DRAME DANS LA BROUSSE - Pascale DELACOURT-STELMASINSKI
CHAPITRE 1
- Viens avec nous, Papa.
- Non François. Je dirige l'entreprise de Papy. Je ne peux pas partir en ce moment. Profitez bien de vos vacances.
Les deux époux s'embrassèrent :
- Au revoir Philippe.
- Au revoir, Sylvie.
La mère et le fils s'engouffrèrent dans l'aéroport Charles de Gaulle. François prenait l'avion pour la première fois. Âgé de quatre ans, il découvrait l'effervescence de Roissy. Des milliers de voyageurs marchaient d'un pas rapide, traînant derrière eux des valises multicolores à roulettes. Ils scrutaient d'un air inquiet les écrans indiquant les horaires, les destinations, les numéros de vol et les portes d'embarquement. De belles voix suaves annonçaient les départs imminents en français et en anglais.
Sylvie enregistra les bagages tandis que François gardait son doudou serré contre son cœur.
- Tu as faim ? demanda-t-elle.
- Oui, je voudrais un croissant, répondit l’enfant.
- Je n’ai pas bien compris, insista Sylvie en fronçant les sourcils.
- Euh ! S’il te plaît, Maman.
- Voilà qui est mieux !
L’enfant planta ses petites dents de lait dans la viennoiserie.
- Fais attention, des miettes tombent sur ton pull. Et tes mains sont grasses. Viens dans les toilettes.
François finit son gâteau en hâte et avala la dernière bouchée.
Ils déambulèrent dans l’aérogare, en s’arrêtant devant les boutiques duty free.
Sylvie se laissa tenter par un flacon de parfum Lolita Lempicka tandis que la vendeuse faisait sentir des échantillons à François qui finit par éternuer.
Un joli miroir décoré de petits cristaux Swarovski attira leur attention à la sortie de la parfumerie. Sylvie et François s’admirèrent un instant. Elle était jolie, avec ses yeux bleu pervenche et sa bouche pulpeuse peinte en rose poudré. Ses longs cheveux blonds retenus par un serre-tête en velours vert assorti à son chemisier, encadraient un visage ovale à la peau fine et translucide.
François ressemblait beaucoup à sa maman. Ses cheveux étaient si blonds qu’ils paraissaient blancs. Ils frisotaient dans son cou. Mais il avait les yeux verts comme son père. Son nez retroussé lui donnait un air de petit elfe.
Quelques heures plus tard, ils décollèrent à bord d'un airbus A320 en direction du continent africain. L'hôtesse de l'air s'approcha de François :
- Bonjour ! Tu veux regarder un dessin animé ?
- Oui.
Sa mère intervint :
- On dit "Merci Madame".
- Merci Madame.
L'avion prit sa vitesse de croisière. Sylvie s'endormit, la tête posée sur un oreiller, tandis que François suivait l'histoire de deux chatons perdus dans les dédales d'une ville imaginaire. Soudain elle fut réveillée par un bruit bizarre. Des petits claquements ponctuaient le ronronnement régulier des moteurs. Les hôtesses s'avancèrent pour rassurer les passagers.
Le commandant de bord prit la parole :
- Nous sommes entrés dans une zone de turbulences. Regagnez vos places et attachez vos ceintures.
Le bruit disparut. Tout le monde soupira de soulagement. Sylvie feuilleta une revue qui se trouvait dans la pochette de son siège et François retrouva les deux félins perchés sur le toit d'une maison. Par le hublot, Sylvie montra à son fils la couverture de nuages blancs au-dessus de laquelle volait l'avion dans un ciel parfaitement bleu.
- On dirait la robe d’un ange, murmura l'enfant.
- C'est vrai mon chéri, répondit Sylvie en l'embrassant.
Un craquement se fit entendre d'un bout à l'autre de la cabine. Les touristes se redressèrent, les oreilles aux aguets. Les membres d’équipage affichaient un sourire crispé :
- Ce n'est rien, restez calmes.
L'appareil continua sa route. Une violente secousse fut accueillie par un cri de terreur poussé d'une seule et unique voix.
Les lèvres remuaient dans des prières ardentes, les mains s'agrippaient aux accoudoirs.
Une jeune fille s'adressa à un steward :
- S'il vous plaît, s'il vous plaît, mais que se passe-t-il ?
- Ce sont des turbulences. C'est bientôt fini.
