MÉMOIRES AMNÉSIQUES - Myriam SALOMON-PONZO
PREMIÈRES PAGES
PRÉAMBULE
CATHERINE
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Un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’un cos- tume croisé gris clair, monta dans une Passat noire. Il portait une gourmette en or. Les poignets de che- mise étaient ornés de boutons de manchette du même métal précieux. Il avait chaussé des lunettes noires et rien chez lui ne dénotait une faute de goût. Cheveux légèrement empreints de gel pour garder un côté natu- rel, teint hâlé juste ce qu’il fallait, et des dents parfai- tement entretenues se découvrant sur un sourire reflé- tant un bien-être évident, il incarnait l’élégance.
La clé de contact actionnée, il fit tourner le volant avec grande facilité. La voiture sortit d’un garage sou- terrain d’immeuble appartenant à la résidence du Do- maine du Loup à Cagnes-sur-Mer.
Au mois de mai, certains arbres du parc étaient en fleurs et la tiédeur de l’air permit à notre homme de décapoter son véhicule tout en roulant au pas jusqu’au panneau indiquant un stop avant l’accès à la route principale.
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Le Domaine du Loup se situe sur une butte à un ki- lomètre du littoral, en situation de retrait par rapport à l’hippodrome de la Côte d’Azur. Il comprend six bâ- timents, dont quelques-uns de onze étages et d’autres, seulement de six ou sept. L’homme à la Passat habitait au onzième étage de l’un de ceux érigés au fond de la résidence. Il possédait une terrasse avec vue impre- nable sur le parcours hippique et la Méditerranée.
L’homme salua d’un sourire le gardien de barrière qui lui rendit sa politesse. La barrière franchie, il bran- cha un mp3 qui diffusa en sourdine de la musique classique. Ainsi coupé de l’extérieur dans l’habitacle calfeutré, il se concentra sur sa conduite, nullement préoccupé par quoi que ce soit d’autre.
Le véhicule se dirigea vers la gare ferroviaire de Cagnes-sur-Mer. Il passa deux feux verts, puis tourna à gauche, le long de l’école primaire Daudet. Après cinq cents mètres, il traversa un rond-point et remon- ta la pénétrante en direction de la ville de Vence.
Arrivé à un autre carrefour, le jeune homme prit à nouveau la route de gauche qui le conduisit, à peine cinq minutes plus tard, au village de La Colle sur Loup qu’il contourna pour rester sur la même dépar- tementale menant à Saint-Paul de Vence.
L’ancien bourg apparut sur un ciel bleu azur, vierge de nuage. Son clocher caractéristique s’élevait comme une sentinelle à l’arrière des remparts et des premières maisons qui font face au panorama magnifique où scintille, dans le lointain, la Grande Bleue.
Le conducteur consulta sa montre, un modèle ancien 6
de Jaeger-Lecoultre muni d’un bracelet d’origine en lézard. Bien qu’il sût qu’elle indiquait l’heure exacte, étant automatique, l’homme vérifia l’horloge de la Passat. Il était sept heures quarante. « C’est bon, j’au- rai cinq minutes d’avance. Le boss aime ça. J’espère que les deux nigauds seront là aussi, histoire que je n’aie pas à tout leur répéter. » Il passa le panneau de la commune de Saint-Paul et emprunta le chemin des Gardettes qui mène à la Fondation Maeght dont le parking était désert.
L’homme continua à rouler. En retrait du village tou- ristique, il accéda au quartier des Hauts de Saint Paul constitué de maisons luxueuses ceintes de murs de deux mètres, de caméras de surveillance et de portails larges et hauts protégeant leurs occupants de toute in- discrétion, certaines d’entre-elles ayant appartenues à quelques célébrités du cinéma américain ou allemand comme Roger Moore ou Curd Jurgens.
La Passat stoppa devant un large ventail noir en mé- tal plein, empêchant la vue de la propriété à laquelle il donnait accès.
L’homme saisit son smartphone et envoya un SMS. Après quelques secondes, le portail s’ouvrit automa- tiquement pour se refermer dès que l’automobile eut franchi le seuil.
Un gardien en costume et lunettes sombres se tenait derrière un des piliers imposants. Il parla dans un tal- kie-walkie :
— Il est arrivé.
