LE FLEURISTE - Jacques ROCHE
LES PREMIÈRES PAGES
1. 22 JUILLET 2014
Franck portait à bout de bras son petit-fils Dicky. Plus il le levait
haut, plus ce dernier rigolait de son rire d'enfant innocent, à
qui on peut tout pardonner, à qui on veut tout donner… Sophie, la
mère de Dicky, faisait mine d'être plongée dans son magazine mais
les observait, d'un air reposé, serein… alors que sa vie ne reflétait
pas la totale sérénité ! Franck l'avait perçu à leur arrivée il y a trois
jours, mais ne lui avait posé aucune question embarrassante ; lui,
voulait profiter de ces moments simples, spontanés de la vie et que
cela soit réciproque.
Sophie se demandait qui arrêterait le jeu le premier mais
n'avait parié sur aucun des deux car malgré leurs quarante deux ans
d'écart, ces deux-là se sentaient tellement bien ensemble, que
même un tremblement de terre ne les aurait pas interrompus…
Il fallut donc l'intervention d'une tierce personne pour
stopper ces mouvements d'avion, d'hélicoptère, de décollage de
fusée ; le vibreur du portable de Franck le fit revenir à la tour de
contrôle, mais il prit tout de même son temps… QUI osait
intervenir entre lui et Dicky ce vendredi soir à 21h40 alors que tout
le poste savait qu'il était en congé… Et s’il y avait quelqu'un qu'il
ne fallait pas déranger dans ces moments-là, c'était bien Franck
Moral, commissaire principal du 19ème arrondissement depuis
trois ans.
Franck regarda son écran et vit le nom de Slimane
s’afficher… Slimane, son chef, son boss… Eh oui, le commissariat
du 19ème était dirigé par un algérien pur souche. Cela ne plaisait
pas à tout le monde, mais lui, Franck en était très satisfait car cela
allait à l'encontre de tous les préjugés de ce milieu, qu'il voyait
souvent les réactions dans le commissariat lorsque les nouvelles
recrues arrivaient ou que les détenus pensaient que le BIG BOSS
serait clément, car ils étaient de même origine natale ou
religieuse…
Mais la clémence ne faisait pas partie du registre de
Slimane. Lui, il était conditionné par le respect de la loi et de la
justice. Reçu de très loin major de sa promotion, malgré tous les
obstacles rencontrés dus à ses origines… et à son actif, les plus grandes arrestations de ces deux dernières décennies de toute l'Île-
de-France, Slimane ne s'encombrait pas avec tous ces avis, idées
qu'on pouvait avoir sur lui…
Franck respectait Slimane pour toutes ces raisons et pour la
principale et de loin la plus importante, sa femme préparait le
meilleur couscous qu'il n'ait jamais mangé de toute son existence.
Le respect était mutuel entre ces deux VRAIS flics. Après vingt-
neuf ans de bons et loyaux services, le 36 quai des Orfèvres avait
proposé à Slimane de prendre le commandement du 19ème, il avait
accepté à une condition : emmener Franck avec lui… Mise sur la
touche ? Promotion ? Racisme interne ?… Il s'en foutait et y
trouvait largement son compte… Moins de pression hiérarchique,
moins de comptes à rendre, moins d'allusions racistes… Et
statistiquement, Slimane et ses hommes résolvaient plus d'affaires
que tous les autres commissariats, donc on n’emmerde pas le
premier de la classe…
C'est donc ce qui fit décrocher Franck alors que Dicky
s’esclaffait.
— Papy encore… encore…
— Slim ?
— Franck, je sais que tu es avec ta fille et son petit… MAIS…
(Slimane hésita sept secondes et Franck le perçut). Il est revenu…
Franck ne répondit pas tout de suite mais il avait
compris…
— Le Fleuriste ?
— Oui. Le Breton m'a prévenu et il doit déjà y être…
— Ok Slim, je fais quelques bisous, SMS-moi l'adresse et j'y go.
— Suis désolé Franck que cela soit pendant que ta fille est là…
mais on résout vite cela et vous venez manger le couscous à la
maison…
Franck soupira, ne répondit pas à l'invitation.
