LES FRUITS DE L'AUTOMNE - Monique LE DANTEC
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QUAI DES CÉLESTINS
Comme d’habitude, j’escalade les marches quatre à quatre, puis, arrivée au deuxième étage, je sonne à la porte de droite. Une fois, deux fois. Pas de réponse.
Un malaise indéfinissable commence à me gagner. Ma mère est toujours là quand je rentre le soir du travail. Puis, tout à coup, je me souviens. Nous sommes le premier vendredi du mois! En vertu d’une longue habitude, elle rend visite à sa belle-soeur Lucienne qui habite sur les bords de Marne. Elle prend le train gare de la Bastille à un quart d’heure de marche de chez nous, direction Boissy-Saint-Léger et descend à La Varenne-Saint-Hilaire. Elle y reste dormir et revient le lende- main dans la matinée.
Avec un sourire qui renaît — toujours cette indéfinissable crainte qu’il lui arrive quelque chose quand je m’absente —, je fouille maladroitement dans mon sac à main à la recherche des clés. Introuvables. Je m’impatiente. Dans l’obscurité exaspé- rante du palier — je me demande à quel moment la concierge va se décider à remplacer l’ampoule grillée du plafonnier —, ma sacoche tombe à terre et tout son contenu se répand.
Il est vrai que je manifeste une certaine nervosité quand elle sort. Après six mois d’une maladie pendant laquelle j’ai failli la perdre il y a quelques années, une sourde inquiétude me ronge depuis cette période. Soupçon de cancer qui heureusement
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ne s’est pas confirmé, mais infection gravissime ayant laissé des traces indélébiles. Plus dans mon esprit que dans le sien, à dire vrai. Car elle semble avoir totalement effacé ces mauvais moments. Du moins, elle n’en parle jamais et s’enferme dans le mutisme quand, d’aventure, j’aborde le sujet.
Sans doute qu’à dix-sept ans, je n’étais pas préparée à affron- ter la froidure des établissements hospitaliers, à errer de service en service au gré des diagnostics souvent contradictoires des médecins, à la voir quotidiennement se liquéfier à cause d’une bactérie destructrice non identifiée, à constater qu’elle fondait à vue d’oeil sans rien pouvoir faire pour la soulager.
D’ailleurs, la première fois que j’ai pris conscience qu’elle al- lait mourir, c’était en pleine nuit. Nous avions passé la journée à l’hôpital des Diaconesses, derrière la place de la Nation, le professeur qui la suivait tergiversait sur le traitement à suivre. Je me suis réveillée en sursaut, baignant dans une sueur gla- cée. L’évidence m’a terrassée, cette possibilité terrible que la Camarde puisse frapper n’importe qui n’importe quand.
Elle avait beau me répéter qu’ayant eu une forme de choléra pendant la guerre — qu’elle avait réussi à surmonter et qu’elle en était plus à une épreuve près — je craignais qu’à tout mo- ment la maladie remporte le combat. Mais elle disait vrai, elle l’avait vaincue.
Une fois l’infection jugulée — je me souviendrai toujours du médecin qui avait dit d’un ton sinistre jouer sa dernière carte avec un tout nouvel antibiotique — elle s’était assez vite remise, avait repris du poids et retrouvé son allant. Mais elle avait gardé de cette époque-là un visage marqué, un regard serti d’ombres, et une multitude de cheveux blancs qui lui avait fait prendre dix ans d’un coup.
Le fracas de mes clés a attiré la voisine, qui entrouvre sa porte et jette un coup d’oeil circulaire sur le palier. Sa haute sil- houette revêche se découpe dans la lumière du corridor. Nous
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nous parlons peu, bonjour bonsoir et quelques mots sur la météo les jours fastes. Son inspection terminée, elle claque le battant en maugréant. J’ai enfin retrouvé mon trousseau, ca- ché dans la poche intérieure du sac. Je ramasse pêle-mêle mes affaires et pénètre dans l’appartement.