Les deux hommes ne se saluèrent pas, comme
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s’ils n’étaient pas du même rang social. D’ailleurs, l’homme de la Passat ne jeta même pas un coup oeil à l’autre. Il parcourut une allée recouverte de gravier qui serpentait parmi des pins maritimes et autres essences méditerranéennes. Les parterres de fleurs étaient im- peccablement tenus.
« Ça rapporte la chirurgie ! »
Ce n’était pas la première fois qu’il venait, mais la majesté des lieux lui faisait toujours cet effet-là. « Avec un peu de chance, bientôt, j’aurai un minidomaine comme celui-ci pour moi tout seul ! »
Il chassa rapidement ses réflexions, car il arrivait de- vant le bâtiment principal. Un voiturier vint prendre la Passat pour la garer à l’arrière de la maison.
Templar, puisque c’est le nom de notre homme, monta la volée de cinq marches en deux enjambées, tout en réajustant ses manchettes.
Un autre employé, vêtu comme le gardien, à tel point qu’on aurait pu les prendre pour des jumeaux, lui indiqua d’un mouvement de tête, la direction à prendre pour se rendre sur la terrasse, au bord de la piscine à déversement.
Templar saisit de suite et sans prononcer un mot, s’y rendit.
— Templar ! Comme je vous reconnais là ! Toujours un peu en avance ! Un café ?
— Avec plaisir.
— Servez-vous, notre hôte n’arrivera que dans un quart d’heure. Le café froid, ce n’est pas bon. Il y en aura d’autre pour lui. Prenez ce qui vous fait envie.
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Une petite table en fer forgé était ornée de sets cou- leur lie-de-vin. Trois tasses à café, une cafetière pleine, un sucrier en argent, avec sa pince assortie, et une cor- beille contenant des morceaux de pain grillé ainsi que des croissants, y étaient disposés. Templar prit place sur l’une des chaises en adoptant une posture droite.
Son interlocuteur était en tenue sportive de luxe : polo, pantalon, baskets en cuir, le tout de la même blancheur immaculée et de l’unique marque Lacoste.
Wayne était un chirurgien de grande renommée. Aussi loin que Templar avait pu se remémorer, il n’avait jamais entendu personne l’appeler par son pré- nom. De ce fait, il l’ignorait.
Wayne arborait toujours en public une façade char- meuse et avenante. Cependant, ceux qui le connais- saient, comme Templar, savaient que sous cet aspect aimable et enjôleur, sourdait un être froid, calculateur et cruel.
Un bref instant, Templar convint secrètement que l’image du crocodile convenait parfaitement au boss. Il s’interrogea sur les manières qu’il pouvait avoir dans l’intimité, notamment avec sa femme. Il l’avait vue une seule fois, de façon très brève, mais suffisamment pour s’apercevoir qu’elle était fort séduisante et même plus encore, avec beaucoup de grâce.
Templar se demanda également, quelle lessive pou- vait bien conserver cet éclat aux vêtements du boss, puis il prit conscience de sa bêtise en se disant qu’un homme possédant une telle habitation ne pouvait qu’avoir un blanchisseur.
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— Quelle magnifique journée ! s’exclama Wayne.
Templar ne répondit pas de manière verbale, mais leva sa tasse de café en montrant l’horizon qui promet- tait une journée printanière des plus ensoleillée.
Pendant ce temps, Catherine Wayne, épouse du chirurgien, se préparait dans sa chambre devant une coiffeuse de style Empire, décorée d’un bouquet floral en marqueterie.
Catherine avait récemment acheté ce meuble chez un antiquaire de La Colle sur Loup. Elle en avait aimé la finesse du décor fait de nacre, de marbre et de cuivre.
Elle avait longuement hésité, encore peu habituée au nouveau standing que lui procuraient les revenus de son mari. Ce dernier avait insisté pour qu’elle se fasse plaisir. Stephen était si adorable avec elle. Elle sourit à son reflet dans le miroir, en se remémorant leur ren- contre.
Elle quittait le cinéma Rialto où elle venait de voir un film de Woody Allen en version originale. Ce jour-là, le nombre de spectateurs n’excédait pas une dizaine de personnes, car c’était la séance de matinée. Lorsqu’elle sortit, une grosse averse sévissait. Elle s’assit sur les marches abritées devant le cinéma pour patienter. Un homme fit pareil, installé à l’opposé à six mètres d’elle. Au bout d’un petit moment, ils se regardèrent et rirent bêtement, sans savoir vraiment pourquoi. Du coup, l’homme se leva et l’aborda.