— Envoie l'adresse Slim, je te bippe quand j'y suis.
Puis il raccrocha…
Il regarda Sophie :
— T’as une clope, Fie ?
— Ça va Franck ? Je croyais que t'avais arrêté ?
(Chez les Moral, il n'y avait pas de Papa, ma fille, etc.)
— C'est vrai mais là ce n'est plus le cas…
— C'était Slim ?
Sophie avait compris.
— Oui, le passé revient…
— Franck, prends-soin de toi. Dicky t'aime beaucoup tu sais !
Elle retenait son émotion qui la submergea d'un coup mais
Franck n'était pas dupe, et il eut d'un coup l'image de l'enterrement
de sa femme, et sa Sophie figée, catatonique, incapable de pleurer
face au cercueil de sa mère qui descendait dans les entrailles de la
terre, avec en fond le sermon du prêtre que plus personne
n'entendait.
— C'est OK avec moi, suis de retour dans une heure.
Mais il savait très bien que les nuits blanches allaient arriver
et que les décollages de fusée avec Dicky allaient être remplacés
par des thermos de café, des planques, des nuits au poste, des
« gamberges » avec les tubes d'aspirine à côté… Mais là, il devait
couper à la racine le Fleuriste pour qu'il ne repousse plus.
Il enfila son blouson, prit son casque et se dirigea vers la
porte. « Papy… » fit Dicky en imitant le bruit du décollage de la
fusée.
À son tour de ressentir la sensation similaire qu'avait eue
Sophie il y a deux minutes, mais lui, la feignit tellement que
personne ne s'en aperçut. Franck Moral, vingt et un ans de police,
dont seize à la criminelle. Plus personne ne pouvait lire ses
émotions, même pas lui-même…
— Garde le paquet, Franck, j'avais aussi décidé d’arrêter… lança
Sophie, mais Franck n'était déjà plus là, et on entendit le
rugissement du 750 GSX-R, fidèle compagnon du commissaire.
2. NADIA
Nadia, je crois que j'ai fait une connerie, j'ai fait replonger
Franck dans l'enfer !
Silence…
— Nadia ?
Nadia ne répondit pas, puis au bout de quinze secondes,
ayant perçu que son mari Slimane attendait un signe, posa le petit
pull qu'elle tricotait pour son quatorzième petit-fils et regarda son
mari droit dans les yeux :
— Franck, je le connais comme si c'était mon propre fils, je n'ai
jamais vu aucun flic lui arriver à la cheville et je dirai qu'il est même
meilleur que toi et d'ailleurs tu le sais aussi bien que moi… Donc
tes états d'âme sur ce qu'est capable de faire Franck ! Slimane tu
vieillis, c'est pas bon ça !
— Oui, mais là le diable est revenu… Et ça a été le cauchemar de
dizaines de flics pendant des mois, et même des meilleurs. Je suis
certain qu'il hante encore les nuits de Franck, car il a changé après
ça…
— Bien sûr qu'il a changé ! Et heureusement, même, que cette
affaire ne l'a pas laissé indifférent, dit-elle en haussant les épaules.
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Pas de réponse de Slimane.
— Écoute bien Slim… Franck c'est du roc. Il a élevé seul sa
gamine, n'a jamais baissé les bras, et en plus tu vas tout faire pour
l’épauler… Alors maintenant, si t'as besoin d'aller parler au psy de
ton commissariat… mais tu ne rabaisses pas Franck à mes yeux.
Sur ce, Nadia reprit ses deux aiguilles, sa pelote et se remit
à l'ouvrage. Le petit Nadir aura bientôt son pull.