Soudain, une personne assise près d'un hublot hurla d'une voix perçante :
- Regardez ! Un moteur est en feu !
Les gens se levèrent d'un bond et se précipitèrent près d'elle pour voir. Des flammes rouges dansaient et venaient caresser l’aile droite.
Un adolescent cria :
- Nous allons tous mourir, au secours, au secours !
Les hôtesses étaient débordées. Elles essayaient de faire asseoir les vacanciers mais leurs traits tendus montraient qu'elles aussi mouraient de peur. Le silence du commandant de bord inquiétait les hommes et les femmes qui voyaient déjà leur dernière heure arrivée.
L'avion tressautait comme s'il roulait sur un chemin de pierres. Le pilote prit enfin la parole :
- Je ne vous cacherai pas la vérité. Un moteur brûle et les flammes se propagent très vite. Nous sommes au-dessus de l'Afrique, Je vais tenter un atterrissage dans la brousse. C'est notre seule chance. Cramponnez-vous à votre siège.
Sylvie serrait son fils dans ses bras quand soudain les masques à oxygène tombèrent devant eux. La cabine se dépressurisait. Elle sentit l'avion descendre. Elle attrapa son téléphone portable. Ses yeux brouillés de larmes ne distinguaient plus les touches.
- Allo ? Allo ? Philippe.... Nous allons mourir...... Philippe...... l'avion s'écrase.
- Sylvie ! Mon Dieu ! Que se passe-t-il ? Sylvie ! Réponds ! François !
Le fuselage dansait, porté par le vent. Le sol se rapprochait à vive allure. Les touristes essayaient d’appeler leurs proches. Des sanglots envahirent la cabine. Les hôtesses n’essayaient plus de donner le change. Leurs visages soigneusement maquillés devenaient livides, des mèches rebelles s’échappaient de leurs chignons défaits.
Le pilote tenta une remontée afin de stabiliser l’appareil et essaya de faire sortir le train de roues. Il s’accrochait au manche qui ne répondait plus.
Il murmura dans le micro :
- Je suis désolé.
La carlingue se brisa dans un bruit de ferraille. L’appareil rebondit plusieurs fois avant de plonger son nez dans la terre chaude. Quelques flammèches serpentèrent entre les herbes embrasant le sol desséché par plusieurs mois sans pluie. Les cris échappés d'hublots arrachés devinrent des gémissements de plus en plus faibles. Puis le silence envahit le lieu. Plus un bruit, plus une plainte, rien que la mort qui rôdait, mêlant son odeur éternelle à celle du feu qui dévorait la végétation sur son passage comme un animal affamé. Un téléphone sonna, fil dérisoire tissé entre les vivants et les cent cinquante personnes qui venaient de trépasser sur une terre inconnue.
Le vent du soir se leva et joua quelques instants dans les cheveux des victimes. Les âmes croyantes rejoignirent Dieu qui les accueillit dans son giron tandis que les autres s'accrochèrent aux restes humains. L'horizon gourmand engloutit le gros soleil rouge d'Afrique qui se couchait derrière les nuages irisés. L'ombre et la lumière se livrèrent un combat sans merci.
Au crépuscule, des pas silencieux s'approchèrent de l'épave. Le soleil n'avait pas encore complètement éteint le ciel. Quelques chasseurs commençaient leur traque afin de rapporter au village la nourriture nécessaire à la survie des tribus cachées au fin fond de la brousse. Deux hommes vêtus de peaux de bêtes se penchèrent sur les corps quand soudain un soupir les fit sursauter. Sylvie venait d'ouvrir les yeux. Ils se regardèrent, indécis et murmurèrent quelques mots dans leur dialecte :
- Elle est en vie ?
- Oui.
- On l'emmène au village ?
- Tu crois ?
- C'est un être vivant. Les esprits ne nous le pardonneraient pas.
- Tu as raison.
L'un deux saisit maladroitement la jeune femme et la chargea sur ses épaules comme un trophée de chasse. Ils se remirent en route. Sylvie s'agita. Elle tendit la main en geignant. Les hommes se retournèrent et aperçurent deux individus vêtus de pagnes filer en baissant la tête. Ils portaient un petit garçon dans leurs bras. Elle balbutia avant de s'évanouir :
- Fran... François.... ne le laissez pas… partir !
L'un des braconniers brandit son arc et lança une flèche en direction des fuyards, mais celle-ci s'enfonça dans le sol, manquant son but :
- Les revoilà ! Ils vont détruire notre tribu. Il faut les tuer une bonne fois pour toutes.
