le début du conflit. Au milieu de ce carnage, mon régiment avait progressé, bien que comptant lui aussi de nombreux morts.
Jusqu’au mois d’août, les combats acharnés donnèrent des résultats incertains. Nous prenions du terrain à l’ennemi, et occupions une position que nous devions le lendemain abandonner. Nous étions épuisés, tous les poilus réclamaient du repos. Nous nous étions battus pour déloger les Allemands de la tranchée de la Maisonnette, à côté d’un village qui s’appelait Biaches, pendant une semaine, mais sans succès. Nos pertes durant les treize derniers jours de combat s’élevaient à deux cent quarante hommes de troupe et sept officiers. Quotidiennement, les malades se rendant à l’infirmerie étaient de plus en plus nombreux. Nous avions fait savoir aux gradés que nous n’en pouvions plus, que nous étions à bout de force. À cet endroit, nous nous trouvions à une dizaine de kilomètres du front. Nos chefs reconnaissaient que nous nous étions beaucoup battus et que nous étions de bons soldats. Ils nous promirent du repos après quelques travaux à l’arrière, sur des tranchées qu’ils appelaient le Bois de la vache et Sophie. Nous avions travaillé dur, puisque nous pourrions récupérer de notre fatigue ensuite.
Lorsque nous avions su qu’il nous fallait remonter sur Biaches, tout a basculé. La seule explication fournie fut que nous connaissions le terrain pour l'avoir occupé précédemment, et que nous devions obéir aux ordres sans discuter. Nous eûmes l’impression d’une grande injustice. Nous avions déjà beaucoup donné, nous étions exténués.
Qui de nous eut le premier l’idée de laisser tout notre barda et les armes sur place, et d’aller nous baigner au bord du canal de la Somme pour profiter de la fraîcheur ? La consigne fut passée parmi nous. On entendait, venant de partout à la fois : « il y en a marre, on veut du repos ». Quelques caporaux et sergents avaient essayé de nous raisonner et de nous calmer, mais d’autres nous comprenaient et ils étaient avec nous. Nous devions repartir le soir même, à la tombée de la nuit, pour tenter de prendre cette fichue tranchée de La maisonnette. À la fatigue s’ajoutait une forte chaleur, nous étions le dix août. Les premiers à quitter le bivouac le firent vers dix-huit heures. Je les avais vus se diriger, seuls ou par petits groupes, vers le canal. Je les avais suivis ! Un quart d’heure plus tard, nous étions sur les rives. Certains étaient déjà déshabillés et nageaient. D’autres s’étaient allongés sur l’herbe et s’accordaient un moment de détente.
Combien étions-nous ? Je dirais environ trois cents. L’ambiance était bon enfant. Nous n’avions pas l’impression d’avoir participé à un mouvement de rébellion, mais tout au plus d’avoir pris le repos que les gradés nous avaient promis. Pendant la nuit, alors que certains dormaient et que d’autres discutaient en fumant, des sous-officiers étaient venus nous chercher. Ils prétendaient que ce que nous avions fait était grave, que nous risquions de passer devant un conseil de guerre pour refus d’obéissance et abandon de poste si nous ne revenions pas. Quelques-uns les suivirent, mais la grande majorité refusa de rentrer. Les conciliabules durèrent longtemps, et au petit matin il ne restait plus au bord du canal que la moitié des hommes arrivés la veille au soir. Puis peu à peu, le groupe parut de moins en moins étoffé. Je faisais partie de ceux qui entendaient demeurer sur place, mais il nous avait bien fallu céder.
Dans la matinée du onze, il n’y avait plus personne dans ce coin paisible qui nous avait fait oublier la guerre l’espace de quelques heures, et nous avait revigorés.
Les officiers manifestèrent leur insatisfaction, et nous informèrent que le départ pour La maisonnette serait donné le soir même. À l’heure prévue, tout était rentré dans l’ordre, il ne subsistait plus rien de notre mouvement de mécontentement. Nous sommes restés une semaine dans le secteur de Biaches sans pouvoir déloger l’ennemi de ses positions. Comme la précédente fois, notre artillerie n’avait pu détruire les fortifications ni les nids de mitrailleuses. Nos pertes étaient importantes, et nous dûmes repartir vers la tranchée du Bois de la vache sans obtenir le moindre succès. Une bonne nouvelle nous attendait. Toute notre division allait être déplacée prochainement, pour être reconstituée et prendre du repos. Mais quelques poilus bien informés laissaient entendre que notre escapade au bord du canal était parvenue aux oreilles des généraux et qu’elle faisait grand bruit. La comparution de quelques-uns d’entre nous devant un conseil de guerre ne faisait plus de doute. Les officiers enquêtaient pour tenter de connaître les éventuels meneurs.