BIENVENUE EN UTOPIE - Jean-Jacques HUBINOIS
PREMIÈRES PAGES
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La trotteuse égrenait secondes, minutes et heures. Un flop monotone accompagnait chaque saut de l’aiguille sur l’horloge murale et le bourdonnement ténu de la machine sur laquelle le petit corps était ligoté comblait les silences. Les perles pourpres se formaient au rythme de la trotteuse, terminant leur course dans l’œil, rosissant la conjonctive et lui redonnant vie, faisant virevolter le globe en un numéro de derviche tourneur un peu déjanté.
— Hans ! Hans !
Il chercha le visage de celui qui l’appelait, dont il reconnaissait la voix. Une douleur fulgurante le stoppa net et lui arracha des sanglots.
Pourquoi était-il attaché ? La tête dans une sorte de tenaille et les bras coincés le long du corps…
La pointe d’acier rougie de sang pénétra une fois encore près de son œil déclenchant des secousses désordonnées et une mousse rosée emplit sa bouche et souilla le drap. Il sentait son front bouillant malgré la sueur qui plaquait ses cheveux.
Ses lèvres se contractèrent, exécutèrent quelques mouvements sans qu’aucun son ne parvienne aux oreilles du visiteur...
Puis la lumière aveuglante s’éteignit. Ainsi que la douleur…
C’était peut-être ça la mort ? Quand toute douleur cessait...
Très loin une voix, un chuchotement plutôt, parvint à ses oreilles. Il rouvrit les yeux.
Des ombres hostiles s’affairaient, resserrant les sangles qui l’immobilisaient, accélérant l’écoulement du poison dans ses veines…
— Hans, Hans, réveille-toi, c’est fini !
Son père le secouait.
S’il était venu avant ! Il aurait empêché qu’ils lui fassent du mal !
Il flottait dans une lumière blanche, de plus en plus forte qui baignait la salle, attisant ses angoisses.
Un ange tout blanc, avec le visage du père, était penché au-dessus de lui et lui souriait.
Sa main froide sur son front lui fit du bien.
Ses cheveux aussi avaient la couleur de la neige.
Il tenta un sourire en essayant de tourner ses yeux vers lui.
Ces saletés de tenailles l’en empêchèrent. Et les alarmes hurlèrent dans ses tympans.
Il fut parcouru de secousses incontrôlables et son petit bout de corps sembla s’embraser…
En nage, l’homme se réveilla en hurlant.
Le soleil d’été chauffait à blanc les poutrelles de métal et l’air moite et épais qui collait au corps était déjà irrespirable. Ses draps étaient trempés. Était-ce son cauchemar qui l’avait réveillé ou la chaleur des lieux ?
Quelle importance !
Il avait d’autres choses à faire que de s’attarder là-dessus.
2
« Dans cet ouvrage, je rapporterai seulement ce que Raphaël nous raconta des mœurs et des Institutions du peuple utopien. »
Thomas More - L’Utopie
Utopie 2023
Dès l’instant où le troisième corps fut découvert par deux ados, je savais que j’allais en prendre pour mon grade.
Un corps nu de plus, écartelé et exposé au regard, comme une pièce de viande à l’étal du boucher, ça commençait à faire beaucoup.
Et dans le même état que les deux premiers ! Moi qui m’étais réfugié dans la contemplation des nuits étoilées, en semi-retraité, désœuvré, c’était mal parti pour le week-end !
Mais ce n’était peut-être pas un mal. Je m’encroûtais à passer mes nuits à lire la carte du ciel et à guetter les galaxies lointaines sous une voûte céleste à rendre dingue le plus exigeant des astronomes en herbe après que les orages, courts et fréquents, nettoyassent le ciel. Pas davantage de ces brouillards de convection qui survenaient bien tard dans la nuit pour se diluer dans la voûte éthérée à l’approche du jour. Ce qui laissait libre cours à ma passion de nouvel Utopien…
J’avais dépêché sur les lieux notre jeune légiste Kervran qui se serait bien passé de ce cadeau…
Je disposais de bien peu de temps avant que le conseil ne me tombe dessus et il fallait que je leur donne un os à rogner pour les faire tenir quelques jours tranquilles. En espérant avoir rapidement un début de piste...
3
Deux heures après, j’avais le légiste dans mon bureau. Avec sa tête des grands jours. Il nous la jouait Tim Burton : regard halluciné, cheveux en pétard, pas franchement net… du genre à avoir éclusé tous les bars sur la route du retour. Le grand jeu !
En arrivant sur les docks, il avait su où se rendre… Tout au bout du ponton, à l’extrême est.
