UNE MORT ASSURÉE - Clair VALROZ
Chapitre 1
La Défense
Vendredi 4 octobre 2019
Il était 23 heures ce vendredi soir quand Naïma sortit de l’ascenseur au 30ème étage de la tour Mint. Étrangement, la lumière était encore allumée sur une partie de l’étage, ce qui n’était pas fréquent une veille de weekend.
Naïma, agente d’entretien qui travaillait dans cette tour depuis 5 ans, s’étonna de n’entendre aucun bruit malgré la présence de l’éclairage, et se dit que, s’il y avait quelqu’un, ce ne pouvait être que Madame Laporte. Cette femme d’une quarantaine d’années était souvent là, tard le soir ou tôt le matin, comme si travailler dans cette tour à des heures normales lui paraissait impossible. Heureusement qu’avec le badge du personnel, on pouvait sortir du bâtiment à tout moment, sinon cette employée aurait dû installer un lit de camp dans son espace de travail !
Naïma avait souvent trouvé sur place Madame Laporte le soir, bien après l’exode quotidien des bureaux de La Défense vers 18h30. Elle semblait toujours très concentrée sur ses documents et son écran. Du palier on pouvait, en forçant l’écoute, entendre le bruit des touches frappées avec ferveur sur le clavier de l’ordinateur portable, ou alors le son typique, un peu sourd, des gros livres que l’on ferme en les claquant d’impatience ou de joie. Quand Madame Laporte voyait déambuler Naïma au loin, avec son aspirateur et ses poubelles, elle ne manquait jamais de lui faire un petit signe de la main et ensuite de venir lui dire bonjour ou bonsoir, comme si cela lui donnait une opportunité de se lever un instant pour éviter de s’ankyloser sur son fauteuil. Ainsi, les deux femmes échangeaient régulièrement quelques mots ces dernières années. Mais, d’aussi loin qu’elle se souvienne, jamais Naïma ne l’avait vue un vendredi soir.
En poussant son chariot de nettoyage dans la zone réservée aux bureaux paysagers, Naïma aperçut de la lumière dans le coin de Madame Laporte, mais aucun signe de vie. La femme élégante et souriante qu’elle pensait trouver au milieu de ses dossiers n’était pas là. Elle était probablement en train de se servir un chocolat à la machine de l’étage et allait arriver d’un instant à l’autre. Après avoir passé le chiffon à poussière sur les plans de travail et donné un coup d’aspirateur autour de la marguerite de bureaux devant la porte d’accès du plateau côté sud, la femme de ménage réalisa qu’il n’y avait toujours pas un bruit dans le coin allumé. Elle décida alors d’approcher plus près et de voir si Madame Laporte était bien là comme elle le pensait ou si, tout simplement, elle avait oublié d’éteindre en partant.
En s’engageant dans l’allée latérale du plateau, Naïma ressentit une appréhension… Ce silence profond et glacial qui recouvrait cette zone depuis plus d’un quart d’heure n’avait rien de normal, même s’il était près de 23h15.
Sur le bureau de Madame Laporte, l’ordinateur portable était ouvert, mais l’écran était noir, éteint. Toutes les feuilles noircies de textes et de schémas étaient empilées en désordre, comme si un ouragan avait tout fait s’envoler et qu’on avait reposé ensuite tout en vrac sur le bureau. Plusieurs chemises cartonnées numérotées étaient ouvertes par terre et des coups de feutres Stabylo fluos sur les documents donnaient une allure artistique à ce fatras de papiers. Un mug presque vide, avec l’écusson de l’université Dauphine, était posé dans un coin, barbouillé de traces de boisson au chocolat. Des cartes postales avec des palmiers, des flamants roses et des plages de sable blanc étaient aimantées sur l’armoire individuelle de classement attenante. Quelques photos d’équipe avec des hommes et des femmes portant leur toge et leur toque de diplômés trônaient au milieu des plages. Il y avait aussi des coupures de journaux, relatant ce qui s’apparentait à des faits divers sur des produits pharmaceutiques, qui jaunissaient sur le tableau servant de paravent entre les deux postes de travail qui se faisaient face. Si des classeurs étaient encore grands ouverts, Madame Laporte devait être là : la politique du « clean desk » - tout ranger dans les tiroirs et les armoires quand on quitte son bureau pour qu’aucune information ne soit accessible - était strictement appliquée dans cette compagnie d’assurance. Naïma le savait car cela facilitait grandement sa tâche quand elle passait le chiffon à poussière.