Au moment où je ferme, la voisine sort de nouveau, munie de son panier à provisions. Je l’entends descendre les escaliers, clopin-clopant. Sa canne noueuse martèle les marches comme un métronome. Une bonne odeur de pâtisserie s’échappe de sa cuisine. Ce qui attise ma faim d’un coup, car, ayant quelques emplettes à faire pendant l’heure du déjeuner, j’ai renoncé à me rendre au réfectoire avec les élèves.
La semaine est finie. Soupirant d’aise, je m’abandonne au confort d’un fauteuil, très vite rejointe par notre Zouzou, chatte au pelage noir et aux yeux d’or que nous avons depuis... mes dix ans, cadeau d’anniversaire, qui se met à ronronner sans vergogne sur mes genoux. Bientôt, une douce chaleur m’envahit. J’étouffe un bâillement de la main. Une lumière rasante pénètre par la fenêtre du séjour.
Malgré l’amour indéfectible qui me lie à ma mère, j’apprécie ces soirées que je passe seule de temps à autre.
J’ai gardé mon manteau et mes chaussures. L’air impérieux, elle grommellerait :
— Sylvie, prends les patins, déshabille-toi...
J’ôte enfin mes escarpins — achetés tout à l’heure, ils me font mal — qui atterrissent au milieu du salon dans un double claquement sec.
Paresseuse, je laisse errer mon regard sur les objets familiers et les meubles imposants dans lesquels je ne cesse de me cogner. Patiné par le temps, le buffet à deux corps séparés par une glace biseautée dans laquelle se reflète une rangée d’assiettes. La bibliothèque débordant de livres jaunis et de partitions de musique. Les murs flanqués d’étagères installées dans tous les
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espaces libres. Le guéridon surmonté d’un vase chinois où s’épanouit une gerbe de roses-thé, fleurs préférées de ma mère. Son fauteuil, désormais sentinelle devant le petit écran... Ce lieu respire la sérénité d’une autre époque, un peu désuète, immuable. Je n’en ai pas connu d’autres.
La télévision ! Nous avons mis des années avant de nous dé- cider à l’acheter. Ma tante, elle, l’a eue à ses débuts et nous vantait ses qualités avec foule de détails élogieux. Mais nous n’étions guère convaincues de sa nécessité. Je me souviens, quand je séjournais chez elle pendant les vacances, les longues minutes d’attente matérialisées par une pendule en forme de spirale, la présentatrice dont on ne voyait que le buste, la vie en noir et blanc quand du moins elle voulait bien apparaître sur les ondes sans zébrures, et l’arrivée de la couleur sur la pre- mière chaîne qui nous avait fait hurler d’horreur tant elle était factice. Par contre, j’avais regardé avec surprise et amusement le couronnement de la reine d’Angleterre! J’avoue que j’étais restée figée devant l’écran, comme ma tante, pendant tout le déroulement de la cérémonie. La voix enthousiaste de Léon Zitrone résonne encore à mes oreilles !
Mais cette nouveauté n’était pas faite pour nous. Rien ne pouvait remplacer les piles de livres que nous dévorions quoti- diennement et qui tapissaient les murs du salon.
Puis, juste avant Noël dernier, ma mère, sans doute vexée par une ultime réflexion de Lucienne lui reprochant son absence de modernité, s’était rendue au magasin Pathé-Marconi de la rue de Rivoli et s’était fait livrer un superbe téléviseur en teck aux formes arrondies. Je souris encore à l’évocation de nos premières heures devant l’écran, à mi-chemin entre le manque d’intérêt et le désir de paraître au goût du jour, du moins vis- à-vis de la famille.
Nos premières semaines n’ont guère été constantes, je dois l’avouer, exception faite pour les informations sur lesquelles
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nous daignions jeter un coup d’oeil de temps à autre.
