RÉALITÉS ALTERNATIVES - Christophe MESEURE
1. TRAQUÉ PAR LA MEUTE
Nouvelle ayant obtenu le premier prix dans la catégorie « Sans thème imposé » du concours de nouvelles 2020 organisé par l’Arée du Littoral Nord Vendéen (Barbâtre — île de Noirmoutier).
« Il y a des endroits que la nature se réserve
et où elle n’entend pas qu’on la dérange. »
Victor Cherbuliez, L’idée de Jean Têterol
Pour Élodie
Il était ingénieur dans l’industrie automobile.
Le parcours professionnel qu’il avait esquissé augurait une carrière prometteuse, à même de le mener aux plus hautes sphères de la hiérarchie d’un groupe international en plein essor. Il possédait cette fibre managériale qui faisait de lui un leader tout désigné.
La voie qu’il empruntait était, pour ainsi dire, toute tracée.
C’était dans une « autre vie ». L’image véhiculée par cette expression peut sembler excessive, mais elle est assez révélatrice du profond bouleversement qui a, depuis, marqué son quotidien : il s’est exilé dans un pays tellement dissemblable du sien, par son climat, sa langue et ses coutumes ; il a adopté une nouvelle manière de vivre et d’appréhender le monde qui l’entoure.
Une prise de conscience s’est opérée soudainement, il y a dix ans. Il a décidé de tout plaquer et de partir en quête d’autre chose, sans savoir quoi précisément. À la surprise de tous, il a disparu sans laisser d’adresse, encore moins d’explication. Il aurait été un enfant, on dirait de lui qu’il a fugué. C’est exactement de cela qu’il s’agit. Il s’est échappé d’une société trop portée sur le consumérisme de masse, la création et la prolifération de besoins artificiels, l’abrutissement des consommateurs, l’éternelle recherche de l’accroissement des profits ; une société trop tributaire d’un modèle capitaliste induisant une destruction irréversible de l’environnement et de la diversité de la vie… En bref, il a fui une société trop humaine à son goût.
Il a trouvé son bonheur dans une zone peu peuplée de l’Alaska, un État américain dont la densité moyenne de population n’excède pas un habitant pour deux kilomètres carrés.
Équipé d’un outillage rudimentaire, il a construit lui-même sa cabane, en quelques semaines. Il venait à peine d’arriver. Seules quelques branches d’arbres sommairement agencées lui offraient alors un toit pour la nuit, d’une piètre efficacité pour lutter contre le froid et la neige ; seul un feu de camp, sur lequel il fallait veiller comme s’il avait été le plus précieux des trésors, le préservait des prédateurs. Cette modeste cabane lui apporte depuis chaleur et protection, deux choses dont le confort de son ancienne vie lui avait fait oublier l’essentialité, et pourtant, deux préalables à un bonheur simple.
Son quotidien est devenu un art en soi, celui de vivre de ce que son environnement lui offre, sans jamais exiger plus qu’il ne puisse lui procurer. Il doit se rappeler jour et nuit qu’il ne réside pas dans son biotope originel, qu’il n’habite plus une société de consommation qui annexe tout, qui remodèle tout par souci de commodité, qui dorlote les hommes de superflu. Non, ici, c’est la nature à l’état brut, qu’il faut respecter avec humilité, à défaut de la dompter. Chaque heure passée est une victoire de l’intelligence humaine sur le monde qui l’entoure. Il est seul face aux éléments et ne peut compter que sur lui-même dans l’immédiat. Ses voisins les plus proches, Molly, Emerson et Archer, habitent comme lui, au cœur de la forêt, à plus d’un kilomètre à vol d’oiseau.
Ce matin, un repas frugal a épuisé ses dernières réserves de viande, sa principale source de protéines. Les nutriments qu’elle lui apporte sont indispensables à sa survie, surtout en saison hivernale. Plus qu’une priorité, remplir son garde-manger est devenu un impératif vital. Pour lui satisfaire, il devra s’éloigner de sa zone de chasse habituelle, le froid ayant, depuis plus d’un mois, poussé les cervidés à rechercher ailleurs l’alimentation qui leur faisait défaut alentour.
Le soleil à peine levé, malgré un léger mal de crâne, il commence sa quête de nourriture.