Mais il n’y avait nulle trace de Madame Laporte et ce silence devenait aux oreilles de Naïma menaçant. Désorientée, mais soucieuse de mieux comprendre ce qui se tramait, Naïma marcha jusqu’au distributeur de boissons. Elle retourna près des ascenseurs et emprunta le couloir faiblement allumé par les panneaux « issue de secours ». Les machines, dans le petit local à gauche, qui laissaient souvent échapper des sons mats d’auto-nettoyage ou de système de réfrigération, demeuraient silencieuses. Pas de trace de Madame Laporte.
Restait à inspecter les toilettes pour femmes. Elles étaient de l’autre côté, et visiblement ce long couloir en enfilade derrière les cages d’ascenseurs était lui aussi éclairé. Naïma poussa la porte battante des toilettes, avec beaucoup de lenteur, comme si un diablotin allait surgir de l’intérieur. Au lieu de cela elle vit les mocassins noirs puis les jambes d’une femme en pantalon allongée par terre sur le carrelage devant la batterie de lavabos. Il n’y avait pas une once de couleur sur les carreaux blancs crasseux des toilettes, et visiblement Madame Laporte, puisque c’était bien elle, inerte au sol, en tailleur noir et chemisier blanc n’avait, elle aussi, plus aucune couleur. Elle semblait endormie. Quand Naïma lança fébrilement des coups de pieds dans ses jambes aucune réaction ne l’anima, aucune vie ne l’habitait.
Affolée, la femme de ménage recula, laissa se refermer la porte, et saisit en tremblant son téléphone. Après plusieurs tentatives elle réussit enfin à déverrouiller son portable, et appela immédiatement la société pour laquelle elle travaillait afin de demander la marche à suivre dans une telle situation. Son chef, qui répondit après plusieurs sonneries, lui dit en quelques mots qu’il faisait le nécessaire et qu’elle ne bouge pas jusqu’à ce que quelqu’un vienne la retrouver. Entre temps, tous les accès de la tour seraient verrouillés.
Elle s’installa par terre dans le couloir, terrifiée et pétrifiée par ce qu’elle venait de découvrir, et attendit les secours. Incapable de bouger ou de retourner vers les bureaux vides, Naïma se sentait mal et peinait à respirer. Elle en aurait surement pour un long moment à attendre, et la journée qui avait commencé tôt, risquait bien de se prolonger très tard dans la nuit. Elle était convaincue qu’il s’agissait d’un malheureux accident car dans le cas contraire elle était prise au piège avec l’assassin dans la tour, maintenant qu’elle avait donné l’alerte.
Elle avait tout son temps pour penser aux nombreuses questions qui trottaient dans sa tête et faisaient battre son cœur à vive allure : que s’était-il passé ? Comment Madame Laporte avait-elle pu glisser et se cogner sur le lavabo ? Y avait-il une fuite d’eau dans les toilettes pour expliquer un tel accident ?
Elle, Naïma, qui croyait exercer son boulot de manière professionnelle, n’aurait donc pas détecté qu’il y avait une fuite dans les WC des femmes du 30ème étage ? Qui était vraiment cette femme qui la saluait avec tant d’empathie depuis tellement d’années ? Mais si on avait voulu tuer Madame Laporte, qui pouvait lui en vouloir alors qu’elle semblait si gentille ?