Nadia Bakkouj, soixante-trois ans, six accouchements sans
péridurale. Pour elle, la vie, ça peut faire mal, et pas besoin de
médicaments ou d’anesthésie… La vie, c'est des chocs, des
douleurs, et non pas un monde virtuel comme beaucoup veulent nous le montrer. Être libre, ça se gagne et cela, elle l'a compris très
jeune face aux coups de son père, aux cris de sa mère dont son
mari disposait comme il voulait… Mais dans un couple, dans la
banlieue d'Alger, on ne parle pas de viol…
3. PORTE DE PANTIN
Franck coupa le moteur de la moto. Il ne s'était pas attendu à un
tel comité d'accueil ni à autant de lumière, de flashs, de
micros… Il se demanda même s’il était au bon endroit car cela
ressemblait plus à une scène de tournage de film qu’à… Il
décrocha son casque et reconnut quelques visages de journalistes
lorsqu'il fut surpris par une voix derrière lui qu'il n'avait pas
entendue depuis six ans mais qu'il reconnut aussitôt.
— Alors Stendhal, toujours chez Suzuk’ ? s’exclama Pascal Le
Bihan, surnommé le Breton, qui avait lui-même surnommé Franck
« Stendhal » à cause de sa moto rouge et noire.
— Salut le Breizh ! Et toi, toujours chez les British ?
Pascal Le Bihan, originaire de Paimpol, Côtes d'Armor,
était adepte des motos anglaises — monture Triumph Speed
Triple.
— Et oui, on change pas une équipe qui gagne !
La poignée de main fut virile et très sincère, cela évitait des
minutes de discussion de retrouvailles.
— Tu m'expliques tout le délire ? C'est un tournage du
commissaire Moulin… ? Parce que là, sur trois mètres, j'ai reconnu
Libé, 20 Minutes et Le Parisien… manque plus que le FBI… C'est
quoi cette connerie ?
Le Breton, sans répondre, fit signe à Franck de le suivre et
ils se dirigèrent vers sa voiture.
Une fois assis, ce dernier sortit une thermos, versa une
tasse de café encore chaud qu'il tendit à Franck, puis s'en remplit
une pour lui.
— Sorry, man, mais pas de sucre ! Restriction des budgets…
— Compris ! Vu le carrosse avec lequel t'es venu ! Ils sont restés
dans les années 90 au 36 ?
Le Bihan sourit puis s'alluma une Chesterfield. Il en
proposa une à Franck, qui profita aussi du briquet du Breton, car
ayant replongé depuis à peine une heure, il n'avait pas encore cet
élément indispensable sur lequel il risquait de faire rouler la molette
encore pendant de longues journées et nuits à venir.
— Bon ! Tu sais ce qu'il a fait c't'enfoiré ? C'est lui qui a prévenu la
presse ! Limite il appelait TF1 ou une émission à la con de télé-
réalité ! J'ai jamais vu ça, c'est les journaleux qui ont appelé le 36…
Je t'explique pas comment on est à la ramasse et les titres demain,
vaut mieux que tu évites de montrer ta carte de la maison, sinon tu
vas passer pour Bozo, le clown…
Franck ne répondit rien, mais il se retenait de rire ; cela
aurait été mal venu vu les circonstances. Il n'osait pas se l'avouer,
mais depuis le coup de fil de Slimane, c’était comme si quelque
chose en lui revivait. C’était un ressenti bizarre mais qui pouvait
toucher à une sorte de plaisir, de satisfaction… Il allait peut-être
enfin sortir de ces mois de cauchemar pour se reconnecter à la
réalité, affronter encore de plus près ce que la société avait pu
engendrer en fabriquant des individus tels que ces criminels pour
lesquels il devait se lever tous les matins, risquer sa vie pour les
arrêter en étant même pas sûr qu'ils soient condamnés, car parfois,
on ne savait plus qui était le gendarme ou le voleur.
Franck se croyait d'ailleurs parfois toujours dans la cour
d'école de ce collège de Saint-Ouen, car c'est là la première fois où
il eut l'idée de passer du côté de la loi. Sa jeunesse fût parfois
tumultueuse et il aurait pu aussi rester de l'autre côté, ceux qu'on
pourchasse, qu'on traque…
Car passer sa jeunesse à Saint-Ouen pouvait être très
différent que de la passer à Neuilly… Mais élevé par sa tante Lilie
qui comprit vite comment s'adresser à cet adolescent à la dérive, il
y eut le déclic et Franck coupa les ponts avec ces jeunes dealers,
voleurs, menteurs… qui eux, même s'ils vivaient avec leurs parents,
n'avaient pas eu la même chance que lui… tante Lilie…
Franck et Pascal sortirent de la voiture pour se frayer un
chemin vers le cadavre.