Lorsqu'ils arrivèrent dans leur campement, la nuit était tombée. Les étoiles parsemaient le ciel de diamants tremblotants. Au loin, des animaux s'affrontaient en poussant des cris de victoire ou de désespoir. Le lendemain matin, les membres de la tribu découvrirent Sylvie inanimée, allongée sur le sol. Ses vêtements déchirés la couvraient à peine. Sa main droite se crispait sur un petit médaillon qu'elle portait autour du cou. Ils ouvrirent de grands yeux ébahis. Jamais ils n'avaient vu de femme blanche aux longs cheveux blonds.
- Son avion s'est écrasé, il y a beaucoup de morts. Il faut la soigner, allez chercher le guérisseur.
Lorsque celui-ci arriva, il eut un geste de recul en triturant ses amulettes :
- Elle va apporter la misère et le malheur dans notre tribu. Il faut la laisser mourir. Sa peau et ses cheveux sont trop blancs. Son âme est torturée. Le sang dans ses veines bouillonne comme celui de la gazelle qui agonise. Ce n'est pas bon ! Ce n'est pas bon !
Il repartit dans sa hutte, fermant avec soin la porte en peau d'antilope. Une jeune fille se détacha du groupe et s'agenouilla près de Sylvie.
- Reviens ici ! Tu as entendu ce qu'a dit le marabout ? Elle va envoyer le mal sur nous. Reviens ici !
L’adolescente ne répondit pas. Elle prit une petite peau de bête trempée dans de l'eau et commença à essuyer les traces de sang qui coulaient sur le visage et le cou de la blessée. Sylvie remua les lèvres :
- J'ai soif !
Ils se regardèrent tous :
- Que dit-elle ? Elle ne parle pas notre langue ? D'où vient-elle ? C'est étrange ! Non ! Oumy, ne t'approche pas d'elle. Elle va te jeter un sort.
Oumy se retourna vers sa mère :
- Je dois la soigner. Nous n'avons pas le droit de laisser mourir un être vivant sans raison.
Sylvie passa la langue sur ses lèvres. Oumy comprit qu'elle souhaitait boire et laissa couler un filet d'eau entre ses lèvres gercées. Puis, elle essaya de la relever, mais celle-ci poussa un cri strident. Oumy toucha ses bras, sa jambe droite, mais lorsqu'elle posa sa main sur la gauche, Sylvie hurla de nouveau. Oumy s'adressa à sa mère et à ceux qui continuaient de dévisager la jeune femme :
- Sa jambe doit être cassée. Si seulement le médecin voulait s'en occuper.
Elle tira Sylvie vers sa case, mais sa mère s'interposa :
- Tu ne vas pas la faire rentrer chez nous ?
- Si ! Je dois la soigner, répéta Oumy.
Sylvie la regarda dans les yeux :
- Mon fils ! Mon fils a été enlevé, il doit être blessé, retrouvez-le, je vous en prie.
Oumy la regarda d'un air désespéré :
- Je ne comprends pas.
Elle se rendit à l'orée du village et fouilla dans les herbes folles qui ondulaient. Elle trouva enfin ce qu'elle cherchait. Elle revint avec un grand bâton. Elle découpa des lanières de peau de bête avec un couteau et confectionna une attelle qu'elle fixa sur la jambe de Sylvie.
Le chef de la tribu sortit de sa cabane. Il était vêtu de peaux de bêtes. Ses yeux globuleux ressortaient sur son visage d'ébène comme deux opales serties sur un bijou de serpentine. Un collier de dents de fauve sautillait sur son cou fripé. Il tenait une lance à la pointe acérée. Il tendit un doigt vers Sylvie :
- Qui est cette femme ? rugit-il.
Les chasseurs lui racontèrent qu'un avion s'était écrasé près de chez eux et qu'ils avaient ramené cette personne agonisante. Il s'approcha d'elle et toucha ses cheveux du bout de son arme.
- Ce n'est pas un humain, un corps aussi blanc ne peut pas avoir d'âme. C'est un être malfaisant que le ciel nous envoie en punition de nos pêchés.
L'un des responsables de la tribu le regarda dans les yeux :
- Quels pêchés ? Nous ne faisons de mal à personne.
- Si. Nous abattons des arbres et nous tuons des animaux.