— Je vois que, tout comme moi, vous n’aimez pas marcher sous la pluie.
— En effet, je déteste même cela. Ce n’est pas pour 10
rien que nous habitons la Côte d’Azur !
Tout doucement, l’intensité de l’ondée diminuait.
L’homme avait un léger accent américain, à moins que cela n’eût été une note britannique, Catherine hésitait encore quand il se prononça :
— Oh ! Pardonnez-moi, j’oublie l’essentiel : Stephen, Stephen Wayne ; américain. D’où mon petit accent.
— Oh enchantée ! Moi c’est Catherine Lambert. Française ET Niçoise !
La pluie cessa. Le soleil dardait à nouveau quelques rayons qui transformaient déjà l’eau répandue sur le goudron en petites volutes de brume qui disparais- saient à vingt centimètres au-dessus du sol.
D’un commun accord, ils partirent du côté de la Pro- menade des Anglais située à cinq cents mètres à pied. Finalement, ils passèrent plus de trois heures ensemble à parler de toutes sortes de sujets, ne pensant même pas à s’arrêter pour aller manger. Comme c’était un dimanche, tous deux ne travaillaient pas.
— Oh mon Dieu ! J’espère ne pas vous avoir retardé pour autre chose ? s’exclama Catherine en regardant sa montre qui indiquait quatorze heures.
— Pas le moins du monde ! Cela faisait même très longtemps que je n’avais pas passé un dimanche aussi agréable sans me soucier de l’heure. Wayne arbora un sourire tellement charmant que Catherine eut du mal à garder une attitude neutre et se dit intérieurement : « Ce type est totalement craquant ! »
— Si j’osais.... continua Stephen. — Oui, quoi ?
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« Allez dis-le ! » cria en son for intérieur la jeune femme.
— Eh bien, on pourrait se retrouver ici, si vous voulez dimanche prochain... À moins que vous ayez d’autres projets, bien sûr...
— .... Je.. Je ne sais pas. Pas vraiment... Faut que je regarde mon agenda... « Tu parles pauvre cruche, t’as rien de mieux à faire qu’à revoir ce gars ! »
— Le plus pratique c’est que je vous appelle, non ? Vous avez un téléphone ?
— Bien sûr !
Wayne énonça son numéro qu’elle nota dans un petit carnet bleu-turquoise, rangé au fond de son sac bandoulière.
Devant l’air amusé de Wayne, elle dit :
— Oui, je sais, ça fait rétro le carnet, mais j’ai déjà perdu mon portable et du coup, j’ai gardé l’habitude de noter tout en double. Elle brandit d’un air comique son calepin.
— Bonne précaution, en effet. Et bien, on se quitte ? —... Oui.
— Ne m’oubliez pas... Je n’ai pas votre téléphone
moi...
— Oh, ne le prenez pas mal surtout, mais je me mé-
fie un peu trop parfois. Le voulez-vous ?
— Non. J’ai confiance en vous.
Là-dessus, ils s’étaient quittés sans se retourner, ni
l’un ni l’autre.
Catherine termina sa toilette en mettant un collier
bon marché autour du cou, un de ceux qu’elle portait 12
avant de se marier. En effet, aujourd’hui, elle allait voir une ancienne collègue et amie de travail et n’aimait pas se parer de choses trop chères dans ce cas. Catherine avait un peu de mal à se comporter comme quelqu’un vivant dans une maison de cinq cents mètres carrés. Elle mettait un point d’honneur à se rappeler ses ra- cines modestes.
Même s’il avait été très facile de s’adapter à cette nou- velle vie – pour qui cela ne l’aurait-il pas été en n’ayant plus à avoir à se faire du souci pour tout ce qui est ma- tériel – elle voulait garder les pieds sur terre. Aussi, un mois à peine après son mariage avec Stephen, elle avait pris en main les affaires de la propriété concernant la décoration, le jardin, mais aussi les courses ménagères, tenant à jouer son rôle de maîtresse de maison de ma- nière très présente.
Elle désirait également faire profiter de sa position aux personnes démunies et projetait de monter une association pour envoyer des lycéens en voyages cultu- rels.