Mais pour les longs métrages, notre cinéma de quartier, à côté du métro Saint-Paul, gardait indiscutablement notre pré- férence. Même si nous ne réussissions pas toujours à nous dis- traire comme nous le souhaitions. Rien qu’à penser à notre dernier film « Le gendarme de Saint-Tropez », je ris encore au souvenir de la chape d’agacement qui s’était abattue sur nous. Ces comédies n’étaient vraiment pas pour nous, et je n’avais pas arrêté de bâiller pendant toute la séance. Quant à ma mère, elle s’était carrément endormie au bout d’un quart d’heure. Heureusement, ce genre de mésaventure était exceptionnel. Le cinéma éveille toujours en nous des émotions particulières. Cela a été longtemps une vraie sortie. Les informations, le dessin animé ou le documentaire, l’entracte pendant lequel se
produisait un artiste de variété, puis le film.
Une anecdote me revient et me fait sourire. Maman, sortant
de la projection de « Lawrence d’Arabie » avait mille étincelles dans le regard. Son cœur avait pris feu et flamme pour Omar Sharif pendant quelques heures! Je la taquine souvent à ce sujet, la traitant de midinette sentimentale.
N’ayant pas plus de courage que tout à l’heure, j’allume le poste au passage qui ne présente pour l’instant que le sigle entrelacé de l’ORTF figé au milieu de l’écran. Je ne me sou- viens pas à quelle heure commencent les programmes. Mais c’est sans grande importance.
D’une lampe bleue posée sur une console dans l’entrée pro- vient une lumière très douce. Une vague odeur de cire d’abeille flotte encore dans l’air, mêlée à la fragrance des roses.
Dehors, la rumeur de la rue filtre à travers les fenêtres, dans un ton mineur, à peine audible. Roulements sourds de voi- tures, klaxons intermittents, et même une sirène de péniche, tout à fait exceptionnelle, à laquelle répond une autre plus feutrée, dans le lointain. Machinalement, mes ongles grattent
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les accoudoirs en cuir déjà tout rayés. D’un oeil critique, consciente de mes imperfections, j’examine mes mains, larges, puissantes, nerveuses aux ongles courts, brillant d’un vernis transparent, seul luxe que je m’autorise à leur égard. Rien de bien admirable.
Un soupir. Pas celles de pianiste tel qu’on pourrait les imaginer, et encore moins les rêver. Ma grande désolation. Le piano droit — oserais-je dire dans ses bottes ? — se trouve derrière moi, entre les deux fenêtres. C’est l’instrument omni- présent ici, maître et esclave, refuge et abîme tout à la fois. Mon rêve... le remplacer par un piano à queue, dès que j’en aurai la possibilité. Il faut dire que je m’exerce de longues heures par jour, dès l’aube jusqu’à mon départ à l’école et au retour jusqu’à l’heure du repas. Sans oublier les jours de congé où je joue du matin au soir pratiquement sans discontinuer. Heureusement, nous avons fait insonoriser le salon pour ne pas gêner les voisins !
Par association d’idées, sans doute, la pensée de mon père me vient à l’esprit. Musicien lui aussi — violoniste. Il est mort juste avant ma naissance. Aux dernières heures du front... Mes parents habitaient alors à Saint-Mandé. Il est enterré au cime- tière sud, but de nos promenades mensuelles.
Ma mère a déménagé à son décès pour s’installer quai des Célestins, au bord de la Seine, ni trop près, ni trop loin de celui qui a été l’homme de son existence. Du moins, de ce qu’on m’en a dit. C’est donc ici que nous avons traversé toutes les deux l’Occupation. Par contre, cette période, j’ai l’impres- sion de m’en souvenir parfaitement tant j’en ai entendu parler, ce qui n’est pas le cas, même si certains souvenirs remontent parfois à la surface. J’avais cinq ans à la Libération, c’est loin. Ma mère, je ne la connais que dans son statut de veuve, qu’elle porte comme un trophée. Maléfique ou bénéfique, j’ignore comment elle le ressent.
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Ce qui est certain, elle n’a jamais voulu en changer.
Pour en revenir à l’auteur de mes jours, Camille Legrand, sa photo trône en bonne place sur le buffet. Tenue de soirée, rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière et Stradiva- rius à la main. Les yeux — que je sais être bleu glacier, car le portrait est en noir et blanc — pleins d’orgueil triomphant, le visage auréolé d’un perpétuel sourire, les cheveux clairs un peu longs, coiffés à arrière, il représente l’archétype du musicien ou du chef d’orchestre ! Terriblement officiel.