- Mais c'est juste pour se nourrir, pour survivre. Et d'ailleurs, avant chaque mise à mort, nous prions pour demander pardon aux animaux que nous saignons.
- Cela ne suffit pas. Il faut se débarrasser de cette femme. Achevez-la.
Sur ces paroles, le chef retourna chez lui, frappant rageusement le sol avec sa lance. Oumy suivit la conversation avec intérêt. Elle attendit la nuit et emmena Sylvie à la sortie du village. Elle l'attrapa par les épaules et la tira vers une cahute isolée dont elle referma soigneusement la porte. Sylvie ne parlait plus, elle savait qu'il lui était impossible de se faire comprendre.
La jeune africaine d'une quinzaine d'années passait tout son temps au chevet de Sylvie. Sa jambe immobilisée par l'attelle la faisait souffrir. Oumy lui apportait de l'eau et des petits morceaux de viande cuite qu'elle avalait difficilement. Le cerveau de la rescapée n'en finissait pas de ressasser les derniers évènements. Son fils occupait toutes ses pensées et elle cherchait désespérément un moyen de le retrouver.
Un beau matin, elle essaya de se lever. Oumy retira l'attelle et lui offrit le morceau de bois qu'elle utilisa comme une canne. Après de nombreux essais infructueux, elle réussit péniblement à se tenir sur ses deux jambes. Elle fit quelques pas et retomba sur le sol comme une poupée de chiffons.
Elle contempla Oumy en pleurant :
- Je ne pourrai plus jamais marcher.
La jeune fille tendit son beau visage vers sa protégée. Elle était très jolie avec de grands yeux marron aux longs cils recourbés. Ses cheveux crépus étaient relevés sur sa nuque. Sa bouche aux lèvres épaisses s’entrouvrait sur des dents régulières, blanches et brillantes. Elle était petite, mince, vive et légère. Elle avait décidé de s’occuper de cette femme blessée et de l’aider à guérir malgré la réprobation de tout le village.
Dans l'après-midi, le ciel se couvrit de nuages gris. La tribu leva des regards inquiets vers la voûte céleste. Les oiseaux s'étaient tus de stupeur. Les jujubiers, à l’écorce raboteuse, aux branches épineuses, aux feuilles dures et luisantes, semblaient figés sur place, comme transformés en statues. Une femme poussa un cri, un insecte venait de s'écraser à ses pieds. Un garçonnet aux allures de futur guerrier le ramassa et le montra aux membres du groupe.
- C'est une sauterelle ! C'est une sau.... !
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. Les nuages explosèrent comme une bombe lancée par un kamikaze. Ils se déchirèrent dans un bruissement infernal. Des milliers de petits points noirs dansèrent une sorte de farandole sur le soleil, piste jaune et étincelante qui disparut derrière les gros cumulus. Les insectes plongèrent, comme attirés par un aimant et s'écrasèrent sur les gens, les animaux et les arbustes dont ils ne firent qu'une bouchée. Puis l'essaim reprit son essor et disparut dans les cieux comme par enchantement.
Le village se releva, groggy. Les toits des cases étaient transpercés laissant passer des éclairs de lumière envoyés par le soleil débarrassé de ses danseurs. La plantation d'ignames n'était plus qu'un lointain souvenir. Des zébus gisaient dans leur sang, sucés jusqu'à l'os. Les acacias parasols ressemblaient à de vieux parapluies démantibulés, les euphorbes candélabres s'offraient en dentelle verte comme la malachite.
Le chef du village surgit, le visage ravagé par la colère :
- Je vous l'avais bien dit que cette blanche nous apporterait le mal. Où est-elle ? Où est cette sorcière ?
Personne ne répondit. Furieux, il se dirigea vers la hutte en criant :
- Je sais où elle se trouve. Il faut la brûler ! Il faut la brûler ! Gardes ! Préparez le bûcher !
Il arracha la porte, se pencha vers Sylvie, l'attrapa par les cheveux et la traîna jusqu'au milieu du village.
- Aïe, aïe, lâchez-moi, espèce de brute.
Ne pouvant bouger, elle resta à terre, regardant autour d'elle, horrifiée par le spectacle de désolation que les sauterelles avaient dessiné dans le camp. Le chef s'adressa à deux hommes qui empoignèrent la jeune femme. Elle fut emmenée sur une sorte de terrasse caillouteuse et ligotée contre un pilori. Des guerriers s’approchèrent les bras chargés de branches très sèches et les déposèrent soigneusement aux pieds de la prisonnière.