— Il a été identifié ? demanda Franck à son ex-collègue.
— Oui, et là, accroche-toi, car si les journaux balancent ça en plus
dans les kiosques, on n'a plus qu'à aller chercher du boulot chez les
privés, Stendhal.
— Quoi ? Il a flingué qui ? Un des frères Kennedy ?
— Ça aurait été plus pratique. Non… C'est un des nôtres,
inspecteur Jérôme Serval, un bon, un brillant, du style Eliot Ness,
si tu vois ce que je veux dire…
— C'est quoi ce délire ? Dis-moi qu’c'est une blague, qu’y’a pas de
cadavre, et qu’c'est un gros canular pour faire de l’audience…
Le Breton fit signe à Franck de le suivre puis ils se
dirigèrent vers le cadavre où il y avait déjà un peu moins de
flashs… La police semblait avoir récupéré son territoire.
Franck serra quelques mains à des collègues de la
scientifique puis observa le corps : une balle dans chaque genou,
puis une en pleine tempe. Serval avait environ trente-cinq ans et le
physique d'un adepte quotidien des salles de muscu… de son
vivant, tout du moins…
— Brigade des stups, recordman d'arrestations de la Seine-Saint-
Denis… je te dis, un bon ! On n'en fait plus des comme ça… Une
seule faille : il était gay… ajouta le Breton.
Franck eut la réaction que l'on a devant ces scènes pour les
premières fois, celle de vomir mais que par habitude au fil des
années on remplace par un massage frénétique du front.
À la main droite du corps était agrafée une marguerite
rouge… le Fleuriste.
Pascal fit signe à Franck de le rejoindre deux mètres plus
loin et lui expliqua qu'il avait fait toute la procédure, la scientifique,
envoi au labo, etc… qu'il rédigeait son rapport et qu'il proposait de
passer demain au 19 pour un debrief avec Slim.
Cette fois c'est Franck qui proposa une Marlboro au
Breton, et il profita ainsi une fois de plus de son briquet. Là, il
devait vraiment en trouver un, car il ne pensait pas arrêter dans
l'heure qui allait suivre…
— Tiens, Starsky et Hutch ! lança Hervé Gourd, journaliste
Libération.
Franck se braqua un peu, mais le Breton, plus alerte, plus
habitué à ce genre d'individu, fut plus rapide et accompagna Hervé
de l'épaule.
— Hervé, vu que je t'aime bien j'ai un scoop pour toi ! dit-il,
continuant à le tenir par l'épaule comme lorsqu'on rencontre un
bon ami pas vu depuis longtemps. Après quelques pas, il le poussa
dans une flaque toute boueuse, puis se retira pour revenir vers
Franck, se retenant de rire, bien qu’il savait que leurs deux noms
étaient déjà imprimés dans le cerveau de Gourd ainsi que dans
l'article qui paraîtrait demain dans Libération.
— Le scoop c'est que, quand on vient sur le terrain, on met pas
des Richelieux ! s'esclaffa Pascal. Tu viens Starsky ? ajouta-il en
faisant signe à Franck…
Les deux marchèrent jusqu'au GSX-R en se retenant de rire
pour ne pas allonger l'article qui allait paraître dans quelques
heures.
— Pourquoi c'est moi Starsky ? demanda Franck.
— Parce que Hutch, c'est lui qui se faisait le plus de gonzesses,
non ?
Franck sourit de nouveau, car même s'il savait que l'enfer
était de retour, il était content aussi de retrouver le Breton. Ils se
fixèrent rendez-vous pour le lendemain au 19 à 11h.
— Passe le bonjour à ta petite, Stendhal !
— D'acc le Breizh ! Et au fait elle a aussi un fils ma Sophie !
— Putain ! Francky, le Papy !
Le moteur du Suzuki vrombit, et Franck repartît avec plein
d'idées sous le casque. La nuit s'apprêtait à être courte car il savait
que trop de pensées allaient l'empêcher de dormir…