Ma mère l’entoure d’une vénération singulière, aussi ostenta- toire que prévisible. Aucune gerbe n’est trop somptueuse pour fleurir sa tombe, aucun commentaire sur son talent n’est plus élogieux quand elle s’adresse aux amis. Mais, à moi, elle en parle peu et toujours avec une certaine réticence. Leur couple garde pour moi une aura mystérieuse que je ne veux en au- cun cas percer. J’aurais pu questionner ma tante à leur sujet, qu’elle me raconte leur vie d’avant-guerre, quels étaient leurs passions, leurs soucis, leurs joies, leurs peines... J’ignore tout de cette période. J’ose tout de même espérer que j’en ai été un élément majeur et heureux, quoique tardif! Fille unique née au bout de seize ans de mariage, il y a de quoi s’interro- ger. D’autant que je n’ai jamais entendu parler de stérilité qui aurait retardé la venue d’un enfant.
Mais je n’ai jamais abordé le sujet avec ma tante. Encore moins avec ma mère. Un jour, peut-être ? C’est leur histoire. À moi, elle ne m’appartient pas. La seule chose que je constate, je ressemble indiscutablement à l’auteur de mes jours !
Cheveux blonds filasses et raides, yeux bleus de glace, et même les majeurs légèrement courbes, une de ses caractéris- tiques, m’a confié une fois sa soeur. À ce sujet, je n’ai guère à me poser de questions superflues, je suis bien sa fille ! Réflexe automatique en repensant à lui je présume, je fais jouer mes doigts, simule un arpège dans l’air.
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Mes mains. Je leur parle souvent, avec des inflexions particu- lières, comme si elles étaient des personnes. Pour les féliciter le jour où elles ont obtenu le premier prix du Conservatoire de Paris. Pour les fustiger, quand elles ne traduisent pas comme je le voudrais l’oeuvre que je déchiffre. Mais surtout pour les remercier lorsqu’elles m’emportent dans les flots magiques de la musique.
Car là, j’aborde mon domaine. Tout ce qui a fait et fera ma vie. Les cours que j’ai suivis depuis l’âge de quatre ans, les dis- tinctions dont la plus honorifique qui nous a transportées de bonheur, ma mère et moi. Mon poste de professeur de solfège et de piano dans une école privée de Saint-Mandé — comme le hasard fait bien les choses parfois, le sempiternel retour aux sources —. Plus tard, peut-être, une carrière de concertiste? Trop tôt pour le dire maintenant. Mais trêve de rêverie...
Je secoue mes cheveux. Il y avait du vent aujourd’hui, glacial pour une fin mars. Je me lève d’un bond et pénètre dans ma chambre.
L’ameublement a été récemment changé. Cadeau qu’a ima- giné ma mère pour fêter mes vingt-cinq ans. Après de longues hésitations faites de désirs impulsifs et d’incertitudes chez les antiquaires et les magasins du faubourg Saint-Antoine, il en ressort un mélange de style un peu baroque. Un large lit très bas aux montants laqués blancs et à ses pieds une peau de tigre, présent d’un ambassadeur d’Afrique noire à mes parents. Ma mère me l’a remise avec solennité. Impossible de la jeter sans froisser sa susceptibilité. Et surtout sans déclencher une série de reproches devant mon manque de reconnaissance vis-à-vis d’un objet unique et original. Mais je la soupçonne d’avoir voulu s’en débarrasser... car il s’étalait avant dans le salon et elle trébuchait souvent dedans ! Une armoire en noyer très haute qui brille dans la pénombre. Une coiffeuse surmon- tée d’un miroir triptyque qui ne sert strictement à rien sauf à
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prendre de la place — je me maquille toujours dans la salle de bains —, mais à laquelle ma mère tenait absolument. Un paravent chinois noir aux incrustations de nacre. Un lustre à pendeloques de cristal. Une chambre disparate, mais dans laquelle je me sens bien.