Comme les deux premières fois.
S’il y avait eu un doute dans sa tête, une nuée d’oiseaux était là pour le mettre sur la bonne voie. Les claquements de becs des frégates, les cris des fous masqués et les appels stridents des mouettes créaient une cacophonie insupportable tandis que leurs piqués lui soulevaient des nausées. Il avait réprimé des frissons en se dirigeant, de son pas de marin, dans la direction désignée, serrant sa mallette de cuir dans sa main moite… La chaleur humide le mettait en nage, m’avait-il avoué, mais je devinais que le soleil n’y était pour rien. J’avais mon opinion sur la question, mais je me gardais bien de le contrarier.
Les cris des palmipèdes lui avaient rappelé les retours de pêche en Bretagne quand il était môme. À l’heure où les chalutiers rentraient au port et que le soleil disparaissait à l’horizon zébrant le ciel de traînées sombres et flamboyantes. C’était un ballet dense d’oiseaux qui plongeaient sans se lasser à l’arrière des navires, ramenant dans leur bec un poisson encore vivant qui frétillait sur le pont, gueule béante et branchies déployées, en quête de vie. Certains, plus téméraires, se posaient sur le bastingage, ne s’envolant que lorsqu’un marin excédé leur envoyait un projectile, parfois un poisson qu’ils attrapaient d’un coup de bec précis avant de prendre leur envol et de se fondre dans le cercle bruyant de leurs congénères, au-dessus du navire.
En approchant de la scène, Kervran était tombé sur mes lieutenants, Mac Nead et Logan, qui poireautaient derrière le cordon de sécurité.
D’une grimace éloquente tout en désignant du menton la forme allongée sous la couverture, Logan avait conclu d’une phrase lapidaire :
— Pas beau à voir !
Rien n’avait été touché et mes hommes s’étaient contentés de questionner les jeunes qui avaient trouvé le corps. Sans résultat.
— OK Logan. Je boucle l’examen et on fait suivre à la morgue. Mieux ne vaut pas trop traîner avec cette chaleur.
C’était reparti ! Même scénario d’horreur devant ses yeux incrédules. Depuis plusieurs heures, les agapes avaient commencé pour ce que la ville comptait de vie rampante ou volante… Les bras et les mains de la victime étaient truffés de morsures et de coups de bec. Les yeux avaient disparu, remplacés par deux cavités sanguinolentes… Un essaim de mouches avait pris son envol lorsqu’il s’était penché sur ce qu’il restait du corps, souillé d’excréments pendant que là-haut les palmipèdes dérangés tournaient au-dessus de sa tête, faisant un vacarme du diable.
Le corps était nu, bras et jambes attachés en croix. La tête trônait dans la cavité abdominale largement ouverte, offerte au regard. Il s’était demandé si cette tête plantée au sommet de cette brèche béante n’aurait pas une signification sexuelle ou phallique pour un esprit dérangé.
Les cordes avaient laissé leur marque sanglante sur les poignets et les chevilles, où l’os affleurait sous le garrot.
Kervran avait réprimé des nausées, sentant son estomac se contracter. Les mains repliées étaient vides, mais les ongles avaient pénétré la chair, tailladant la paume, libérant des larmes de sang. La souffrance avait dû être terrible.
Le cœur, là encore, était absent.
Méticuleusement, en évitant de s’attarder, respirant par petites touches, la bouche ouverte, le légiste avait noté les indices recueillis sur place, les traces de sang et apprécié la rigidité du corps.
Complète.
La mort datait de 6 à 10 heures. Le tueur avait accompli son acte vers trois heures du matin. L’heure la plus calme de la nuit. Il avait peu de chance d’être dérangé !
Kervran en avait assez vu.
Il fit signe aux policiers en retrait et s’éclipsa le plus vite possible, mettant du champ entre cette masse informe et lui, essayant de chasser une pensée obsédante lui rappelant qu’il y avait encore peu, cette chair sanguinolente était une jeune et jolie utopienne.
Une équipe viendra faire des recherches d’ADN sur la zone circonscrite, qui, il en avait peur, seraient encore négatives.
L’odeur âcre et sucrée du sang, mêlée aux embruns iodés du dock, l’aspect du cadavre, tout ça lui était insupportable.
Mon légiste avait beau ne l’avouer à personne, je lisais sur son visage et j’avais compris ce qu’il taisait...
C’était la première fois qu’il assistait à de telles scènes de boucherie. Les corps approchés et disséqués jusqu’alors étaient ceux d’un amphithéâtre, pendant ses études… Et sur Utopie… Qui aurait parié qu’une telle chose puisse arriver !