Oumy supplia le chef :
- Ne la tuez pas, ne la tuez pas. Elle n'est pas responsable.
Il ne la regarda même pas et lui asséna un coup de bâton sur la tête. Oumy s'évanouit tandis que sa mère courait vers elle pour la secourir.
Lorsqu’Oumy reprit connaissance, Sylvie avait disparu. Les morceaux de bois s’empilaient toujours près du lieu de torture. Elle chercha partout et la retrouva enfermée dans une hutte, allongée sur une couche d'herbes odorantes, pieds et poings liés. Sylvie lui sourit. Elle appréciait les efforts que faisait la jeune fille pour lui venir en aide. Oumy libéra ses bras et lui tendit quelques morceaux de viande.
Sylvie se montra du doigt en disant :
- Sylvie.
Oumy la regarda sans comprendre. La jeune femme refit le même geste en répétant :
- Sylvie.
Oumy se mit à rire, posa son index sur sa poitrine et répondit :
- Oumy.
- Oumy ?
- Oumy.
Sylvie se pencha vers elle et l'embrassa sur la joue. Oumy resta bouche bée, jamais personne n'avait posé ses lèvres sur son visage. Elle rattacha la jeune femme blanche et disparut dans le camp. A peine l’avait-elle quittée que la porte s'ouvrit brusquement et le chef entra.
- Je voulais te tuer, mais finalement tu me plais. Je n'ai jamais eu d’épouse blanche, alors tu vas te marier avec moi et tu habiteras dans ma case avec mes trois autres femmes.
Sylvie haussa les épaules. Elle ne saisissait pas ses paroles. Mais elle crut comprendre qu’il n'avait plus l'intention de l'éliminer. Le lendemain, deux matrones vinrent la chercher. Elles la détachèrent, l'aidèrent à se mettre debout et à marcher. Elle parvint à sortir en claudiquant. Elle dût pénétrer dans une masure où un grand baquet d'eau chaude l'attendait. Avec délices, elle se lava de la tête aux pieds. Puis elle fut revêtue d'un boubou aux couleurs chatoyantes et de quelques colliers de perles.
Sylvie demanda :
- Pourquoi vous m'habillez comme ça ?
Elles ne répondirent pas. Mais au moment de la coiffer, elles hésitèrent à toucher ses cheveux blonds aux reflets dorés.
Puis elle fut poussée au milieu du village. Tous les habitants attendaient, en rond, autour de la place. Le chef s'avança, lui aussi paré de ses plus beaux atours. Des hommes arrivèrent équipés d'instruments de musique et les femmes se mirent à danser. Oumy se faufila près d'elle et tenta de lui faire comprendre ce qui se passait. Elle montra du doigt le chef du village et retourna sa main vers Sylvie.
- Quoi ? Il veut se marier avec moi ? Mais il est malade ce type ! cria-t-elle.
Elle tenta de s’échapper mais «son fiancé» la prit par le bras et entama avec elle une danse sensuelle qui en disait long sur ses intentions. Elle se dégagea en criant et en pleurant :
- Lâchez-moi ! Lâchez-moi !
Le futur marié, voyant ses larmes, s'était arrêté de se trémousser et la regardait fixement. Elle se débarrassa de ses colliers mais garda son boubou qui remplaçait ses vêtements déchirés. Elle retourna dans sa case à l'orée du village. Il la suivit sans un bruit. Seules ses amulettes tintaient sur sa peau luisante. Elle souleva la peau de gazelle qui servait de porte et s'allongea sur sa couche à même le sol. Il s'assit près d'elle les jambes en tailleur. Il pencha la tête pour mieux la voir. Il avança la main. Sylvie frémit. Qu'allait-il faire ? La violer ? La tuer ? Elle attendit le cœur palpitant, prête à se battre avec la frénésie du désespoir. Les doigts noirs dessinaient des arabesques au-dessus de son visage. Elle supposa qu'il priait les esprits afin qu'elle acceptât de lui appartenir.
Soudain, de son index, il essuya les larmes qui coulaient toujours sur ses joues amaigries. Le blanc de ses yeux ressortait dans la pénombre. Ils roulaient dans leurs orbites. Il murmura un mot qu'elle ne comprit pas. Puis, il se leva et disparut dans les ténèbres.