Avec ses amies, son plaisir était de leur apporter des chocolats ou des gourmandises des grands pâtissiers niçois ; notamment celles de chez Maître Pierre, rue Masséna, une des plus anciennes pâtisseries de la ville dont le bâtiment a été construit en 1913. Elle a été baptisée ainsi suite à son acquisition par Pierre Ansel- mi en 1978. Aujourd’hui, ce sont ses fils qui ont repris l’affaire.
Catherine enfila une robe blanche en lin et des san- dalettes plates argentées avec des perles ambrées. À
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la dernière minute, elle mit ses papiers dans un sac de plage en tissu marron clair. Puis, elle passa par la cuisine pour y prendre une miniglacière dans laquelle étaient disposées des mignardises Anselmi livrées le matin même. Elle en retira un opéra pour Stephen. Elle sortit de son sac à main un stylo élégant et écri- vit sur un post-it : « Régale-toi bien mon Amour ! » Elle replaça l’entremet dans le frigidaire en souriant et laissa un mot à l’attention du cuisinier sur la table centrale : « Merci de sortir le dessert de Monsieur pour midi. »
Avant de partir, Catherine vint à la rencontre de son mari sur la terrasse à une dizaine de mètres au bord de la piscine. Ce dernier l’aperçut et se dirigea vers elle.
— Je pars à la plage avec une amie.
— Bien. Passe une très bonne journée ma chérie. N’oublie pas ta prise de sang.
Wayne la prit tendrement par le dessous d’un coude et déposa un léger baiser sur sa joue gauche.
— J’y passe avant de remonter.
Sur ce, elle s’éloigna de sa démarche féline et Wayne rejoignit les hommes d’affaires. Au moment où il rega- gna la piscine, il croisa le jeune homme de trente ans, Templar, qui partait discrétement en direction de sa voiture. Ils échangèrent un regard complice comme si Templar disait à Wayne : « C’est bon, j’y vais ! »
— Elle ne se doute de rien ? demanda un homme mince, au fort accent russe, à Wayne.
— Non. Aucunement. Elle est sous contrôle. — Toujours des maux de tête ?
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— Oui. Mais nulle chose qui ne puisse l’alarmer.
— Vous semblez sûr de vous, Wayne... Comment pouvez-vous savoir de façon certaine qu’elle ne se doute de rien ?
— Vous ne me faites pas confiance ?
L’autre marqua un silence de mort.
— Sachez Wayne, que ce mot m’est inconnu. Par-
ticulièrement sur cette opération. Il lança un regard glacial à son hôte. Ce dernier fut légèrement décon- tenancé, l’espace d’un millième de seconde, ce qui n’échappa cependant pas au Russe, entraîné depuis de longues années à sonder les arrières-pensées de ses interlocuteurs.
— Un bain matinal ? invita Wayne, d’un mouve- ment de bras vers la piscine.
— Merci. Une autre fois peut-être. Les affaires n’at- tendent pas.
Wayne claqua des doigts et un des sbires s’empressa de prévenir le garagiste par talkie-walkie, pour avancer la limousine du Grand Patron. Ce dernier leva une main nonchalante.
— Inutile, je connais le chemin.
Wayne s’effaça avec un rictus complaisant.
À peine entré dans le véhicule noir de luxe, une
conversation débuta.
— Se méfie-t-il ? demanda un homme corpulent qui
attendait assis à l’arrière, tout en sirotant un whisky. — Non.
— En êtes-vous sûr ?
— À votre avis, pourquoi avons-nous choisi Wayne ?
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L’homme obèse hésita un instant :
— Parce qu’il est chirurgien, compétent, ambitieux et gourmand ?
— D’autres médecins pouvaient répondre à ces critères. Non, je vais vous dire pourquoi nous avons choisi Wayne. Bien sûr, parce qu’il possède les attri- buts que vous avez cités et qui étaient indispensables évidemment à notre réussite. Mais le facteur essentiel pour un succès total de l’opération est le caractère dé- mesurément prétentieux de Wayne.
Son interlocuteur sourit cruellement. L’autre pour- suivit :
— Wayne croit manipuler sans savoir qu’il l’est lui- même. Il est si arrogant et a une telle opinion de sa personne que jamais cette probabilité ne l’effleurera.
— J’espère que vous ne vous trompez pas...
Puis il changea de sujet :
— Qu’en est-il du sujet phare ?
— Il subit des examens en ce moment même.