La température est particulièrement glaciale au-dehors, trente degrés sous la barre du zéro. Même dans cette région de l’Alaska, c’est vraiment très peu, trop peu. Dans de telles conditions, les grands animaux, prédateurs ou proies, sont aussi peu nombreux que les hommes. À des kilomètres à la ronde, ce sont les arbres qui occupent l’espace.
Des conifères, c’est précisément tout ce qu’il voit pendant des heures, assis sur sa motoneige. Toujours le même paysage qui défile et pas la moindre trace de passage d’un orignal ou d’un caribou. Un froid mordant et son mal de tête l’agressent avec une intensité croissante depuis son départ. Il s’arrêterait volontiers pour se reposer et attendre d’être en meilleure condition, mais ici, pour survivre, il n’est pas recommandé de s’apitoyer sur son sort.
Il stoppe sa motoneige pour faire un point sur la situation. Sa cabane se trouve à deux heures à pied. C’est beaucoup. Il est préconisé pour une personne seule de ne jamais s’éloigner à une distance supérieure à l’équivalent d’une heure de marche. Il regarde le ciel pour juger de l’avancée du jour, ses yeux n’ayant pas à monter bien haut. Deux heures, c’est exactement le temps qu’il estime lui rester avant qu’il ne fasse trop sombre pour continuer sa quête de nourriture. Passé ce délai, ce sera aux loups de commencer leur chasse. Mieux vaut alors ne pas être dans les parages. Si le jour est dangereux dans cet État septentrional d’Amérique, la nuit est clairement fatale. Certains pensent que ces carnassiers ont peur de l’homme, que le simple fait de sentir son odeur les fait fuir. C’est faux. Tous ceux qui côtoient ces animaux le savent.
Écoutant la prudence, il s’apprête à repartir lorsqu’il discerne vaguement une piste de caribou à quelques mètres sur le bas-côté. Il n’hésite pas une seconde, coupe son moteur et va examiner les traces de plus près, humant déjà les arômes de cuisson de son prochain repas…
Les odeurs s’estompent rapidement. Il n’y a rien. Les supposées empreintes n’en sont pas. Désappointé, il rejoint son véhicule quand, soudain, comme pour en rajouter davantage à sa détresse, la neige se met à tomber dru. Au rythme de chute de ses flocons, il ne lui faudra pas longtemps pour effacer toute piste de gibier. Il doit se rendre à l’évidence, sa chasse du jour restera improductive. Mieux vaut rentrer au plus vite et escompter un lendemain meilleur. Il enfourche sa motoneige et tire sur la corde de démarrage du moteur.
Rien. Pas d’allumage.
Il essaie une deuxième, puis une troisième fois, tente encore et encore de remettre son véhicule en marche, espérant que son insistance finisse par payer… En vain.
L’évidence s’impose : il ne s’agit pas d’un simple caprice mécanique. Pas cette fois tout du moins. Il joue décidément de malchance.
Si les conditions étaient ordinaires, il entreprendrait une réparation, mais là, avec le froid pénétrant et le crâne endolori, ce serait un pari téméraire. Ceux qui prennent des risques dans une contrée aussi hostile finissent tôt ou tard par le payer.
Stoppant net ses tergiversations, il opte pour un retour à pied. Il en a tout juste le temps.
§
Après deux heures de marche, c’est désormais un tambourinement qui le fait atrocement souffrir de la tête. Est-il sur le bon chemin ? Se peut-il qu’il soit passé tout près de sa cabane, il y a quelques minutes, sans la voir ? Il s’interroge sur l’à-propos de faire demi-tour, pour s’en assurer, lorsque, tout à coup, un hurlement retentit, tel un écho dans le lointain.
Un loup ! C’était à redouter.
Cet animal chassant rarement seul, ne serait-ce pas l’appel de l’un d’eux pour rameuter ses congénères ?
Effrayé à cette idée, il se met à courir. Ce n’est pas recommandé en présence de loups, cela réveille leur instinct de prédateur. Mais là, avec l’obscurité qui s’épaissit, qui ne filerait pas ? Sans oublier la faim, qui a déjà dû flatter ce légendaire instinct qui cultive si bien l’image de ces canidés. Dans un quart d’heure, tout au plus, la pénombre qui lui permet encore de distinguer la silhouette des arbres laissera sa place à une nuit noire. À ce moment-là, la probabilité d’en réchapper se réduira foncièrement.