Au cours de la nuit, elle décida de sortir de la maison. A pas de loup, elle quitta le camp. L’obscurité l'absorba. Elle ne savait pas où aller. Une fois hors du village, la lune lui offrit sa bonne bouille jaune et luisante. Elle suivit un sentier et vagabonda jusqu'à l'aube. La brousse l'entourait. Des arbustes épineux, des graminées folles, flétries et rares s’accrochaient à ses jambes et surtout des cris bizarres d'animaux sauvages qui ne feraient qu'une bouchée de son corps meurtri envahissaient le silence. Le ciel s’éclaircit. Elle leva la tête et scruta la vue qui s’offrait à elle. A l’infini, le panorama restait le même. Elle se rendit compte qu'elle marchait vers nulle part, quand soudain elle aperçut un marigot aux couleurs verte et marron, survolé d'insectes affamés. Elle but dans le creux de sa main et continua son chemin.
Quelques heures plus tard, la lune céda la place à un soleil féroce dont les reflets devinrent effrayants. Des arbres morts aux squelettes hagards se devinaient au loin comme des ombres chinoises. Le silence se fit de plus en plus pesant. L'air humide et malsain donnait la fièvre aux quelques plantes dépéries et agonisantes sous le ciel d'airain plein de menaces, de murmures et de nuages sans joie. Dans ce paysage sinistre et violent des oiseaux de proie tournoyaient sans cesse. Elle fut prise de maux de ventre, se soulagea derrière un arbrisseau, mais les douleurs devinrent de plus en plus vives. Sa tête se mit à tourner et elle s'effondra sur l'herbe piquante.
Lorsqu'elle se réveilla, Oumy bassinait ses tempes avec de l'eau fraîche. Sa mère entra dans la case et lui fit absorber une tisane aux feuilles odorantes. Des hommes de la tribu, sur les ordres du chef, étaient partis à sa recherche et l'avait retrouvée inanimée sur le bord d’une sente.
Sylvie se mit à pleurer. Elle ne voyait pas d'issue à sa séquestration dans cette tribu. Elle devait absolument retrouver son fils. Elle perdait le fil du temps, ne sachant plus depuis combien de temps elle était prisonnière.
Les mois passèrent et elle s'aperçut que les hommes battaient leurs femmes dès qu’elles voulaient prendre une décision. Le chef n’avait pas hésité à frapper Oumy lorsqu’elle s’était précipitée pour l’empêcher de la tuer.
Un matin, elle se réveilla avec une idée qui lui martelait la tête. Elle se parla à elle-même :
- Je vais apprendre le français aux femmes de la tribu ! C'est idiot, ma fille, d'abord tu n'y arriveras jamais et de plus, à quoi cela va-t-il servir ? Oui, c'est vrai ! Voyons, réfléchissons ! Mais si ! Je vais enseigner ma langue aux femmes et je les aiderai à prendre le pouvoir dans la tribu de façon à ne plus être battues par les hommes. Oui, c'est ça... enfin, je vais essayer. Et puis, il faut que je m'occupe, le temps de trouver une solution pour récupérer mon fils.
Elle décida de commencer les cours avec Oumy qui était devenue une amie fidèle.
Elle entraîna la jeune fille à l'orée du village, là où la terre rouge n'était pas embarrassée de végétation. A l'aide d'un bâton, elle dessina sur le sol "Oumy", puis "Sylvie". Avec de grands gestes, elle réussit à faire comprendre à l'adolescente qu'elle avait écrit leurs prénoms. Le lendemain et les jours qui suivirent, elle emmena plusieurs femmes et commença à leur apprendre l'alphabet français.
- A, B, C, D, BA, CA, DA...
Elles étaient une vingtaine à suivre ses leçons. Au début, elles prirent cela pour un amusement qui les distrayait de leur triste vie de servantes, mais peu à peu, elles apprirent des mots, essayant de les prononcer et de les écrire sur le tableau improvisé. Quelques mois plus tard, elles furent capables de comprendre et de parler un français approximatif.
- Pourquoi toi ici ? demanda l'une d'elles.
- Avion tombé, répondit Sylvie.
- Beaucoup morts ?
- Oui, cent cinquante. Mais mon fils est vivant, je veux le retrouver.
Elle ouvrit le médaillon qui ornait toujours son cou et montra les photos de son garçon et de son mari.
- Toi sûre fils vivant ?
- Oui, vu partir avec hommes. Chasseurs tribu lancèrent flèches sur eux.
Les femmes se cachèrent les yeux :
- Pas amis. Pas amis. Dangereux.