— Bien. Combien de temps avant mon entretien en
Suisse ?
L’autre regarda sa montre.
— Cinq heures Monsieur.
— Alors en route !
Le Russe tapota la vitre du chauffeur avec sa canne.
Ce dernier démarra aussitôt.
Trente minutes plus tard, ils étaient sur le tarmac de
l’aéroport de Nice. La limousine glissa doucement vers un jet privé dont les escaliers d’accès étaient dépliés.
Une Eurasienne, d’environ vingt ans, tailleur serré 16
saumon clair, chignon tenu dans un filet retenant sa chevelure sombre, attendait près de la première marche. Avant de sortir du véhicule, l’homme russe prit un papier et nota six chiffres.
— Quand il sera temps, déclenchez cette combinai- son.
— Compris.
Nul autre mot ne fut prononcé et les deux hommes se séparèrent.
La femme aux yeux bridés d’un vert de jade accueillit chaleureusement son patron.
— Bonjour Monsieur ! Monsieur a-t-il déjeuné ? J’ai préparé votre thé préféré.
Le Russe ne se donna pas la peine de répondre et lui tendit son attaché-case qu’elle prit sans piper mot, conservant un air naturel tout en lui emboîtant le pas le sourire aux lèvres.
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Catherine se rendit dans le garage personnel de leur villa de Saint-Paul où étaient parquées sa Cooper blanche et la Jaguar bleu-marine de Stephen. Cathe- rine avait expressément formulé le désir de sortir elle- même sa voiture, sans avoir recours à leur employé attitré à cet effet.
Stephen lui avait offert la Cooper pour son anniver- saire en janvier. Cela lui avait semblé vraiment exces- sif, mais Stephen ne comptait jamais pour les cadeaux qu’il lui faisait. Catherine s’était sentie gênée à la vue
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du véhicule de luxe, puis avait ri. Cependant, elle avait voulu garder sa petite panda 4x4 couleur vanille pour ses déplacements entre amies. Et puis disait-elle :
— Cela attire moins l’attention des voleurs et pour aller à la plage, c’est largement suffisant !
Sur ce point, Stephen lui avait suggéré de fréquen- ter les espaces privés, puisqu’elle pouvait se le per- mettre désormais. C’était d’ailleurs ce qu’ils faisaient lorsqu’ils sortaient ensemble. Stephen aimait la plage du Majestic à Cannes. Mais Catherine avait besoin de sa liberté et continuait à aller dans les endroits publics qu’elle trouvait bien moins guindés et plus agréables. Chose qu’elle s’était gardée de dire à Stephen pour ne pas le froisser. C’était un tout petit mensonge, pas très grave à ses yeux et cela évitait bien des discussions sur un sujet que Stephen ne pouvait pas comprendre. Il vivait depuis si longtemps dans le luxe et la démesure qu’il ne connaissait plus la simplicité.
Quelquefois, Catherine arrivait à l’emmener dans des restaurants modestes ou des lieux vides de foule et d’attraits confortables au sens où l’entendait Stephen.
Ce dernier acceptait ce petit jeu, comme il disait, pour faire plaisir à Catherine, même si elle sentait bien qu’il n’était pas toujours à son aise. Elle appréciait le fait qu’il fasse cet effort pour elle.
Catherine traversa le garage en caressant du bout des doigts la Cooper : « Ce n’est pas toi qui sors au- jourd’hui ! »
Elle ouvrit une porte intermédiaire et se retrouva dans une seconde remise plus petite où se trouvait la
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Panda. Elle n’osait l’avouer à Stephen, mais lorsqu’elle la conduisait, elle ressentait un coup de jeune, bien qu’elle n’ait que trente-cinq ans et soit très belle avec sa chevelure blonde et ses boucles naturelles qui retom- baient sur ses épaules, la taille fine sans être de guêpe, des jambes élancées et des seins pommelés biens sou- tenus d’un joli quatre-vingt-dix. Elle n’arrivait pas à expliquer cette sensation, qu’en prenant son ancien véhicule, une bouffée d’air frais la submergeait.
« Comme au bon vieux temps » se surprenait-elle souvent à penser. Ce sentiment étrange l’étonnait d’autant plus, qu’elle était très amoureuse de Stephen et que sa nouvelle vie lui convenait tout de même en grande partie.