Conscient de la gravité de la situation, il accélère autant qu’il en est capable. Et sa tête ! Il a l’impression de la frapper violemment contre un mur chaque fois qu’il touche le sol.
Les minutes s’écoulent vite. Bien plus qu’il ne l’aurait souhaité. Il ne doute plus un seul instant que c’est désormais une meute de limiers qui est lancée à ses trousses. Sa respiration bruyante ne parvient plus à couvrir le son des aboiements qui se rapprochent dramatiquement de lui. Il se retourne et voit deux yeux qui brillent dans la nuit, qui s’est abattue pour de bon à présent. Sentant sa fin plus imminente que jamais, il comprend qu’il ne lui reste plus qu’une carte à jouer : il saisit son fusil, porté en bandoulière, et se prépare à tirer. Un proverbe prétend que les loups ne se mangent pas entre eux. On lui a toujours soutenu que, même au sens propre, c’est un fait indiscutable. Mais là, avec la faim, qui touche sûrement aussi ces carnivores, l’instinct de survie ne pourrait-il pas l’emporter sur tout autre ? Il faudrait en abattre un ! Un seul suffirait. Ces semblables le dévoreraient peut-être. Ou alors ? Atteindre le mâle alpha ne pourrait-il pas provoquer une désorganisation de la meute ?
Dans un cas comme dans l’autre, il ne doit pas rater sa cible.
Il arme son fusil, avec peine tant le froid grippe à la fois ses articulations et la mécanique de la carabine, s’agenouille, vise les deux yeux qui se rapprochent de lui et tire.
Les yeux s’éteignent. Les aboiements s’arrêtent. La nuit s’installe.
§
Il se réveille.
La panique le saisit aussitôt. Se serait-il laissé submerger par la fatigue ? Comment a-t-il pu, avec les loups lancés à sa poursuite ? Mais… non, tout va bien. Il est en un seul morceau, allongé sur son lit, au chaud dans sa cabane. Depuis quand est-il là ? Il ne se rappelle pas y être rentré ! Peu importe, il est en sécurité et c’est tout ce qui compte. Quelques images lui reviennent en mémoire, l’infortune qui le frappait, sa fuite tandis qu’il était pourchassé par la meute, le coup de feu salvateur. Oui, il avait atteint le mâle alpha. Après ? Après… Tout est effacé. Il a dû reprendre sa course effrénée et s’évanouir une fois à l’abri, épuisé par la poursuite, le froid et son mal de crâne. Ce dernier a enfin cessé de le faire souffrir, remarque-t-il.
Dehors, le jour est déjà levé. Un bruit attire son attention. Quelqu’un entre. C’est Molly, sa voisine, des bûches de bois plein les bras. Pourquoi est-elle ici, à s’affairer comme elle le fait ? D’abord surprise, elle est vite heureuse de le voir éveillé. Elle s’approche de lui, lui demande comment il se sent. Elle a deux choses importantes à lui dire. La première, c’est qu’elle a trouvé ses restes du repas de la veille : des champignons du genre psilocybe, connus pour leur effet psychotrope. Elle l’interroge sur d’éventuelles hallucinations qu’il aurait pu avoir.
Non, la rassure-t-il, juste d’atroces maux de tête, qui ont heureusement disparu. Il raconte son aventure, sans rien omettre de la douleur, du froid et des loups, qui avaient projeté de faire de lui leur déjeuner. Il lui fait part de son infini soulagement, lorsqu’ils ont arrêté leur chasse, cessé leurs aboiements, et qu’il a vu s’éteindre les deux yeux, semblables à des phares de motoneige dans la nuit.
« Semblables à des phares de motoneige ? » répète machinalement sa voisine, devenant soudainement pâle. Lui se rappelle seulement qu’elle a deux choses importantes à lui dire. À ce propos, quelle est la deuxième ?
Préfigurant le drame, Molly adopte une voix chevrotante.
Après avoir trouvé par hasard son véhicule en panne, Emerson et Archer ont décidé, chacun sur leur motoneige, de se mettre à sa recherche.
Depuis, personne n’a eu de nouvelles d’Emerson…