J’ouvre la fenêtre. La brise gonfle les tentures de soie grège. C’est avec un plaisir sans cesse renouvelé que je m’accoude à la rambarde.
Paris, ma ville. Qui apparaît ce soir comme une dentelle de lumière sur le velours mat des ténèbres. Ou qui, selon les jours, se calfeutre dans un brouillard discret, jamais inquiétant.
Parcourant l’horizon du regard, de l’autre côté de la Seine au loin sur ma droite, la flèche de la cathédrale Notre-Dame dépasse des toits qui se découpent en clair-obscur sur le fond mauve du ciel. À mes pieds, bordé par les échoppes fermées des bouquinistes contre le parapet du fleuve, le quai des Célestins se profile sur toute sa longueur. Juste devant, le pont Marie enjambe la Seine, qui, encore grosse des dernières pluies, roule des eaux grises. La lune, qui apparaît par intermittence entre les nuages, éclaire la masse indistincte de l’île Saint-Louis. La beauté du lieu se prête mal à l’indifférence.
L’habitude ne m’a pas rendue aveugle au décor de ma vie. Cela me fait toujours sourire quand j’entends parfois des com- mentaires sur la difficulté d’y vivre. J’avoue que je n’y souscris pas. Le rythme perpétuellement agacé de la vie parisienne ne me gêne pas. Au contraire, c’est un plaisir sans cesse renouvelé que je m’y promène, découvrant de nouvelles rues ou des petits quartiers dans lesquels mes pas ne m’ont pas encore conduite.
Cette ville bruisse de mille voix. Il est pour moi le chant du monde. Ce soir, la brise charrie des odeurs de fumée, des cris d’oiseaux et le ronronnement sourd de la circulation. En bas — nous occupons le deuxième étage de l’immeuble —, le fleuriste commence à ranger ses plantes exposées dehors. Il
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avait sorti les tulipes aujourd’hui pour la première fois. J’en ai acheté un bouquet avant de monter chez nous, jaune et orange, que j’ai déposé dans l’évier. Je dois les mettre dans l’eau sans tarder. J’aime cette fleur.
Quand j’étais très jeune, ma mère me disait que j’étais née dans une tulipe rouge, exceptionnelle de beauté et de grandeur, qui avait poussé dans le jardin de mon grand-père paternel, à Villiers-sur-Marne. Examinant les corolles avec attention, j’avais toujours douté de la véracité de ses affirmations. Par contre, les choux auraient bien fait mon affaire ! Un réceptacle idéal pour la venue d’un petit frère. Combien en ai-je arraché de feuilles, au grand dam de Pépé, pour vérifier si d’aventure, un nourrisson n’y serait pas trouvé ? Je n’en demandais pas un grand, juste un minuscule, que j’aurais gardé avec moi tout le temps. Il n’aurait pas vieilli, et serait resté sous ma protection en permanence.
Mais il a bien fallu que je renonce à l’idée d’avoir ce petit frère tant désiré. J’en ai éprouvé beaucoup de tristesse qui a perduré jusqu’à mon entrée à l’école primaire. Par contre, ensuite, j’ai assumé ce statut de fille unique sans problème. Plutôt farouche, j’ignore l’ennui. C’est d’ailleurs en général quand je suis en société qu’il m’arrive de trouver le temps long, et de regretter mes heures de solitude.
L’air est frisquet et pique le visage. On est aux prémices du printemps. Les bourgeons des platanes pointent le bout de leur nez. Quelques premières feuilles naissantes miroitent dans le crépuscule. Soudain frissonnante, je referme la fenêtre d’un geste brusque.
Je suis lasse. Les élèves ont été insupportables toute la se- maine. L’approche des vacances de Pâques qui les excite sans doute. Pourtant, le cours de musique devrait les calmer. Mais au contraire, j’ai le sentiment qu’elles viennent se défouler pendant l’heure où je m’évertue à leur apprendre les arcanes
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du solfège, et leur transmettre un semblant de connaissances eurythmiques. Certaines sont réceptives. Pour celles-là, j’in- cite les parents, quand je les rencontre à la remise des prix annuelle, à inscrire leur fille dans des écoles spécialisées, avec le Conservatoire de Paris pour objectif. Mais certaines sont tota- lement réfractaires à ces activités, n’y voyant là qu’un passe- temps amusant et somme toute sans grand intérêt.