Mais depuis quelques semaines, Stephen était deve- nu un peu agressif et tendu. Or, Catherine ne l’avait encore jamais vu sous cet aspect. Cela l’avait mise dans un état de doute qui l’angoissait, peu à peu davantage chaque jour.
Tout avait commencé dix jours auparavant, alors qu’il était au téléphone. Catherine était entrée dans son bureau sans prévenir et avait saisi quelques bribes de paroles assez confuses : « Ne vous inquiétez pas, j’ai la situation bien en main. Le sujet ne se doute absolu- ment de rien... Veuillez m’excuser, je dois raccrocher. Catherine ! Tu es splendide ce matin ! »
Wayne avait contourné le bureau à la vitesse de l’éclair, se dirigeant vers sa femme bras ouverts.
Catherine avait noté, à quel point, Stephen avait mis un certain empressement à mettre fin à sa discussion
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lors de son arrivée.
— Ce n’était pas la peine de raccrocher Chéri, je
pouvais bien attendre quelques minutes.
— Oh, je n’aime pas t’ennuyer avec mon métier. Tu
sais, c’est si peu agréable...
— De quel genre d’opération s’agit-il cette fois ?
— C’est... compliqué... Je préfère ne pas en parler... — Tu sais, je suis ta femme, tu peux tout me confier... — Cesse de poser des questions pour lesquelles tu
n’entendrais rien aux réponses ! avait subitement dit, de manière glaciale, Wayne en se dégageant de l’étreinte de Catherine.
La jeune femme était restée interdite. Wayne s’était ravisé aussitôt.
— Oh je suis désolé mon amour ! Viens ! Il l’avait prise dans ses bras le plus affectueusement possible. Ne m’en veux pas, s’il te plaît. Ce boulot est si stressant... Mais je l’aime, tu comprends. Tous les jours, nous sau- vons des vies... Seulement, parfois, nous échouons... Dans ce cas-là, rien n’est sûr. C’est pour cela que je suis un peu ailleurs ces jours-ci.
Et en lui caressant la joue de l’index, il avait ajouté :
— Je ne voudrais pour rien au monde gâcher ce joli sourire.
Catherine était restée muette, encore sous le choc de la transformation soudaine de son époux.
— Que dirais-tu d’aller boire un verre sur la plage ce soir, les pieds dans l’eau ? Juste toi, moi et les vagues.
Catherine s’était calmée un peu, bien qu’encore un peu effrayée.
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Elle s’était redressée et avait tenté d’oublier ce fâ- cheux épisode, du moins en apparence.
— Oui. C’est une excellente idée ! Je vais même dire au cuisinier de nous préparer un pique-nique. Bon, je te laisse travailler, je n’aurais jamais dû te déranger.
— Ce n’est rien. À ce soir.
Il avait semblé à Catherine que son sourire était em- preint d’un poison dont elle ne connaissait l’origine et qui l’avait remplie d’effroi. Elle s’était appliquée à marcher normalement vers la porte pour partir et avait lancé un dernier regard langoureux à Wayne avant de refermer et de se laisser aller à la peur.
La peur. C’était bien elle qui l’avait envahie quand Wayne avait changé de ton et l’avait regardée si dure- ment qu’elle aurait pu croire qu’il était possédé tant elle avait eu, en face d’elle, un homme si différent de celui qu’elle avait épousé.
Mais qui avait-elle épousé justement ?
Les choses s’étaient passées si vite. En six mois, elle avait rencontré Stephen au Rialto de Nice, un dimanche, l’avait revu six fois et il lui avait fait sa demande. Sans même réfléchir, au grand dam de sa mère, elle avait accepté. Depuis, tout s’était déroulé comme dans un rêve et aucune question n’était venue s’interposer dans ses réflexions.
Or, à cet instant précis, Catherine s’était mise à s’interroger sur la réelle nature de Stephen et sur ses mystérieuses rencontres au bord de la piscine avec ces hommes aux accents russes.
Catherine, tout en repensant à la scène du téléphone, 21
démarra la Panda et actionna le boîtier qui comman- dait le système automatique du garage. Elle sortit tout doucement et descendit l’allée jusqu’au grand portail opaque noir qui s’ouvrit, avant même qu’elle ne se soit arrêtée devant ; ce qui lui donna l’impression désa- gréable d’être espionnée. Elle jeta un oeil dans le rétro- viseur : personne.