D’un pas nonchalant, j’entre dans la salle de bains. J’ouvre le robinet de la baignoire et jette en pluie une poignée de sels roses. Pendant que l’eau coule, le miroir me reflète la silhouette d’une jeune femme mince, de taille moyenne. Mes cheveux blond cendré, raides et longs jusqu’au milieu du dos, coiffés en général en queue de cheval ou en chignon, n’adoucissent guère une face aux traits fins, au front haut, au regard bleu et volontaire. Mais avec une ombre secrète au fond des prunelles, me dit-on parfois. Quand j’étais enfant, Maman m’affirmait que j’avais un visage d’ange. Je crois qu’elle prenait ses désirs pour la réalité !
Ma toilette terminée, j’enfile un blue-jean et un pull-over noir à col roulé. Mes cheveux mouillés gouttent encore dans mon cou. Je les enveloppe d’une serviette que j’échafaude au- dessus du crâne. La pourpre aux joues, je vais voir dans la cuisine ce que ma mère a préparé. Avant de s’absenter, elle fait toujours le plein de provisions. Je pourrais soutenir un siège pendant des jours. Après la guerre, une frénésie d’achats non assouvie l’a saisie. On trouve de tout dans les placards. Paquets de pâtes, de sucre, de café, d’huile, boîtes de conserves que l’on n’ouvre jamais car on n’aime pas beaucoup, des savons, des détergents, des bougies, des bouts de ficelle, et même de la soude en cristaux qu’on n’utilise plus depuis des lustres. Rien ne manque. Plus d’une fois, j’ai failli tout jeter. Ma mère s’y est opposée avec violence, arguant que cela pouvait toujours servir.
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Je n’ai pas envie de cuisiner pour moi seule et me prépare un énorme sandwich au poulet froid accompagné d’un verre de lait et d’une orange. Le tout posé sur un plateau, je m’installe devant la télévision.
Face au petit écran gris dont l’espace est entièrement occu- pé par le visage du présentateur, j’écoute à nouveau le récit du meurtre de Malcom X qui a eu lieu récemment à New York. Quelques phrases hachées, dures, dessinent une vie. Des images le montrent exhortant la foule, opérant sur elle une fascination singulière qui m’émeut. Sa fille de six ans exprime avec candeur son chagrin à travers une lettre que le commen- tateur lit, la voix sombre : « Cher papa, je t’aime tant, mon Dieu, mon Dieu, comme je voudrais que tu ne sois pas mort. » Il était venu en France l’an dernier et tous les médias s’étaient fait écho de son combat. Mais le début de l’année 1965 lui a été fatal, il bousculait trop les idées reçues.
Puis, sans transition, les images s’enchaînent sur le débar- quement des Marines au Sud-Vietman. La guerre. Toujours. Partout. La folie des hommes.
Exaspérée, j’éteins le poste.
J’attrape sur une étagère de la bibliothèque le livre que j’ai acheté la semaine passée, « L’État sauvage » de Georges Conchon, le dernier Goncourt. Lovée au fond du fauteuil, un pouf sous les pieds, je m’essaie à la lecture, commençant par la quatrième de couverture, car j’ai pris le livre au hasard sans la consulter, et je n’ai aucune idée du sujet.
« 1960, une jeune république africaine. Malgré la décoloni- sation, un certain Gravenoire poursuit ses trafics. Un homme intègre se dresse, Patric Doumbé, ministre de la Santé. Mais son franc-parler lui attire de solides inimitiés parmi ses col- lègues et au sein de la communauté blanche, depuis qu’il vit avec Laurence, ex-maîtresse de Gravenoire ». Tout cela semble intéressant, confirmé par les premières dizaines de pages.
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